France
Protéger les salarié·e·s face au prérogatives patronales
Entretien avec Manuela Grévy *
Le débat sur le changement du Code du travail en France a eu lieu, à la Chambre, le 4 décembre 2007 au soir. Le 4 décembre, nous avons déjà publié sur ce site un article de Gérard Filoche ayant trait à ce sujet.
Un responsable du syndicat des inspecteurs du travail, spécialisé dans le domaine de la «santé au travail», a fort bien expliqué, lors du journal d’information de France Culture – 4 décembre à 22 heures – l’orientation qui guide cette contre-réforme. Il s’exprimait ainsi: «Il y a des modifications dans l’organisation du Code du travail qui ne sont pas neutres. Le Code du travail français, depuis plus d’un siècle, est bâti sur l’angle suivant: l’employeur est tenu de garantir la sécurité des salarié·e·s. En mettant sur le même plan, dans le nouveau Code du travail, l’obligation des travailleurs et l’obligation des employeurs, on trouve, au bout, l’idée que les deux parties sont coresponsables des situations de travail. Or, ce ne sont pas les salarié·e·s qui décident, qui déterminent, les conditions de travail.» Pour illustrer son propos, il prend l’exemple de l’amiante et de la responsabilité décisionnelle des entreprises qui ont utilisé ce matériau, alors même que ses terribles effets étaient connus.
Puis, l’inspecteur du travail ajoute: «La tendance avec de telles dispositions aboutit à se retrouver dans la situation suivante: on admet des procédés dangereux, on admet des situations de risque et on définit des procédures, charge aux salarié·e·s de les appliquer. Si un accident survient, ce sera parce que les salarié·e·s n’ont pas respecté les procédures. On revient des décennies en arrière.»
Cette réflexion pourrait être utile aux juristes du travail en Suisse et aux directions syndicales.
Dans l’entretien (ci-dessous) avec Manuela Grévy – chargée de recherche à l’Uiversité de Paris 1 (Panthéon Sorbonne), Institut de santé et de sécurité au travail (ISST) – il est expliqué en quoi cette contre-réforme efface le noyau dur du Code du travail: protéger les salarié·e·s qui se trouvent dans une relation asymétrique face aux employeurs. (Réd).
Pourquoi cette recodification a-t-elle été engagée ?
Manuela Grévy. La recodification du Code du travail s’inscrit dans un processus plus général de codification de l’ensemble des textes législatifs, engagé depuis 1989. La recodification du Code du travail n’est qu’un volet de cette opération générale qui trouve son fondement dans des exigences posées par le Conseil constitutionnel: elle a pour objectif de favoriser l’accessibilité et l’intelligibilité de la loi.
Cette recodification se déroule dans un contexte de débats sur la législation du travail, comme celui dont est issu le rapport Virville, qui présente le Code du travail comme un ensemble touffu, inutilisable. Cette mise en cause n’a-t-elle pas influencé la manière dont la recodification a été envisagée ?
Directement non, dans la mesure où la recodification est une opération administrative qui s’inscrit dans un processus plus général. En revanche, il n’est pas exclu que la manière dont le Code du travail a été recodifié ait été influencée par ces thèses. Dans le rapport Virville [datant de janvier 2004] deux questions ont été mélangées: celle de l’opacité, de l’illisibilité, d’une part, et celle de la complexité, d’autre part. Or, une chose est de dire que l’ancien Code du travail devait être repensé en raison de l’empilement des règles dans le temps et de malfaçons législatives. Une autre est de dire que les règles de droit devraient être simples. Confondre les deux est un discours politique qui n’est pas neutre: derrière le discours de dénonciation de la complexité, se cache la volonté de réduire le champ de la protection légale des salariés. Cependant, la complexité est inhérente à l’organisation des relations professionnelles et à tout système juridique.
La recodification doit également être opérée à droit constant. Cette exigence a-t-elle été respectée ?
L’exigence d’une recodification à droit constant, à mon sens, est une fiction. Elle suppose que la manière dont les règles sont énoncées et agencées n’aurait aucune influence sur leur sens et leur portée. Or c’est discutable. Le sens et la portée d’une règle se déduisent certes de sa teneur, mais aussi de la manière dont elle est énoncée et dont elle est agencée dans un ensemble plus large. Dès lors que l’on touche aux énoncés et aux agencements, cette modification peut être susceptible de modifier le sens et la portée donnée à la règle.
L’usager du Code ne doit-il pas pouvoir trouver facilement la règle qu’il cherche ?
