Argentine



Rébellion aux piquetes

Marta Dillon *

En passant par-dessus les plaisanteries faciles de leurs propres camarades, les femmes des divers collectifs de travailleurs sans emploi (MTD) Anibal Veron ont commencé à se réunir dans des assemblées de femmes pour exiger une participation accrue dans les lieux de prises de décisions. En effet, disent-elles, elles savent bien payer de leur personne, mais il s'agit maintenant de faire entendre leurs voix.

La voiture cahote lorsqu'elle emprunte une déviation de l'avenue Escalada; les ornières obligent à ralentir, et l'on roule péniblement entre la boue et des dizaines de bicyclettes qui ont l'air de surgir de nulle part. Les coins de rue s'effacent sous les décombres des bâtiments des années 20 et les masures de carton et de taules. La route se rétrécit et se cabre, elle laisse derrière les derniers signes d'urbanité symbolisée par un feu de circulation et s'engouffre dans la villa (bidonville). Le conducteur ne dit rien, mais Viviana, la femme qui nous guide, devine sa réaction et le rassure:"Vous pouvez entrer, ne vous en faites pas". Comme n'importe quel habitant de la villa, elle sait détecter ce genre de réaction.

Le terme "s'engouffrer" est vraiment l'expression qui convient lorsqu'il s'agit de pénétrer à l'intérieur de cette immense agglomération qui se trouve aux confins de Buenos Aires. On y pénètre comme dans un tunnel ou dans une forêt, un lieu où le rythme n'est plus le même, où même les panneaux ne ressemblent pas à ce que l'on trouve dans les autres quartiers dont les noms figurent sur la carte. Ici les boucheries ne proposent que des morceaux coûtant moins de 3 pesos, on ne vend pas des poulets, mais juste des ailes ou des abats de volaille. Même la lumière semble fuir cet enchevêtrement de toits et de lessive suspendue qui s'étale au coucher du jour.

Ensuite il faut encore emprunter un passage avant d'atteindre le feu autour duquel s'est réuni le groupe de femmes, derrière le hangar blanchi sur le mur duquel on peut lire en lettres rouges: "Assemblée de Femmes piqueteras". Le panneau est en fait le souvenir d'une victoire commune: celle de la conquête d'un espace propre, malgré les moqueries généralisées qui traitaient cette réunion de femmes de "rencontre tupper" (tupperware: réunion au cours desquelles femmes au foyer, aux Etats-Unis, organisaient des ventes de produits, dont les tupperware).

Dans ce hangar du Mouvement de Travailleurs sans emploi (MTD)Anibal Veron de Lugano [quartier], femmes et hommes se déplacent entre des marmites de lait pour le goûter. Les premières relèvent pourtant avec un brin de malice que cette fois ce sont elles, les protagonistes qui ont le droit à la parole et qu'elles entendent user de ce droit dans l'intimité. Elles s'installent alors dans ces chaises basses propres aux jardins d'enfants, elles mettent chauffer l'eau sur le bois allumé, et même avant que le mate ne soit prêt, elles se lancent dans leurs récits.

"Les propriétaires du pays, ceux qui se remplissent les poches au détriment de la misère du peuple, ne veulent pas que les plus pauvres comme nous s'organisent. Ils préfèrent qu'on demande l'aumône dans les rues ou que nous priions San Cayetano pour qu'il nous donne un travail. Ils disent que nous sommes des brutes, que nous sommes laides, que nous sommes sales, que nous sommes violentes."

Il y a quelque chose de dissonant dans ce texte, comme dans la plupart de ceux qui accompagnent les photos de Tierra Piquetera, l'ouvrage qui a été imprimé dans la Cooperative Chilavert Arts Graphiques - une entreprise occupée par ses travailleurs - et signée par le MTD Anibal Veron, même si les photos ont été prises par Carla Thompson et Alejandra Giusti, du MTD Lugano, et les textes recompilés par les femmes du MTD Berisso. Ce qui étonne, ce que l'on perçoit comme une note trop aiguë dans une mélodie connue, c'est que ces récits sont racontés par le genre féminin, rendant visible l'expérience ce celles qui constituent le 70% des mouvements de chômeurs. Lorsqu'il est question des piqueteros en général, les femmes restent occultées, laissant se construire un imaginaire d'hommes, cagoulés ou non, mais toujours des hommes. Maintenant ce sont ces femmes qui font maintenant entendre leurs voix.

