Salarié·e·s de Filtrona en lutte
 
 


Les négociations, qui font suite à 3 semaines de grève, n’ont toujours pas abouti

Le combat des Filtrona continue

Le conflit social chez Filtrona Suisse SA à Crissier est ouvert depuis le 30 novembre 2004. L’ensemble du personnel s’est alors mis en grève pour avoir des informations claires sur l’avenir de l’entreprise ainsi que pour obtenir un contrat collectif de travail et des mesures d’accompagnement en cas de licenciements (cf. «m» N° 20/2004).

Lundi 10 janvier, au moment du bouclage de ce numéro, ce conflit n’est pas terminé. La grève est certes suspendue depuis le 21 décembre. Mais les négociations n’ont toujours pas abouti. Il est possible que la grève reprenne dès le 14 janvier, si la direction ne fait pas – enfin! – une offre acceptable pour financer un plan social en cas de licenciements. Le personnel a voté un préavis dans ce sens.

La brutalité du capitalisme financier

Pour comprendre ce conflit et sa longueur – exceptionnelle en Suisse – il faut prendre en compte une première réalité: la politique brutale d’un groupe – Bunzl plc – illustrant parfaitement les pratiques du capitalisme financier international.

Le site de Crissier a été vendu à l’automne 2003 par le groupe Baumgartner à Filtrona, une division du groupe britannique Bunzl plc. Bunzl est l’une des plus grandes sociétés cotées à la Bourse de Londres; elle est à ce titre intégrée à l’indice FTSE 100 (cf. «m» N° 20). Ses choix sont dictés par un seul critère: augmenter sa rentabilité, accroître le «retour sur capital» assuré aux actionnaires. Pour la seule année 2003, Bunzl a ainsi versé 119 millions de fr. de dividendes à ses actionnaires. Mais ce même groupe mégote pour accepter la dernière proposition du personnel de 3,5 millions de fr. pour un plan social au bénéfice des 150 salarié·e·s de Filtrona Suisse SA, dont un grand nombre ont vingt ans et plus de service dans l’entreprise.

Pillage, mise sous pression et restructurations permanentes, liquidation de sites entiers: voilà par quoi se traduit, du point de vue des salarié·e·s, cette politique de course aux profits.

Prenons le cas de Filtrona Suisse SA. Il est désormais évident que le groupe britannique n’a jamais eu la moindre intention d’assurer la pérennité du site de Crissier, lorsqu’il a racheté Fibertec à Baumgartner en 2003. Son objectif était tout simplement de piller des technologies, un savoir-faire accumulé par le personnel et un carnet de commandes. Ainsi Filtrona a commencé par faire main basse sur la production de réservoirs capillaires destinés aux stylos. Il s’agissait d’une production très rentable, pour des marques haut de gamme (Faber-Castel, Staedler, Stabylo). Elle a été transférée en Allemagne. Puis, Filtrona s’est attaqué (transfert de machines vers d’autres sites du groupe, etc.) à la production de filtres spéciaux pour cigarettes, pour laquelle le site de Crissier a développé divers procédés qu’il est le seul à maîtriser entièrement. C’est ce qui a définitivement alerté le personnel et l’a motivé à réagir.

Ce pillage se combine avec une politique de restructurations permanentes. Les sites dans les différents pays, leur personnel, perdent toute réalité humaine, sociale et industrielle. Ce sont uniquement des unités de production que l’on met en compétition, que l’on ferme, que l’on ouvre, avec, comme seul souci, l’accroissement de la marge de rentabilité du groupe. Ainsi, début 2004, Filtrona a fermé du jour au lendemain l’usine de Rovereto, en Italie, rachetée en 2001. Aujourd’hui, tout indique que Filtrona prépare la fermeture du site de Crissier. Cette restructuration en Europe se combine avec un même processus en Amérique. Filtrona vient d’ouvrir une usine au Mexique; une des deux usines de Filtrona aux Etats-Unis en fera probablement les frais. Et il est question d’usines en Chine également.

Les cadres qui sont chargés par Bunzl de mener à bien ces restructurations ont une mission: faire en sorte qu’elles «coûtent» le moins possible aux actionnaires. Ils doivent donc éviter tout précédent d’un plan social correct. Voilà ce à quoi travaillent, depuis décembre, les «jobs killers» de Bunzl – Dylan Jones (qui a déjà fermé Rovereto en Italie!) et John Scollen – qui «négocient» face au personnel de Filtrona Suisse SA.

Une riposte exceptionnelle

Face à cette brutalité du capitalisme financier, la résistance du personnel de Filtrona Suisse SA a été exceptionnelle. Il a mené une grève de trois semaines, avec tous les sacrifices que cela implique. Il a été capable, jusqu’à ce jour, de maintenir son unité – qui est sa force essentielle. C’est ce qui lui a permis d’interrompre la grève pour laisser une chance aux négociations puis de la reprendre, de rester solidaire après la suspension du mouvement et la reprise du travail normal.

Les salarié·e·s de Filtrona à Crissier ont mis du temps pour décrypter les intentions effectives du nouveau propriétaire de leur site.

C’est que, pour pouvoir tranquillement piller une entreprise comme Crissier, la direction de Filtrona a dissimulé soigneusement ses intentions, laissé planer le flou sur ses projets, induit en erreur. C’était, pour elle, le meilleur moyen d’extorquer l’engagement sans réserve du personnel, avant de le rejeter au bord de la route, lorsqu’il estimerait qu’il n’y a plus rien à prendre à Crissier. Dans ce cas, la tromperie n’a pas complètement fonctionné. C’est précisément le constat qu’on les menait en bateau et qu’on les trompait, qui a nourri la colère des salarié·e·s de Crissier et leur détermination à ne plus se laisser faire, ce qui a mis un grain de sable dans la machine bien huilée de Bunzl.

L’exigence d’un syndicalisme international

Mais cette lutte courageuse du personnel de Filtrona à Crissier met aussi le doigt sur une des causes de la situation de faiblesse des salarié·e·s face à de tels géants du capitalisme financier: il n’existe pas d’internationale effective des syndicats et des salarié·e·s. Certes, des contacts ont été pris rapidement avec les syndicats italiens et britanniques. Ces jours, un tract expliquant la lutte de Crissier est distribué au personnel des usines de Filtrona en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, en Allemagne et en Italie.

C’est la direction dans laquelle il faut aller. Cependant, pour faire face à de tels groupes, il serait indispensable de pouvoir mener des actions et des grèves coordonnées à l’échelle internationale. Au XIXe siècle, le mouvement ouvrier a dû devenir capable de mener des luttes et des grèves nationales pour être capable de se défendre face au patronat. Aujourd’hui, il doit impérativement acquérir la capacité de lutter à l’échelle internationale pour être en mesure de résister au capitalisme financier mondialisé.

J.-F. Marquis

M-Magazine, numéro 1-2005