Les faux-semblants de la commission Stasi,
Alain Gresh*
Nous publions ci-dessous, dans le cadre du débat sur le «voile en France», un extrait de l'intervention faite par Alain Gresh, devant la commission «islam et laïcité», animée par la Ligue des droits de l'homme et Le Monde diplomatique. Cette commission s'est réunie pour débattre du rapport Stasi ( du nom du médiateur de la République française, Bernard Stasi) et de la situation créée par le projet de loi sur le foulard. Alain Gresh qui nous a fait parvenir ce texte, publié dans Politis. réd.
«La grandeur des principes ne saurait être en aucun cas démentie par la bassesse des pratiques.»
«Mise en place par le président de la République en juillet, la commission Stasi a rendu son rapport le 11 décembre 2003. Dans la foulée, le président de la République a prononcé un discours et n'a retenu de ses travaux, au-delà des grands principes qui seront vite oubliés, que la proposition d'une loi sur le foulard et la nécessité de légiférer sur l'hôpital. Plus que jamais, les préoccupations électoralistes dominent les discours de la majorité (comme du Parti socialiste) ; les politiques ont décidé de surfer sur le vieux fond de racisme anti-maghrébin ou anti-arabe.
Avec le recul, on mesure mieux à quel point les travaux de la commission, loin d'être une avancée dans la nécessaire réflexion sur la laïcité, n'ont été qu'un paravent pour préparer l'opinion à une loi. Le bilan que l'on peut en dresser est largement négatif. Bien sûr, nombre des rappels historiques sont pertinents et la référence aux «accommodements raisonnables» qui ont marqué l'histoire de la laïcité en France ne sont pas inutiles. Mais la commission n'en tire aucune leçon pour aujourd'hui.
Il faut d'abord s'interroger sur les raisons qui ont fait que nombre de membres de la commission hostiles à la loi, s'y sont finalement ralliés. Passons sur les pressions «amicales» que subirent le dernier jour les membres hésitants de la commission et on accepta un ou deux amendements sans grande conséquence pour obtenir leur accord sur la loi. D'autre part, Jean Baubérot raconte, comment «il apparaissait bien difficile de s'opposer sans avoir l'air d'un horrible mec tolérant une situation inacceptable de soumission des femmes [1] .» L'hypocrisie de cet appel à l'égalité des sexes apparaît avec éclat dans les conclusions mêmes de la commission: si ce principe fondamental de la République est violé par le port du foulard, pourquoi ne pas étendre son interdiction à l'enseignement privé sous contrat avec l'Etat ? La soudaine sollicitude des politiques à l'égard des femmes ne concerne jamais que les femmes musulmanes. La loi sur le foulard sera votée par un parlement composé à près de 90% d'hommes, dans une République où le fossé entre les salaires des hommes et des femmes demeure, et où le sexisme dans la publicité s'affiche tous les jours.
Plus décisif pour comprendre le retournement de certains membres de la commission, le témoignage du sociologue Alain Touraine, de longue date hostile à toute mesure coercitive contre le foulard et qui s'est rallié à la (presque) unanimité de la commission Stasi. Il s'en explique ainsi: «Et moi, qui ai constamment dans le passé défendu les jeunes femmes voilées, je veux faire comprendre pourquoi, en signant le rapport de la commission Stasi, j'ai gardé les mêmes idées. (...) Mais, pour prendre position dans une situation concrète, il faut ajouter que nous sommes confrontés à la montée d'un islamisme radical qui attaque ce que j'ai défini comme le noyau de la modernité et qui me semble tout à fait éloigné des projets de beaucoup de femmes voilées.» Et il ajoute: «Je fais l'hypothèse que la loi peut arrêter les mouvements islamistes qui veulent porter atteinte à l'organisation scolaire et hospitalière, mais qu'elle conduira à plus de souplesse, et non à plus de répression, face aux signes personnels d'une foi ou même d'une appartenance [2] .»
Devant la presse, Bernard Stasi déclarait qu'«il fallait qu'indiscutablement on marque un coup d'arrêt. (...) Il y a en France (...) des forces qui cherchent à déstabiliser la République». Et il concluait: «Il est temps que la République réagisse, que la République marque ses limites et s'affirme, mais tout cela dans le respect de la différence, dans le respect des religions.»