"Notre intention, à Tierra Piquetera, c'est de raconter ce qui se passait lors des coupures de route, en images, mais aussi avec nos voix", explique Carla. Nous, les femmes, avons de la peine à prendre la parole en public, un peu comme si nous avions besoin de la permission ou de l'approbation de nos compagnons, et c'est là quelque chose que nous avons l'intention de changer, même si cela prend du temps. Ce sont toujours eux qui racontent notre histoire, c'est pour cela que, cette fois, nous avons voulu la raconter de notre point de vue".

Le 26 juin, les organisations participantes s'étaient mises d'accord sur un document pour rendre hommage à la mémoire de Maximiliano Kosteki et de Dario Santillan [deux piqueteros tués, dans une provocation, part la police] pour demander que justice soit faite et que leurs assassinats soient punis. Ce document a été lu par une femme, et les femmes ont fêté comme une petite victoire le fait que, chaque fois que c'était nécessaire, elle ait dit "camarades hommes et femmes". En effet, derrière cette référence aux femmes, en apparence dérisoire, il y a une revendication importante, car elles ont besoin que leur présence soit reconnue.

"Ce n'est pas par hasard si moment où l'action a commencé, lorsqu'ils ont demandé à la presse de descendre de la tribune, nous avons opposé une résistance. En effet, sinon il y aurait eu une fois de plus une immense majorité d'hommes, puisque ce sont eux les porte-parole. Nous payons de notre personne, mais nous devons encore ajouter notre voix", explique Alejandra, âgée de 25 ans. C'est elle qui, avec Carla, était montée sur la tribune, pour prendre des photos, mais aussi pour que l'image que l'on verrait depuis en bas reflète une diversité qui reste le plus souvent occultée.

Cette action du 26 juin a entraîné quelques voix enrouées et quelques absences: après la longue veille débutée le 25, on a confondu les marmites, et à Lugano il manque la louche utilisée pour garantir l'équité des portions à l'ouverture de la cantine. Cependant, les femmes se réjouissent de cette occasion de se réunir à nouveau.

Lors de cette rencontre, par un temps tellement humide que toutes les silhouettes sont estompées, elles sont venues depuis les MTD de José C. Paz, de Almirante Brown, Esteban Echeverria, Berisso, et, bien sûr, Lugano.

Celle qui s'exprime le plus est Zulema, une femme de 40 ans, séparée, avec trois enfants à charge. C'est logique, elle est la première porte-parole reconnue dans l'organisation Anibal Veron depuis que les femmes se sont braquées et ont exigé que pour chaque coupure de route, pour chaque action, il y ait au moins deux délégués pour représenter les autres membres du mouvement: un homme et une femme.

"Je me suis rapprochée du mouvement comme nous toutes, parce que j'avais besoin d'un plan social. J'avais un magasin d'alimentation, mais la crise de 2001 a emporté tout ce que j'avais. Après j'ai fait toutes sortes de cours, depuis le potager organique jusqu'à l'élevage d'escargots, de lapins ou de poules. On pouvait faire ces cours dans un siège de la INTA à Burzaco, je savais qu'il était impossible de trouver du travail, et au bout d'un certain temps je me suis rendue compte que sans avoir des fonds il était également impossible de monter une entreprise propre. Mais le potager a été d'un bon rendement. J'habite à Glew et j'ai un terrain, cela m'a permis de me nourrir. Mais lorsque les besoins sont devenus plus pressants, j'ai pris contact avec le mouvement, même si je ne savais pas comment il fonctionnait. Je suis allée proposer mon certificat d'aptitude pour le potager, mais ce sont surtout les ateliers de formation qui ont attiré mon attention."

- Pourquoi?

"Parce que je n'avais jamais milité, et j'ai pensé que dans un atelier de formation ils allaient me mépriser. Or, j'ai découvert que la formatrice était celle qui parlait le moins, elle voulait que ce soient les autres qui prennent la parole. Et ainsi, peu à peu je suis entrée, parce que ma seule formation était dûe à mes enfants, qui ont terminé l'école secondaire, et comme ils n'ont pas trouvé de travail, ils ont commencé à aider dans une cantine. Maintenant ils sont entrés dans Polo Obrero. Mais ici c'était différent. On me disait qu'il n'y avait pas de dirigeants. Alors je leur ai demandé "Est-ce que cela veut dire que je peux participer à la séance de la coordination? (n de r: celle qui intègre les différents mouvements de la zone du sud). Oui, je le pouvais, et là je me suis rendue compte que même si nous étions un 70% de femmes dans les baraquements et dans les unités de production, j'étais la seule femme à la coordination."

