11 septembre 2001
Folie meurtrière et désordre impérial (1)
Les protagonistes des actes terroristes du 11 septembre 2001 ont utilisé des victimes - passagers et pilotes d'avions civils - pour perpétrer un meurtre de masse. Ces actions ne souffrent d'aucune justification. Ce massacre, sans aucune revendication politique, n'a d'autre effet que de tuer des milliers de civils: concierges, nettoyeuses, employé.e.s de bureau ou cadres...
Cet assassinat sans discrimination de civils n'a rien à voir avec les luttes d'émancipation des salariés et des myriades d'exploité.e.s et opprimé.e.s dans le monde.
Pour avoir la plus petite chance d'aboutir, ces luttes doivent s'inscrire dans une perspective: celle d'un combat renforçant la confiance des «masses» en leurs capacités, leurs forces et leur intelligence. Ces combats devraient anticiper " certes dans des limites imposées par les dominants " la conduite et la gestion coopérative et démocratique d'une société, après avoir brisé le carcan de l'appropriation privatisée de la créativité des individus et des divers moyens de production de la richesse sociale. En effet, une usurpation privée des ressources " sous les coups de boutoir de la concurrence déchaînée et du profit " ne peut se faire que sans considération pour la majeure partie des êtres humains de la planète et de leur «environnement de survie». Dans ce combat, le droit à la violence collective contre les oppresseurs possède une légitimité. Nous y reviendrons.
Par contre, des actes criminels, comme celui du 11 septembre, permettent, au nom de valeurs proclamées universelles, aux Bush, Blair et à leurs pairs de condamner la «violence», le «terrorisme» ainsi que l'action directe de peuples entiers face à des choix militaires, économiques et politiques damnant des millions d'habitants de la terre. Ces condamnations du terrorisme sont, hier comme aujourd'hui, contredites par leurs propres actions aboutissant au massacre de dizaines de milliers de civils. Mais ces entreprises sont justifiées par les mêmes valeurs universelles d'un Occident impérial en «croisade»!
Le HCR (Haut-Commissariat pour les réfugiés) a souligné que la seule interruption des programmes d'aide humanitaire à l'Afghanistan, ainsi que les déplacements de population " dans un pays multi-dévasté depuis des décennies " conduiraient à la mort de dizaines de milliers de civils.
Le grand historien Raul Hilberg vient de rappeler opportunément l'hypocrisie institutionnelle propre aux dominants: «Le massacre des Tutsis est scandaleux [500'000 morts] quand on constate l'absence de réaction de l'Amérique, de l'Europe et, en particulier, de la Belgique. Ce génocide s'est déroulé sous l'administration Clinton, le même président qui avait inauguré quelques années plus tôt le musée de l'Holocauste à Washington, et il a prétendu ne rien savoir.» (Libération, 15-16 septembre 2001)
Une unité nationale qui oppose entre eux les exploités
Selon la formule de Bertrand Badie, directeur du cycle supérieur des relations internationale de Sciences politiques (Paris), il s'agirait d'«actes contre la puissance». Toutefois, les vrais instruments de la «puissance» - certes symbolisés par les tours du World Trade Center et par le Pentagone - se dressent à nouveau, les fumées à peine dissipées et les cadavres encore ensevelis.
Les forces conjuguées du capital financier et de l'industrie d'armement, avec leurs institutions étatico-militaires " relayées par des haut-parleurs médiatiques obéissant aux lois d'une information fonctionnelle «à un nouveau type de guerre secrète» - vont manifester leurs forces destructrices et antidémocratiques. Même dans la province helvétique, Ruth Metzler, avec l'exaltation d'une gardienne de l'Etat d'ordre qualifié de droit, s'empressait de déclarer: «Parmi les partisans des sans-papiers figurent des militants anti-globalisation qui mènent une action contre l'Etat» (24 heures, 15-16-17.09.2001)
Dans un tel contexte, la confusion politique de larges couches de salarié.e.s risque de croître sous les effets: d'un alignement des forces dites progressistes sur la politique de «leur Etat», d'une fièvre d'unité nationale et d'une acceptation, encore accrue, des «guerres impériales», présentées comme des œuvres de défense de la «civilisation démocratique».