Ainsi est mis en lumière l'a priori de la commission, ou plutôt de ses responsables: la France fait face à une menace islamique, à une offensive coordonnée qui vise «nos» valeurs, «nos» institutions, voire l'Occident tout entier. En fait, prétendant entamer sa réflexion sans idées reçues, la commission a accepté comme allant de soi que la France est l'objet d'une agression (terme utilisé par Jacques Chirac à Tunis en décembre 2003), notamment à l'école, qui s'inscrit plus largement dans une «menace islamique» mondiale.
Quelques extraits du rapport en témoignent: «L'Etat laïque ne peut rester indifférent, dès lors que des troubles à l'ordre public, l'exercice de pressions, de menaces, des pratiques racistes et discriminatoires, sous le prétexte d'argument religieux ou spirituels, sapent les fondements de la République.» (1. 2. 2.) Evoquant l'expérience des autres pays européens, la commission parle de «la montée des tensions» (2. 3.) «Des services publics sont, au nom des convictions religieuses de certains de leurs usagers, quelquefois de leurs agents, niés dans leur principe et entravés dans leur fonctionnement (...) Si la République n'est pas à même de restaurer leur fonctionnement normal, c'est donc l'avenir même des services publics qui est en jeu.» (3. 2. 1) Sur les attaques contre la laïcité à l'école, à l'hôpital, dans le secteur de la justice: «Il faut avoir conscience [que de tels comportements] sont souvent le fait de groupes organisés qui testent la résistance de la République.» (3. 2. 1.)
Il se dégage de cette lecture une double «évidence»», jamais démontrée:
- la laïcité française est partout assiégée par la montée de l'islamisme ;
- cette menace vient de groupes organisés, jamais désignés, les «intégristes».
Cette vision a priori permet de donner sens à tous les témoignages recueillis par la commission: un femme musulmane demande à être examinée par un gynécologue femme, c'est une intégriste ; une jeune fille porte le foulard, elle est un «petit soldat» de Ben Laden ; le regroupement des prisonniers selon leur communauté - décidé par les administrations pénitentiaires - s'est développé depuis plusieurs décennies, c'est la preuve que l'intégrisme avance. Qu'importe le nombre d'incidents, ils «augmentent» sans que jamais aucun chiffre ne vienne corroborer ces affirmations - pourtant, durant le grand débat sur l'école lancé par Luc Ferry, 6% seulement des 15 000 réunions ont abordé le problème du foulard, qui arrive en 8èmeposition parmi les 22 points proposés [3] . Devinette: quels sont les sept autres problèmes qui ont mobilisé la communauté scolaire et que les médias et les responsables politiques n'ont pas évoqués ?
On pourrait, d'autre part, faire une lecture totalement différente des mêmes témoignages: les manifestations de communautarisme s'inscrivent dans une politique discriminatoire et, plus largement, de liquidation des acquis sociaux et des services publics, dont les musulmans ne sont absolument pas responsables. Pour prendre un exemple particulièrement sensible, on peut analyser les témoignages sur la situation des femmes musulmanes comme partie prenante de la violence faite aux femmes dans notre société, même si elle comporte des aspects particuliers ; l'Enquête nationale sur les violences à l'égard des femmes en France (Enveff) [4] va dans ce sens, mais il est peu probable que les membres de la commission aient pris le temps de la lire.
Les membres de la commission sont trop intelligents pour ne pas avoir mentionné les problèmes sociaux, parfois longuement, mais pour les reléguer ensuite. Emmanuel Terray [5] , après avoir cité la commission - «Certaines situations sociales rendent peu crédibles les droits, et de ce fait disposent mal ceux qui en sont victimes à assumer leurs devoirs. Mais on ne saurait s'en prévaloir pour déclarer les exigences de la laïcité illégitimes et renoncer à les affirmer au prétexte qu'existe l'injustice sociale.» -, note: «Le tour est joué: l'injustice sociale, dont l'éradication était présentée tout à l'heure comme une condition nécessaire de la laïcité, est à présent métamorphosée en un simple prétexte, que l'on est en droit d'écarter sans autre forme de procès. On peut donc la déclarer hors jeu - et poursuivre son chemin.» Et il cite cette phrase ubuesque du rapport: «La grandeur des principes ne saurait être en aucun cas démentie par la bassesse des pratiques.» Il conclut: «Comme la proposition réciproque n'est pas moins vraie - la grandeur des principes n'empêche en rien la bassesse des pratiques - on pourrai continuer de même de proclamer les principes et d'abandonner les pratiques à leur bassesse.»