Manuela Grévy. Certes. Mais il faut se méfier d’une vision purement instrumentale des règles. Evidemment, favoriser l’accessibilité et l’intelligibilité de la règle est en soi une exigence incontestable. Mais une règle est un élément d’un système juridique, et un système juridique est un ensemble complexe. Il fait l’objet de discussions, de conflits d’interprétation. Dans ces débats, l’agencement des règles et la manière dont elles sont énoncées ont une importance considérable. Un code n’est pas un guide pratique. C’est un outil qui propose un ordonnancement qui n’est pas neutre dans la manière dont les règles vont être appliquées, discutées, interprétées. C’est particulièrement vrai en droit du travail. Gérard Lyon-Caen, grand professeur de droit du travail, évoquait la «réversibilité» des règles dans cette matière: ces règles font l’objet d’un conflit d’interprétation selon qu’on se situe dans une logique de défense des intérêts des salariés ou de ceux des employeurs. En outre, le droit est d’abord un système de valeurs. La manière dont le Code a été recodifié traduit une vision instrumentale des règles qui place l’usager au centre, l’usager étant indifféremment l’employeur, le représentant du personnel, le salarié, l’inspecteur du travail… Prenons l’exemple des règles sur le temps de travail. Il y a plusieurs manières de les lire. On peut les lire comme des dispositions qui ont pour objet de transcrire certains principes fondamentaux, comme le respect de l’intégrité physique et psychique du salarié, son droit à une vie familiale normale… On peut au contraire ne les envisager que comme des outils à la disposition de l’employeur afin «d’optimiser» l’utilisation de la main-d'œuvre. Ces deux lectures coexistent, mais privilégier la seconde est un choix politique, une manière d’appréhender la fonction des règles dans l’organisation des relations de travail.
La jurisprudence construite sur l’ancien Code de 1973 est-elle menacée ?
On ne peut pas exclure que dans le cadre de la nouvelle codification, certaines interprétations qui prévalaient soient discutées sur de nouvelles bases, en prenant appui sur la manière dont les règles ont été recodifiées. Par exemple, il existe un débat en matière de licenciement économique: est-ce d’abord le droit de la rupture du contrat de travail d’un salarié pour motif économique, ou est-ce le droit qui encadre une opération de mise en cause des emplois dans leur existence, dans leur contenu ou leurs modalités d’exercice pour un motif économique ? Or la manière dont les règles sur le licenciement économique ont été recodifiées pourrait accentuer une tendance législative et jurisprudentielle récente: celle d’orienter le droit du licenciement économique vers celui de la résiliation individuelle du contrat, en n’appliquant les garanties attachées au licenciement économique collectif (information-consultation du comité d’entreprise, plan de sauvegarde de l’emploi, ordre des licenciements) que lorsqu’il y a rupture effective du contrat. Or l’objet de ces garanties collectives est notamment d’éviter des ruptures, par exemple par des mesures de reclassement.
Quelle est pour vous l’importance de l’épaisseur historique du Code ?
Cela fait partie des clefs d’interprétation. Une règle se comprend par son énoncé, sa place dans un ensemble plus large, mais aussi par les circonstances et la volonté du législateur qui l’a instituée et la jurisprudence qui l’a interprétée au fil des années. En droit du travail en particulier, les règles sont souvent le fruit de débats, parfois de conflits, nés d’abord sur un terrain politique et social: la loi de 1968 sur le droit syndical dans les entreprises, les lois Auroux de 1982 [Jean Auroux, ministre du Travail développa le thème du droit des travailleurs-citoyens dans l’entreprise, cela dans la foulée de l’accession à la présidence de François Mitterrand en 1981] transcrivent des choix politiques portant sur la manière dont les relations de travail sont pensées et organisées dans l’entreprise. Par exemple, le titre qui avait été donné par la loi du 4 août 1982 aux dispositions sur le droit disciplinaire était «Protection des salariés et droit disciplinaire». Cela traduisait la volonté du législateur de briser la toute-puissance patronale en matière disciplinaire dans l’entreprise. Dans le nouveau Code, l’intitulé est purement descriptif: «Droit disciplinaire», ce qui en soi n’a pas d’influence sur l’interprétation des règles codifiées, mais qui efface leur dimension historique. Le positionnement du législateur qui entendait construire un droit disciplinaire afin de protéger les salariés contre l’arbitraire est atténué.
Est-on face à une opération politique intentionnelle de mise en cause du droit du travail ?
Je ne pense pas qu’il y ait, dans cette opération de recodification, une volonté politique de démanteler le Code du travail. En revanche, l’absence de délibérations publiques sur le projet n’a pas permis une véritable confrontation sur la teneur des modifications qui s’imposaient et l’appréciation de leurs conséquences éventuelles. En outre, il y a certainement une incompatibilité entre les règles de logistique qui ont été pensées de manière uniforme pour toutes les branches du droit et la spécificité du droit du travail. Le Code du travail, son épaisseur historique, sa dimension symbolique, son ancrage dans les rapports sociaux, son objet même – protéger le salarié face aux prérogatives patronales – pourrait bien être appauvri, asséché par l’application quelque peu mécanique des règles de la recodification.
* Cet entretien a été réalisé par Lucy Bateman et publié dans le quotidien L’Humanité du 4 décembre 2007.
(5 décembre 2007)
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