Une telle orientation politique renforcera, à son tour, le sentiment d'isolement de ceux et celles qui, dans la périphérie, luttent face à des pouvoirs kleptocrates, partenaires d'un impérialisme agissant comme usurier de pays endettés, à qui un futur est promis si la population laborieuse s'acquitte d'une dette qu'elle na jamais contractée. Un tel abandon, exprimé sous la forme d'une adhésion quelconque à «la nouvelle croisade» - une terminologie chrétienne fleurant le fondamentaliste de Bush -, ne pourrait que nourrir (encore plus) des initiatives de lutte inadéquates et désespérées pour combattre ceux qui dictent les règles d'un saccage meurtrier des richesses et pour tisser des liens de solidarité internationaliste active fondés sur une intelligence partagée des dimensions systémiques de l'exploitation et de l'oppression à l'échelle mondiale.
L'unité nationale au nom de la «lutte contre le terrorisme», l'adhésion à la politique guerrière ainsi que discriminatoire et raciste des Etats comme des classes dominantes ne peuvent que renvoyer à cette formule de Marx: «Un peuple qui en opprime un autre n'est pas un peuple libre.»
Le mouvement social le plus avancé, qui existe dans un nombre restreint de pays à l'échelle planétaire, sera mis sur la défensive, du moins pour une période: dénoncer la guerre, la politique sécuritaire, les atteintes aux droits démocratiques et la montée de la xénophobie prendra une place de relief. Et cela au moment où transperçaient des éléments, encore mal définis, d'une réflexion sur des «alternatives» à la mondialisation capitaliste (voir dossier dans le numéro suivant de à l'encontre).
Quant aux affirmations ahuries et scandaleuses selon lesquelles, le 11 septembre, un «bon coup aurait été porté aux Etats-Unis», au-delà d'un puérilisme éclatant, elles vont assez vite être éclairées par la consolidation d'involutions politico-idéologiques réactionnaires à l'œuvre, dans plus d'une partie du monde, depuis quelques décennies. L'invocation d'une lutte contre «l'empire américain» ne doit pas masquer des convergences de fait allant de l'extrême droite à des intégrismes religieux.
Face à ce panorama, il est nécessaire de comprendre. Mais il faut admettre qu'il est ardu de saisir les dynamiques politiques, idéologiques, sociales, militaires sur le moyen terme, d'autant plus si l'on appréhende les difficultés inhérentes à une tentative d'analyse générale à partir de pays du Centre (ou des centres: Europe, Etats-Unis, Japon).
Qui désigne le coupable?
L'instigateur des actes terroristes est nommé dès le premier jour: l'intégriste islamiste " et «milliardaire» " Oussama ben Laden. L'hypothèse est largement acceptée. Il ne s'agit pas, ici, d'en discuter la véracité. Un coupable supplémentaire pourrait être sorti du chapeau washingtonien pour faciliter la «riposte».
Ici, il s'agit de poser une question: pourquoi cette désignation est-elle présentée comme aussi évidente par les porte-parole d'Etats et leurs haut-parleurs médiatiques? Pour une raison qui ne relève pas des «renseignements» collectés avec une rapidité étonnante sur ses «complices» qui vaquaient sans problème au Etats-Unis! La réponse nous est donnée par un article publié dans Le Monde du 8 septembre. Son titre: «Le monde arabe traversé par un antiaméricanisme virulent». Les élites de Washington le savaient et l'avouent en montrant du doigt un coupable. Mouna Chaïm, dans son papier, cite des réactions de hauts responsables égyptiens, saoudiens, syriens et de la Ligue arabe qui constatent qu'«Israël utilise des armes américaines pour terroriser les Palestiniens», entre autres pour des «assassinats ciblés». Ce que Dick Cheney, vice-président des Etats-Unis, a justifié.
Une enquête, menée par le Wall Street Journal (14 septembre 2001), auprès d'hommes d'affaires du Proche-Orient donne le même résultat. Ces derniers voient dans la politique des Etats-Unis un des éléments faisant obstacle à une stabilité nécessaire pour leurs affaires. Le sentiment d'être traités avec des connotations racistes affleure. Sur le fond, ces personnes riches disent: comme partenaires juniors des Etats-Unis nous ne sommes même pas pris en considération et nous risquons d'en faire les frais, nous, demain.