Un ouvrage «fondateur»
D'où vient cette vision d'une laïcité menacée par les hordes de barbares islamistes, profondément sexistes et antisémites ? Elle a été construite par un livre qui a eu un grand impact, Les territoires perdus de la République [6] - cité par de nombreux responsables, dont l'entourage de Jacques Chirac - et qui a servi de cadre idéologique à la commission. Rémy Schwartz, le rapporteur général, s'y référait directement en octobre 2003 [7]: «Il était simple le temps où l'antisémitisme venait pour l'essentiel de l'extrême droite. Il est déroutant lorsque cet antisémitisme vient des banlieues, du monde urbain populaire. Le moindre acte du premier soulevait une levée de protestations. La multiplication des actes du second a rencontré trop longtemps l'indifférence, la passivité, laissant seules les victimes. Les juifs ont eu un sentiment d'abandon avant que les pouvoirs publics ne tentent de réagir face à un islamisme antisémite au quotidien. Il est devenu impossible dans certaines banlieues de vivre lorsque l'on porte un nom juif. Les auteurs des Territoires perdus de la République, enseignants confrontés au quotidien, ont dépeint un monde ahurissant. Des professeurs ne peuvent plus enseigner la Shoah en salle de classe. Les injures de "juifs", "sales juifs", "sales youpins" sont quotidiennes.»
Pourtant, cet ouvrage loin d'offrir une vision objective de la situation à l'école dénote un point de vue fortement marqué par le racisme anti-maghrébin et tente d'inscrire la France dans une « guerre de civilisation». Il regroupe une série de témoignages d'enseignants, mais il accomplit le tour de force de ne pratiquement jamais évoquer le racisme anti-arabe. Emmanuel Brenner, le coordinateur du projet, s'en explique dans son introduction: «S'il s'agit d'évaluer le sentiment de rejet, la population maghrébine vivant en France, à l'évidence fédère contre elle une majorité plus importante que toutes les autres populations d'origine étrangère. Toutefois, ce n'est pas le rejet seul qui nous importe, mais bien davantage le passage à l'acte. Si un certain nombre de nos contemporains nourrissent, en effet, dans l'ombre secrète de leurs nuits des rêves d'éradication, ils en restent généralement là. La police des rêves n'a jamais été un objectif de la démocratie [8] .» Si on comprend bien, les discriminations dans la recherche du travail, dans la recherche du logement, ou même à l'école, les bavures policières racistes, qui ont fait des dizaines de victimes, ne sont qu'un rêve, pas une réalité quotidienne vécue par des centaines de milliers de personnes !
Le thème d'une capitulation, d'un «Munich» face aux islamistes revient en boucle dans l'ouvrage et les auteurs dressent un parallèle entre la menace islamiste et la menace nazie. «Le laxisme ambiant face à la poussée antisémite, et au-delà face au travail de sape des valeurs n'est pas limité à l'école, on s'en doute. La société française tout entière est logée à la même enseigne, moralement désarmée, intellectuellement en panne de projet face à la poussée d'une foi qui, par le biais de l'islamisme, travaille une communauté nombreuse [9] .» Enfin, Emmanuel Brenner, nous avertit: «Evoquer un conflit de valeurs, c'est aujourd'hui prendre le risque de se voir cataloguer partisan des thèses de Samuel Huntington et de son "choc des civilisations". Refuser de voir et de nommer un péril ne l'a jamais fait reculer. Il l'a seulement exacerbé [10] .» Ainsi chaque incident, chaque désordre, chaque propos antisémite, chaque fille qui porte le foulard s'inscrit dans une offensive généralisée contre nos institutions.