Cela a été le premier point qui a attiré l'attention de Zulema. L'autre a été un processus plus lent, car elle a également dû se confronter avec ses propres préjugés:

"Nous autres, qui n'avons pas fait d'études, nous sommes méprisées un peu partout, personne ne tient compte de ce que l'on apprend à force de vivre. Mais dans les ateliers de formation, c'était justement cela qui était important. Et c'est ainsi que je me suis épanouie de plusieurs points de vue. Par exemple, avant il ne me serait pas venu à l'idée d'embrasser quelqu'un d'autre, parce que j'étais convaincue qu'on me prêterait d'autres intentions. Maintenant j'embrasse tout le monde, et je ne crains pas ce que les autres vont penser".

Ainsi, c'est un changement de sa relation à son propre corps qui a mis en évidence d'autres besoins de son quartier, en ce qui concerne la sexualité, la violence, la santé reproductive. "Même s'il n'est pas encore facile de parler de ces choses, parce que l'Eglise pèse de tout son poids sur les consciences, et qu'apparemment le fait même de mentionner certaines des choses que nous faisons, comme l'avortement, est déjà un péché."

Elsa Basterra avait autrefois un atelier de réparation d'appareils photo; lorsque l'atelier a dû fermer, elle s'est consacrée à la vente de plantes. Elle raconte qu'avec la dévaluation, cela a complètement "fondu". Cette chômeuse a 62 ans. Elle avoue être athée parce qu'elle "a été élevée dans une école de religieuses". Elle s'est approchée du MTD de José C. Paz après avoir participé à une autre organisation qui "nous poussait dans une direction très partisane. Or, ce qu'elle recherchait, c'était l'autonomie, à l'instar des autres habitantes, comme Lina Yapura ou Pierina Corvalan, qui l'accompagnent partout.

"Nous avons eu de bonnes et de mauvaises périodes, mais nous sommes environ 400 familles dans mon quartier. Je t'assure - insiste-t-elle, comme si on pouvait en douter - j'ai toujours été une lutteuse, mais ce n'est que depuis récemment que je sens qu'au sein de la misère nous pouvons nous organiser, car c'est un peu comme si les pauvres étaient toujours en train d'attendre d'être sauvés par un leader, ce qui est faux".

Elsa est une des femmes qui a participé à la dernière Rencontre Nationale de Femmes à Rosario, au mois d'août 2003, avec d'autres participantes des différents MTD. Et cela a été un peu une révélation, parce qu'il n'y avait pas eu de décision commune de participer à la Rencontre.

"Chacune est allée pour son quartier, parce qu'on a été invitées, parce que nous avons fait des collectes pour payer les déplacements. Mais une fois sur place, nous nous sommes rendus compte que nous n'avions rien discuté à l'avance. Il est possible que cela tienne à l'autonomie des différents mouvements, mais c'est aussi parce que nous ne considérions pas que c'était une priorité".

Or c'est cette question des "priorités" qui est la première qu'on nous oppose lorsqu'on veut discuter de thèmes que les femmes considèrent comme étant les leurs dans l'organisation.

"Il faut fixer des priorités" nous disaient les hommes, mais lorsque nous discutions de santé ce n'est pas pour réclamer une armoire à pharmacie dans les hangars, nous parlions de choses beaucoup plus essentielles".

Toujours est-il qu'après la Rencontre de Rosario, les femmes du MTD sont rentrées décidées à aménager leur propre espace. Et ce sont Zulema et Alejandra Giusti qui ont soulevé cette question à la Coordination.

"Lorsque nous avons annoncé que nous voulions participer à la marche du 28 septembre 2003 en tant que MTD Anibal Veron avec comme revendication la santé reproductive, comme cela avait été décidé à Rosario, il y a eu 5 minutes de silence déconcerté. Ensuite ils nous ont dit de faire comme nous voulions, comme si ce que nous demandions n'avait aucune importance"  raconte Alejandra. Et Zulema ajoutait: "Ils nous ont demandé si nous voulions agrandir la cuisine".