Si le personnel politique de ces régimes autoritaires, dictatoriaux et corrompus et les hommes d'affaires de la région parlent ce langage, la raison en est simple. Ils soupçonnent un bouillonnement au sein d'une partie importante de la population. Celle-ci vit, au travers de la tragédie palestinienne, une humiliation et une détresse malaisées ou impossibles à exprimer (pour l'heure) directement au plan socio-politique dans leurs propres pays. Aujourd'hui, les Etats-Unis vont exiger des classes dominantes locales de nouveaux gages de «fidélité» et leur accoler l'étiquette de modérés pour autant qu'ils maintiennent l'ordre intérieur, ce qu'elles savent faire.
En effet, au sein de diverses fractions de la population, qui ne se réduisent pas à celles paupérisées, peut exister une empathie pour les «attentats suicides» de militants palestiniens. Ces actions ne peuvent en aucune mesure être assimilées aux actes terroristes du 11 septembre. Cette empathie s'exprime, certainement, à partir d'une inclination qui doit être proche de ce que le sociologue iranien Farhad Khosrokhavar tente de traduire en ces termes: l'acte kamikaze est «le refus de la situation coloniale transcrit dans une logique religieuse... la seule façon pour le kamikaze d'inverser la situation, de refuser la supériorité» [de la puissance coloniale, Israël] (Le Monde, 8 septembre 2001).
Récuser au plan politique ces actions «suicides» " parce que contre-productives comme l'a expliqué Edward Saïd, intellectuel palestinien qui a manifesté ses doutes, dès le début, face aux accords d'Oslo et à la façon dont Arafat déléguait au gouvernement américain le sort des Palestiniens " ne doit pas conduire à faire l'économie d'un effort d'entendement. Qui, lui, exige aussi le refus de mettre sur le même plan ces «solutions martyristes» " face à la froide répression quotidienne, planifiée par les autorités sionistes " et les actions meurtrières de l'armée israélienne.
Comme au cours de tous les conflits coloniaux, les «observateurs» présentent comme symétrique " et se «répondant» " la «violence exercée par les deux côtés». Le traitement par les «analystes» de la guerre d'Algérie a longtemps offert un cas d'école en la matière. Les études récentes sur la torture militaire française et la justice républicaine, durant cette guerre de libération nationale, ont mis à mal cette approche qui vise à effacer les éléments historiques, structurels de l'oppression.
Il ne faut donc pas «confondre», comme c'est de mode, le terrorisme d'Etat et les multiples formes d'autodéfense d'une population opprimée. D'ailleurs, ces formes de lutte n'ont-elles pas été légitimées, en Europe occidentale, face à l'occupant nazi et à ses suppôts ou à Budapest face à la terreur stalinienne en 1956?
Avant l'impérialisme, après aussi
Revenons encore sur l'immédiate élection " plus rapidement reconnue par la presse que celle, douteuse, de Bush " du «suspect numéro un» des attentats du 11 septembre. Oussama ben Laden, synonyme de «terrorisme international», sert de signe de ralliement efficace pour une entreprise militaire, policière, politique et idéologique dont les contours ne sont pas encore tous repérables.
Par contre, une chose est plus certaine: les contrecoups de la politique des cercles dominants et des divers gouvernements des Etats-Unis dans les pays du Proche et Moyen-Orient et de l'Asie méridionale étaient prévisibles. Les débats autour des rapports de la Commission sur «la sécurité nationale au XXIe siècle», connue sous le nom de la Commission des sénateurs W.B. Rudman et G. Hart, qui se sont prolongés au début 2001, pointaient, parfois, sur les chocs en retour possibles de la politique américaine.