Dans la guerre que «nous» avons engagé, «les musulmans ne comprennent que la force». C'est «notre» force qui, seule, peut les «calmer». Voici le «témoignage» que donne dans cet ouvrage Elise Jacquard, enseignante dans un établissement du nord de Paris, au lendemain de «la déclaration de guerre du 11 septembre 2001. C'est dans des termes-là que la chose a été vécue au lycée, le dévergondage précédemment observé ayant débouché sur une joie triomphale qui se lisait sur les visages des élèves et s'exprimait dans les comportements. Là, c'était sûr, cette fois ils [notons que ce «ils» fait référence à des élèves en majorité français, mais de confession musulmane] avaient la victoire, et s'ils toléraient encore les professeurs devant eux, c'était dans la perspective des aviateurs américains tombés au Viêt-Nam et promenés au milieu des foules [11] .» Et elle ajoute, quelques pages plus loin, après «la victoire» américaine en Afghanistan, que les élèves, naguère rebelles, étaient devenus des républicains convaincus: «Il faut donc admettre que, contrairement à ce qu'on lit dans les médias, cet écrasement par la force a redonné du lustre à l'Occident, et comment, en tout cas, ce sont les Etats-Unis qui ont pu dans les classes rendre la dignité aux professeurs abandonnés par l'Etat français [12] ». Merci, M. Bush de nous avoir aidé à rétablir l'ordre dans nos «territoires perdus»...
Les Territoires perdus de la République a donc fixé «la vision du monde» de beaucoup d'enseignants et de bien des politiques. Il a servi de cadre de pensée à la commission Stasi, comme le confirme l'intervention de Rémy Schwartz. Cette vision a eu des conséquences importantes sur le fonctionnement même de la commission: ses animateurs ont privilégié les témoignages sur l'analyse - puisque l'analyse existait déjà, il s'agissait simplement de «la confirmer» ; ils ont «mis en scène» ces témoignages: audience publique et médiatisée pour les enseignants ou les principaux d'établissements scolaires où il existait des problèmes (ainsi que pour les hôpitaux), audience privée pour les quelques autres, sans même parler du refus - levé le dernier jour, alors que les jeux étaient déjà faits - d'entendre des lycéennes qui portaient le foulard.
Les sociologues oubliés
Dans ce contexte, il n'était pas nécessaire d'auditionner des sociologues. Ils auraient donné une vision complexe de la réalité des communautés musulmanes en France. Ils auraient mis en lumière les motivations très diverses des jeunes filles qui portent le foulard, et surtout le fait que nombre de filles d'origine musulmane qui ne le portent pas, sont favorables au libre choix - comme beaucoup de jeunes lycéens et lycéennes. La commission a préféré prétendre que, pour celles qui ne portent pas le foulard, celui-ci «stigmatise "la jeune fille pubère ou la femme comme seule responsable du désir de l'homme", vision qui contrevient fondamentalement au principe d'égalité entre les hommes et les femmes» [13] . Cette vision est d'ailleurs celle de M. Stasi lui-même, telle qu'il l'a exprimée dans un entretien à Ouest-France, en violation de la neutralité qu'il aurait dû observer jusqu'à la fin des travaux: «Même s'il y a plusieurs explications au voile, c'est objectivement un signe d'aliénation de la femme [14] »
Dans le rapport, il est dit que «l'avis du Conseil d'Etat [ de 1989 sur les signes religieux] a le mérite d'avoir permis de faire face à une situation explosive». «Explosive» ? Les rédacteurs ont perdu le sens de la mesure, alors même que le nombre de filles qui porte le foulard est limité et que, dans la grande majorité des cas des solutions de compromis sont trouvés (l'argument selon lequel il y aurait quatre fois plus de cas que les 1500 recensés, ne repose sur aucune étude ni donnée. Pourquoi pas cinq fois plus, ou six ?)