Ce sont ce genre de remarques, qui ne les ont pas fait rire, qui les ont convaincus qu'il était indispensable de créer un espace pour que les femmes des différents MTD puissent se rencontrer. Et elles y sont finalement parvenues dans ce lieu où il y a des rassemblements tous les 26 du mois pour commémorer le massacre d'Avellaneda du 26 juin 2002, à savoir sur le pont Pueyrredon [pont qui marque la frontière en la ville de Buenos Aires et le «grand Buenos Aires]. Là, les écarts entre les différents quartiers s'estompent, et elles ont repris les veilles sur le pont pour essayer de se faire entendre, d'autant que leur participation datait de bien avant.

Lors de ces assemblées sur l'autoroute, qui suscitent encore l'étonnement parmi les camarades hommes, elles ont voulu aller plus loin, et elles ont proposé une assemblée plénière de femmes qui travaillerait sur une série de questions: Est-ce que tu prends la parole dans les assemblées? Participes-tu aux instances de décision de ton mouvement? En quoi te sens-tu agressée en tant que femme? Sais-tu te protéger dans les relations sexuelles? As-tu pris les décisions concernant ta maternité? Penses-tu qu'il soit important qu'il existe un espace pour les femmes à l'intérieur des MTD Anibal Veron?

  Il y avait une série d'appréhensions qui étaient ressenties comme des menaces et qui suffisaient à serrer la gorge avant une prise de parole dans une assemblée ou une réunion: la peur du ridicule, la crainte de fâcher les camarades hommes, de dire quelque chose de travers, la peur qu'on s'aperçoive de combien il reste à apprendre, des jugements à l'emporte-pièce., Mais cela a changé dès qu'il a été possible de se soutenir les unes les autres et de se redonner confiance. Elles ont pu parler de leurs craintes, d'expliquer pourquoi il leur était si facile de participer physiquement aux coupures de routes, aux unités de production et aux ateliers, et si difficile de prendre la parole ou de lancer un cri au ciel pour se faire entendre. C'est ainsi que les corps pouvaient retrouvent leur définition et leurs identités particulières, y compris dans le groupe auquel elles appartenaient.

Depuis la première rencontre de femmes de "la Veron", jusqu'à la dernière rencontre du 19 novembre, les conclusions arrivaient peu à peu, tombant comme des cailloux au fond d'un étang. Sans surprise, les mêmes phrases revenaient dans les différents groupes: les femmes piqueteras ne prennent pas la parole devant les médias, elles ne sont pas représentées dans les instances des divers groupements, alors qu'elles en constituent une majorité e la base. Personne n'a nié que la rencontre a permis aux femmes de se renforcer, de tisser des liens de complicité et d'élaborer des stratégies pour briser cette peur qui sert à museler les voix.

"Avant la rencontre, nous n'étions pas toutes conscientes que les plaisanteries faciles, comme celle concernant l'agrandissement de la cuisine ou d'autres du même style, qui jaillissent l'air de rien, sont vécues comme des agressions. Ou qu'il est très déplaisant, lors d'une rencontre avec des autorités, par exemple, qu'on ne nous salue pas, nous les femmes". "C'est comme si nous n'existions pas!" ajoute Andrea.

"C'est vrai, c'est comme si le fait d'être femme t'enlevait le droit d'être saluée"  ajoute encore Elsa Basterra.

Monica, une jeune de 21 ans du MTD Almirante Brown, raconte: "Il n'a pas été aussi facile que certaines d'entre nous l'espérions, de parler d'avortement". Dans les ateliers de Rosario c'était réjouissant de constater que des femmes osaient parler de cette expérience vécue, que personne ne subit de gaîté de coeur, alors qu'auparavant elles n'auraient pas osé en parler, tant elles ressentaient de la honte ou de la culpabilité.

Zulema ajoute: "C'est évident qu'il y a des choses qui vont prendre du temps. Par exemple nous n'avons pas encore les moyens de traiter les cas - fréquents - de violences domestiques. Mais on entend les histoires personnelles, et si on n'arrive pas à bien aborder le problème il y en a beaucoup qui vont rester brisées"

Monica ose dire: "Moi je suis partie de la maison parce que mon papa abusait de moi.  Nous avons presque toutes des expériences de violence de la part de nos compagnons, de nos pères ou de nos frères. Et souvent ce sont les mêmes qui sont à ton côté lors d'une coupure de route ou d'un affrontement avec la police et qui, lorsqu'ils rentrent à la maison, battent leur femme. Nous voulons que ces thèmes soient abordés par l'organisation, que ce devienne un thème discuté par nous toutes, mais pour cela il faut que nous continuions à nous réunir, pour pouvoir parler d'abord entre nous, car c'est ainsi que nous sommes plus à l'aise, et ensuite il faudra aborder ces questions dans l'ensemble des mouvements."