Divers ouvrages qui analysaient cette politique annonçaient d'ailleurs avec assez de précision ce qui s'est produit le 11 septembre. Ainsi Nicholas Guyatt, dans Another American Century. The United States and the World Affairs, écrivait: «L'incapacité " ou le refus " américain de développer un engagement politique [et non pas des rétorsions militaires frappant les civils]... face aux populations mécontentes va finalement encourager une petite minorité à exprimer leurs griefs de manière terrifiante: en attaquant des intérêts américains et même en visant des villes au sein des Etats-Unis.» (Londres-New York, Zed Books, 2000, p. 152-156)
Dans la même veine, nombreux sont les auteurs américains, libéraux, et non pas d'extrême gauche, qui soulignent les contradictions entre les initiatives cyniques des gouvernements américains et leurs discours sur «la liberté», le «respect de la vie», les «valeurs démocratiques». Toutefois, le «terrorisme d'Etat» des pays du Centre - qui a marqué les XIXe et XXe siècles - plonge ses racines dans le système socio-économique. Il faut donc replacer cette politique américaine " comme celle des pays européens et du Japon " dans le cadre de leur projection impérialiste qui peut nécessiter l'utilisation d'Etats affidés, tels Israël ou la Turquie.
Le terme d'impérialisme a souvent disparu à l'avantage du vocable ambigu de «mondialisation». Or, sur le fond, c'est bien cette forme spécifique de domination du capitalisme central qui se perpétue depuis un siècle, au-delà des changements: une concentration de la production et du capital sous la houlette de sociétés géantes " où dominent les corporations américaines " qui se partagent les marchés d'un monde dont sont redessinées, avec brutalité, les «chasses gardées»; la prépondérance d'une oligarchie financière qui impose une dîme sur la richesse produite par les salarié.e.s de la planète et qui organise l'aspiration des capitaux sur la place de Wall Street; l'exportation de capitaux (investissements directs à l'étranger) qui dicte une nouvelle division internationale du travail; des institutions internationales (FMI, OMC, OCDE...) qui créent le cadre le plus efficace pour ce déploiement concentré du capital qui, lui, a besoin de forces militaires (OTAN) et d'une industrie d'armement, support décisif à sa mise en valeur et aux batailles concurrentielles.
La politique extérieure des cercles dirigeants des Etats-Unis ne peut être détachée de cette caractérisation de l'économie américaine et de son poids dominant " entre autres en tant que place financière " dans l'économie capitaliste internationale.
Une telle analyse ne semble pas faire de problème pour des historiens. Ainsi, le prestigieux académicien Walter LaFeber écrit à propos d'une des premières figures présidentielles impériales des Etats-Unis, Theodore Roosevelt (président en 1901 et réélu en 1904): «Des Progressistes, comme ceux avec lesquels Theodore Roosevelt s'identifiait, auraient pu chercher l'ordre et la "civilisation", selon leur définition quelque peu paroissiale, comme une priorité à l'intérieur, mais ce n'était pas leur priorité première à l'extérieur. A chaque moment, la diplomatie des Progressistes visait d'abord à créer des débouchés (comme au Panama ou lors de la guerre russo-japonaise) ou le maintien et l'expansion de débouchés (comme dans la République dominicaine, à Cuba ou au Mexique). Ils n'étaient pas conduits par la recherche de plus de stabilité démocratique, comme le sont quelques Progressistes sur le plan intérieur, mais par la recherche de marchés; ils concevaient la nécessité de posséder des bases stratégiques, et un racisme, qui filtrait naturellement de leur histoire, se mélangeait et complétait leur impérialisme outre-mer. Quand cette recherche aboutissait à des soulèvements...ils utilisaient la force militaire pour tenter de réparer les dommages ou pour assurer " si les intérêts américains étaient déjà dominants (comme à Cuba) " qu'ils restent déterminants.» (The Cambridge History of American Foreign Relations, Volume II, The American search for opportunity 1865-1913, 1993, p. 184-185)
Un siècle plus tard, deux historiens tracent ainsi le fil rouge de la politique extérieure des groupes dirigeants des Etats-Unis: «Depuis la seconde guerre mondiale, les dirigeants américains ont continué à justifier leur politique étrangère en se référant à une moralité qui se prétendait universelle. Mais si l'on garde à l'esprit l'essentielle unicité de cette politique, on se rend mieux compte que les intérêts économiques dictèrent des orientations qui dissimulent assez mal les décalages entre idéaux proclamés " la liberté et l'indépendance pour tous " et le but recherché, le contrôle économique.» (In La politique étrangère des Etats-Unis depuis 1945, Michel Allner et Larry Portis, 2000, Ed. ellipses)
Les accents patriotiques et les références religieuses " Dieu bénissant de Dow Jones! " qui ont présidé à la réouverture de la place financière de Wall Street, comme symbole «de la vie et de la force des Etats-Unis», éclairent le sens des préoccupations profondes de cette puissance impérialiste, et de ses semblables.