Des propositions bien timides
En ayant entériné l'idée d'une loi sur le foulard à l'école, la commission a privé de sens le reste de son travail que tout le monde a déjà oublié. Mais on peut néanmoins examiner les autres propositions et remarquer qu'elles ont totalement manqué d'audace [15] . Au-delà du gadget des deux jours fériés (l'un juif, l'autre musulman), elle n'a fait aucune proposition concrète sur la construction des mosquées, malgré les obstacles qui persistent ; elle a simplement évoqué en passant le problèmes des femmes françaises d'origine marocaine et algérienne qui restent régies par le statut personnel de leur pays d'origine - or n'est-ce pas un ensemble de discriminations bien plus attentatoires à l'égalité hommes-femmes que le port du foulard et qui mériterait une décision forte du pouvoir politique ?
Sur l'Alsace-Moselle, «la commission estime que la réaffirmation de la laïcité ne conduit pas à remettre en cause le statut particulier de l'Alsace-Moselle, auquel est particulièrement attachée la population de ces trois départements.» Emmanuel Terray remarque que la République «sait pratiquer sa laïcité de bien des manières différentes, et qu'elle ne dédaigne pas à l'occasion de faire largement place aux particularismes (...) Que l'attachement d'une population suffise à justifier une dérogation à la loi commune est un étrange argument dans un texte tout entier consacré à la dénonciation du communautarisme.» La commission s'est donc bornée à proposer que l'islam puisse être enseigné dans les écoles de l'Alsace-Moselle, au même titre que les autres religions, mais pas qu'il soit «reconnu» comme les autres religions. Et même cette timide ouverture sera «oubliée» par Jacques Chirac.
Enfin, dans le domaine social, elle se contente de vœux pieux, répétés au fil des ans par diverses commissions et qui n'ont jamais connu le moindre début d'application.
Les quelques suggestions qui auraient pu marquer une avancée - nommer des aumôniers musulmans dans l'armée, réformer l'enseignement des langues d'origine,- ont été ignorées par le président Chirac. Celui-ci a limité ses propositions à une loi sur le foulard - l'Observatoire sur les discriminations est prévu depuis longtemps verra le jour au plus tôt en 2005 et celui sur la laïcité risque de ne pas servir à grand chose .... A l'issue d'un processus qui aura duré près de six mois, le président français a donc tranché dans le sens le plus restrictif. On comprend que le rôle de la commission Stasi apparaisse, avec le recul, comme un «jeu de dupes». Et le fait que ses responsables, dont M. Stasi, appellent à ne pas céder sur la loi, sans rien dire de l'occultation des autres timides propositions, est significatif.
Etendons le combat ?
Mais la commission a aussi entériné une autre grave dérive, celle de l'extension du périmètre des problèmes de l'école à toute la société. «Si une décision, une loi ou des mesures devaient être prises aujourd'hui, il conviendrait de ne pas les cantonner aux seules écoles mais de les étendre au monde du travail. C'est un des points les plus importants que je voulais signaler aujourd'hui.» Ainsi s'exprime Yves Bertrand, directeur central des Renseignements généraux, devant la commission Debré, le 9 juillet 2003. Une recommandation conforme à «la vision policière» de l'islam qui est celle des Renseignements généraux et des services de police, et que la commission Stasi va reprendre à son compte.
Jacques Chirac a d'ailleurs repris la proposition sur les hôpitaux: «A l'hôpital, rien ne saurait justifier qu'un patient refuse, par principe, de se faire soigner par un médecin de l'autre sexe. Il faudra qu'une loi vienne consacrer cette règle pour tous les malades qui s'adressent au service public.»
Martin Winckler [16] , médecin et écrivain rappelle au contraire que le patient a le droit de récuser son soignant. Selon l'article 6 du code de la déontologie médicale: «Le médecin doit respecter le droit que possède toute personne de choisir librement son médecin. Il doit lui faciliter l'exercice de ce droit.» Article 7: «Le médecin doit écouter, examiner, conseiller ou soigner avec la même conscience toutes les personnes quels que soient leur origine, leurs mœurs et leur situation de famille, leur appartenance ou leur non appartenance à une ethnie, une nation ou une religion déterminée, leur handicap ou leur état de santé, leur réputation ou les sentiments qu'il peut éprouver à leur égard. Il doit leur apporter son concours en toutes circonstances. Il ne doit jamais se départir d'une attitude correcte et attentive envers la personne examinée.»