Les assemblées de femmes continuent à se réunir chaque 26 du mois sur le béton de l'autoroute du Pont Pueyrredon. Le 8 mars 2004, les MTD ont marché ensemble pour la journée des femmes, et ont rapporté dans un journal les discussions qui s'étaient déroulées dans les assemblées sur le pont.

Les femmes des MTD disent que la prise de conscience peut être un processus qui prendra du temps, mais la décision est prise: cette année elles veulent arriver à la Rencontre Nationale de Femmes (à Mendoza) avec quelques axes discutés collectivement, pour pouvoir les mettre en commun.

"Dans d'autres organisations, comme la CCC, on voit qu'il y a aussi une majorité de femmes, et qu'elles, elles participent. Il est que cela prenne plus de temps à cause de notre manière de discuter en assemblée, où tout le monde a le droit à la parole et au vote. Mais cela nous permet également de partir avec plus de convictions", explique Elsa.

- Maintenant que le mouvement piquetero est tellement remis en question, revendiquez-vous toujours le fait d'être piquetera comme une identité?

  Elsa répond: "Bien sûr, car c'est ainsi que nous nous organisons et qu'on nous voit. Si nous ne faisons pas de coupures de routes nous n'existons pas."

Viviana: "Durant des années nous avons demandé qu'on nous donne du travail dans un stade qui allait être construit, nous avons écrit des lettres à toutes les autorités locales pour obtenir du lait pour la cantine, mais personne ne nous a écoutées jusqu'à ce que nous coupions une route. Maintenant que nous avons fait cette coupure dans le quartier, ils vont nous fournir de la viande et des aliments frais. Ils parlent d'une relance économique, mais dans les quartiers on ne s'en aperçoit guère. Ce qu'on voit, ce sont des ateliers de textiles clandestins qui paient 30 centavos par habit, et tu dois rester debout pendant 13 heures, avec juste 20 minutes pour manger. Moi je veux travailler, et ici, dans le hangar, je travaille."

Lina:  "La coupure de routes fait de nous des protagonistes, car c'est ainsi que nous luttons et que nous résistons, avec dignité et émotion. Mais lorsque c'est nous qui faisons la coupure, cela gêne le trafic, alors que quand ce sont d'autres, comme Blumberg [grand bourgeois dont le fils kidnappé a été tué et qui a organisé un mouvement de protestation], c'est bien."

- Pensez-vous que les thèmes propres (aux femmes) ont trouvé une autre écoute parmi les autres camarades?

Carla: "Chaque fois on nous considère davantage comme des personnes de référence, et cela nous fait du bien. Lorsque c'est notre tour de prendre la parole, nous cherchons quand même des yeux l'approbation d'une autre camarade femme, parce que si notre intervention n'est pas impeccable, les moqueries jaillissent."

Zulema: "Mais il faut aussi que nous-mêmes nous changions. Je me suis rendue compte que malgré le fait d'être la porte-parole, et c'est là quelque chose que nous avons demandé - l'autre jour, sur le pont, je cherchais désespérément un autre porte-parole, parce que j'avais peur de commettre une maladresse. Alors que je sais pourquoi nous sommes là et pourquoi nous allons continuer à nous battre."

- La demande qu'on utilise des méthodes plus dures contre les piqueteros hommes et femmes vous fait-elle peur?

Elsa: "Cela éveille l'indignation et non pas la peur."

Monica: "Oui, cela me fait peur, mais cela ne me paralyse pas."

Zulema: "J'ai maintenant une force intérieure que je n'avais pas avant. Au départ, on est seule, mais après on continue pour tous, et je suis fière de vivre ce que je suis en train de vivre et de faire ce que je suis en train de faire."

Le froid semble monter depuis le sol en terre le long des jambes des femmes. Lorsque les ampoules de faible puissance s'allument pour dissiper un peu la nuit dans les passages de la villa 20 de Lugano, les femmes commencent à faire leurs adieux, et les embrassades et les promesses de se revoir s'étendent. Et en effet, tôt ou tard, elles se réuniront à nouveau, le 26 du mois, comme toujours; dans la lutte, comme elles le disent.

* L'auteure a écrit cet article pour un supplément de Pagina 12 (quotidien argentin).

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