Politiciens et capitalistes new-yorkais, réunis autour de l'autel sacré, servis par quelques sauveteurs appelés à sonner la cloche de l'ouverture d'une session boursière «historique» à Wall Street le lundi 17 septembre, clamaient le rôle central pour l'économie mondiale d'une remise en marche de la Bourse, sans krach. La figure du pompier et du sauveteur, main dans la main avec les patrons de Wall Street, devait cimenter l'«unité nationale». En effet résonnaient simultanément le glas de centaines de milliers de licenciements et la détonation du lancement d'un programme intensifié de dépenses d'armement, dont le design doit correspondre à cette phase de la mondialisation armée.
Ce projet avait déjà été annoncé quelques jours avant le 11 septembre. Bush, pour justifier sa politique budgétaire, n'avait-il pas déclaré, de façon prophétique: «Je l'ai dit à plusieurs reprises, le seul moment où l'on peut puiser dans l'argent de la Sécurité sociale, c'est en temps de guerre, en temps de récession, en temps de situation d'urgence. Je le pense. Je le pense.» (US Newswire, 6 septembre 2001)
De fait, la récession était déjà en marche. L'enquête de l'université du Michigan, publiée le 10 septembre, montrait une chute drastique de la consommation privée, sous les coups d'un endettement insoutenable des ménages et d'une montée du chômage, avec un éclatement de la bulle immobilière qui se profile. La chute de la Bourse tassait déjà les dépenses d'une couche de retraités.
De nombreuses grandes sociétés, spécialisées dans les hautes technologies, avaient déjà entrepris une réorientation vers les dépenses d'armement, plus «pauvres en emplois» d'ailleurs. Pour Lockheed Martin, Boeing, Raytheon... un Ben Laden quelconque " presque trop vrai pour ne pas interroger l'unanimité médiatique " représente un «commercial» inespéré pour défendre leurs contrats devant un Congrès et des commissions, aujourd'hui unanimement conquises.
La réponse à l'attaque du 11 septembre donne un profil particulier à la gestion d'une crise économique et financière qui pointait à l'horizon. Chaque récession est l'occasion d'un formatage de la politique impérialiste visant à remodeler rapports de force et champs d'influence.
Quand le centre doit redéfinir la circonférence
Cette trame de fond fixée, il est un peu plus aisé de chercher des points de repère pour démêler la situation présente. Nous sommes dans un contexte où se trouvent enchevêtrés, d'une part, les diverses «séquelles» de la guerre du Golfe, la politique coloniale de l'Etat sioniste à l'encontre du peuple palestinien, la situation instable de pays dévastés économiquement et militairement (Irak) et, d'autre part, le retour de flamme des choix politico-militaires opérés par les Etats-Unis, fin des années 70 et début des années 80, afin de contrecarrer les aventures meurtrières de la bureaucratie soviétique en Afghanistan. Tout cela dans une vaste région où les plans dessinés sur le papier ne se superposent que très difficilement, même sur la courte durée, à des forces centrifuges très grandes.
L'attentat meurtrier du 11 septembre est commis au cœur des Etats-Unis, à New York et à Washington. Cependant la localisation officielle de ses commanditaires se trouve sur les marges géographiques des intérêts stratégiques des Etats-Unis. Dans une région où les chamboulements des dernières décennies ont donné lieu à des systèmes d'alliances et à des manipulations dont tous les ricochets n'étaient certainement pas prévus par la Maison-Blanche, le Pentagone et leurs experts.