Martin Winckler ajoute: « On a beaucoup entendu des femmes (françaises, blanches, non voilées) invoquer le droit de pouvoir consulter des gynécologues femmes afin de ne pas obligatoirement être examinées par des hommes. Cette revendication cesserait-t-elle d'être légitime pour les femmes voilées ?.»
«On ne voit donc pas pourquoi - à moins que la religion (musulmane essentiellement) soit un motif de perte des droits civiques... - une femme voilée, lorsqu'elle entre à l'hôpital, n'aurait pas le droit de récuser tel soignant pour en choisir un autre. Quel que soit son motif. Or, non seulement c'est son droit le plus strict, mais ce droit est clairement inscrit dans la loi. Le Petit Dictionnaire des droits des malades (Seuil, 2003) de Claude Evin, précise à ce sujet: "le droit du malade au libre choix de son praticien et de son établissement de santé est un principe fondamental de l'institution sanitaire".»
De l'hôpital aux entreprises, il n'y a qu'un pas. Il risque d'être vite franchi et d'abord par des initiatives venues de «la base». Nombre d'incidents indiquent que des femmes portant le foulard se sont vues refuser dans certains services municipaux, dans des agences bancaires, dans des cabinets médicaux, en toute illégalité. Il devient de plus en plus difficile pour une association musulmane d'obtenir une salle pour un débat.
En ouvrant la porte à ces dérives, la commission Stasi, le président de la République et les principaux partis politiques ont pris le risque d'une extension des discriminations envers les populations qualifiées de «musulmanes». Mais, nous rétorquera-t-on sans doute, «la grandeur des principes ne saurait en aucun cas être démentie par la bassesse des pratiques».
*Alain Gresh est rédacteur responsable du Monde diplomatique et auteur de nombreux ouvrages, dont Israël, Palestine. Vérités sur un conflit (Fayard 2002) et Israël-Palestine:
la paix est possible ,sous la direction de Isabelle Avran, Jean-Paul Chagnollaud, Alain Gresh, Giovanna Tanzarella ((L'Harmattan, 2004), ainsi que L'Islam en questions, dialogue entre Alain Gresh et Tariq Ramadam (Acte Sud, 2002).
[1] ) «La laïcité, le chêne et le roseau», Libération, 15 décembre 2003.
[2] ) «Libération», 7 janvier 2004.
[3] ) Le Parisien, jeudi 22 janvier 2004.
[4] ) Les Violences envers les femmes en France. Une enquête nationale, La Documentation française, 2003.
[5] ) Emmanuel Terray, «La question du voile: une hystérie politique», Islam&laïcite.org
[6] ) Sous la direction d'Emmanuel Brenner, Les territoires perdus de la République. Antisémitisme, racisme et sexisme en milieu scolaire, Mille et une nuits, 2002.
[7] ) http://perso.wanadoo.fr/cjl-paris/cjl/kippour5764.htm
[8] ) Emmanuel Brenner, op. cit ., p. 16.
[9] ) Brenner, op. cit., p. 59.
[10] ) Ibidem, p. 23.
[11] ) Que la professeur s'identifie aux aviateurs américains qui bombardaient le Viêt-Nam à coup d' «agent orange» est assez significatif...
[12] ) p. 198 pour la première citation, p. 200 pour la seconde.
[13] ) Lire, parmi bien d'autres, Hervé Flanquart, Croyances et valeurs chez les jeunes maghrébins, Complexe, Bruxelles, 2003, pp. 67-68. Il montre que, si pour la grande majorité des jeunes maghrébine, le port du foulard n'est pas impérative, elles sont les trois quart à penser qu'il représente un droit dont on ne peut priver les jeunes filles à l'école.
[14] ) Ouest-France, 31 octobre 2003.
[15] ) Un des rares journalistes à l'avoir noté est Xavier Ternisien, «Le manque d'audace du rapport Stasi envers l'islam», «Le Monde», 17 décembre 2003.
[16] ) «Exclusif ! Pour Jacques Chirac un patient n'a pas le droit de choisir son médecin», http://martinwinckler.com/