Tout cela ne va pas sans compliquer la mise au point de la riposte présente des cercles gouvernementaux américains. Ce d'autant plus que l'ensemble des politiques d'ajustement structurel, de recolonisation de la périphérie (privatisations, investissements prenant des formes de quasi extratérritorialité, etc), d'affaiblissement des structures étatiques relais multiplient des crises inattendues et mal maîtrisables. Ce qui suscite la crainte des investisseurs. La puissance américaine est dominante, comme rarement dans l'histoire, mais le désordre planétaire prend des dimensions inconnues.
• Dans la région du Golfe, les enjeux étaient et sont plus clairs: le contrôle des réserves stratégiques de pétrole «appartient» aux Etats-Unis. Leur alliance, sur le long terme, avec Israël se solidifie d'abord autour du «maintien libre de cet accès au sous-sol».
Entre 1980 et 1988, les Etats-Unis " avec l'aide financière du Koweït et de la France (vente d'armes) " ont entretenu la guerre de l'Irak du dictateur Saddam Hussein face à l'Iran de Khomeyni. Eviter une déstabilisation des émirats pétroliers " suite à la «révolution khomeyniste» " et saigner deux pays clés dans la région satisfaisaient la morale pétrolière des élites dirigeantes américaines. En 1990, lorsque Saddam Hussein accroît ses prétentions sur les réserves de pétrole à la frontière avec le Koweit, exige une réduction de sa dette envers les anciens financiers koweïtiens, puis envahit le Koweït, la riposte américaine " anglaise, française " sera d'une ampleur jamais connue (et financée largement par les Etats pétroliers). Du 15 janvier au 28 février 1991, Bagdad et le reste de l'Irak seront bombardés. Dans le monde arabe, une photo fera la une: un missile sur lequel un soldat américain peint «Joyeux Ramadan». La «civilisation» triomphe.
Les infrastructures de l'Irak sont détruites. Saddam reste en place. Le 16 mars 1991, le New York Times écrit: «Le président Bush [père] a décidé de laisser Saddam Hussein écraser la révolte dans son pays sans une intervention militaire plutôt que de risquer de briser l'Irak [son unité géographique], selon les déclarations officielles et des comptes rendus privés.» Une équipe médicale de Harvard, en mai 1991, rapporte que 50'000 enfants de plus sont morts au cours des quatre premiers mois de 1991 par rapport à la même période de 1990. Depuis lors, diverses agences de l'ONU " entre autres l'OMS et l'Unicef " comptent les morts liées à l'embargo par centaines de milliers.
Un système de prélèvement financier sur les avoirs irakiens implique une mise sous tutelle des réserves pétrolières et des ressources qui y sont liées pour une période indéterminée. Ce pillage extrême laisse la clique dictatoriale en place. Les bombardements continuent, quasi quotidiennement.
A grands traits, voilà une démonstration flagrante aux yeux du «monde arabe»: pour les dominants des Etats-Unis (et leurs alliés), la vie et la mort des êtres humains ne pèsent pas du même poids «au centre» ou à la «périphérie».
• Outre la strangulation de l'essentiel de la population irakienne, l'après-guerre du Golfe débouchera sur des échecs en série " prévisibles " des négociations sur «la question palestinienne»: Madrid (1991), accords d'Oslo (1993), de Taba (Oslo II en 1995), de Wye Plantation River (1998), etc.
La seconde Intifada, dès septembre 2000, traduit la révolte et la détresse d'un peuple. Ce dernier, censé être débarrassé d'une occupation, est colonisé plus étroitement; il est jeté dans un paupérisme sans rivage; ses enfants jettent des pierres et sont tués... Les «assassinats préventifs» deviennent une politique pour Sharon.
Or, Israël et la Palestine se trouvent à l'articulation du «monde arabo-musulman» et des pays impérialistes. Cette guerre coloniale se réverbère à une échelle géographique très large. Elle absorbe et renvoie aussi bien les éclats des antagonismes internationaux que ceux des conflits internes à de nombreux pays.
• Ensuite, les troupes américaines, contrairement à tous les engagements pris par l'administration Bush avant la guerre du Golfe, resteront stationnées en Arabie saoudite, la terre où se trouvent «les lieux saints»: La Mecque et Médine. L'Arabie saoudite est le haut lieu du wahhabisme, un courant rigoureux de l'islam. Nous nous limiterons ici à mettre l'accent sur trois éléments qui ne peuvent être séparés.
Premièrement, le courant wahhabite sera mobilisé par les Etats-Unis pour riposter à Nasser et remplir un vide dès l'ouverture de la crise du nasserisme (1967), d'un nationalisme qui avait polarisé une grande partie du monde arabe. Son déclin s'accompagne des soubresauts d'une gauche stalinienne qui avait accepté toutes les compromissions, souvent malgré sa répression par les pouvoirs nationalistes.
Deuxièmement, dès fin des années 70 se développent " parallèlement à la révolution iranienne " des courants islamistes radicaux. Ils disposent d'une base, y compris en Arabie saoudite. En 1979, les forces policières françaises interviendront pour libérer La Mecque tombée aux mains de courants radicaux.
Troisièmement, la société d'Arabie saoudite fournit un humus aux courants islamistes radicaux qui pourront utiliser les infrastructures financées par le régime saoudien dans de nombreux pays; cela avec l'assentiment des Etats-Unis. Or, ces courants vont s'attaquer, en 1996, aux troupes américaines en visant les appartements occupés par les soldats dans les Khobar Towers.
• Dès le début des années 80, les Etats-Unis et l'Arabie saoudite vont appuyer les courants islamistes engagés dans la lutte contre l'occupation soviétique en Afghanistan. Ce sont des membres de ces courants qui vont se retourner contre les institutions et les forces militaires des Etats-Unis, qui, cette fois, «occupent les lieux saints».
L'opération en Afghanistan nécessitait la mobilisation de forces au Pakistan. Durant le règne du dictateur, le général Zia-ul-Haq (1977-1989), la CIA a entraîné les services secrets pakistanais: ISI (Inter-Services Intelligence). Auparavant, ces agents avaient suivi l'école anglaise! Le Pakistan était intégré à l'accord d'assistance militaire «mutuelle» nommée CENTO (Central Treaty Organization). Il côtoyait l'Iran, l'Irak et la Turquie. Après la «défection» de l'Irak, puis de l'Iran, le Pakistan " avec la Turquie " représentait une pièce importante du dispositif américain face à l'URSS. Certes, pour les dirigeants pakistanais, l'intérêt premier de cette alliance résidait dans l'appui qu'ils en retiraient contre l'Inde.
Au cours du régime de Zia, les liens entre l'ISI et les forces islamiques fondamentalistes afghanes " prioritairement celles liées au parti de Gulbudin Hikmatya " se renforcèrent. Les services de l'ISI, dirigé par le général Akhtar Abdur Rahman, étaient au centre de ce dispositif. L'appui de l'ISI s'élargira, par la suite, aux talibans. Les talibans n'ont pu prendre et conserver leur pouvoir en Afghanistan que grâce au soutien de «militaires volontaires» du Pakistan.
Ces opérations étaient entre autre financées par l'Arabie saoudite et avaient le support des Etats-Unis. Mais elles ne se limitèrent pas à une dimension militaire. Sous la dictature de Zia, puis par la suite, une multitude d'écoles coraniques " madrasahs " fleurirent. De la sorte prenaient forme les forces militantes, idéologisées, dont les talibans sont une des expressions les plus visibles. Ben Laden, intégré de fait à ces grandes manœuvres, va recueillir dans les années 90 de petites fractions très radicales de forces islamistes en perte de vitesse au plan socio-politique dans de nombreux pays.
Actuellement, Bush et ses alliés présentent «leur guerre» comme une défense de la civilisation contre ce terrorisme islamiste surgi de nulle part. Ou mieux, surgi, «naturellement», de l'islam. Pour accepter sans sourciller ce discours, il faudrait faire sienne la formule du conseiller personnel en politique internationale de Tony Blair, Robert Cooper. Celui-ci écrivait: «Nous devons nous habituer à l'idée du double standard [double morale].» Autrement dit, le cynisme consiste à «punir» les crimes de l'ennemi du moment et à saluer (ouvertement ou en silence) les crimes de l'ami du moment. Voilà le secret de toute l'histoire diplomatique des impérialismes. (Cliquez pour la suite de l'article)
Charles-André Udry