Hommage

«L’autre invraisemblable»:
entretien avec Jean-Pierre Vernant

Philippe Mangeot et Isabelle Saint-Saëns

Le mardi 9 janvier 2007, Jean-Pierre Vernant est décédé. Ceux et celles qui, tout en n’étant pas hellénistes, ont découvert ses articles, début des années 1960, dans la revue La Pensée ou ont lu, en 1965, son ouvrage Mythe et pensée chez les Grecs. Études de psychologie historique, paru aux Editions Maspero, ont de suite compris que «du nouveau» surgissait et pouvait alimenter une réflexion dite «critique». Ce qui servait souvent de référence générale en Suisse française, l’œuvre d’André Bonnard (1888-1959), professeur à l’Université de Lausanne, parut vite quelque peu pâle.

Jean-Pierre Vernant, né en 1914, fit des études à la Sorbonne, puis une agrégation de philosophie en 1937. Il rompit avec le PCF (Parti communiste français) lors de la signature du Pacte germano-soviétique (accord signé le 23 août 1939 entre Joachim von Ribbentrop pour le Troisème Reich et Viatcheslav Molotov pour l’URSS de Staline).

Jean-Pierre Vernant s’engagera de suite dans la résistance, dans la foulée de son service militaire. Il sera, sous le nom de Colonel Berthier, chef des FFI (Forces française de l’Intérieur) dans le Sud-Ouest de la France. Dès 1948, il est chargé de recherche au CNRS. En 1957, il devient directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. En 1964, il va fonder le Centre de recherches comparées sur les sociétés anciennes. Dès le début de la guerre d’Algérie, les tensions vont s’accroître avec la direction du PCF. Pour Vernant la lutte de libération des «peuples du tiers-monde» devenait une priorité politique, mais la recherche – libre – restait sa priorité peersonnelle. Dès 1975 jusqu’en 1984, il sera professeur au Collège de France, titulaire de la chaire d’Etudes comparées des religions antiques. Il restera professeur honoraire au Collège de France et donnera un grand nombre de conférence, à des publics très divers, avec un don de conteur. Il rendit accessible «le monde grec», son «monde grec», à un nombre considérable de personnes.

La presse, les médias, lors de son décès, ont multiplié les articles. A notre façon nous rendons hommage à Jean-Pierre Vernant, en publiant ci-dessous deux entretiens conduits avec Jean-Pierre Vernant. Le premier a été publié dans la revue Vacarme en 1999. Le second le fut dans l’hebdomadaire Politis en 2004.

Dans l’introduction à l’entretien, la revue Vacarme souligne que Jean-Pierre Vernant est «indissolublement le penseur qui n’a cessé d’interroger les figures multiples de la rationalité grecque, telles qu’elles se tissent «entre mythe et politique», et l’homme pleinement, physiquement, impliqué dans notre siècle: l’antifascisme des années 1930 au Quartier Latin, la Résistance, le long engagement enfin, complexe et questionné, au PCF. Un parcours singulier, mais en aucun cas solitaire, parce que déployé dans le creuset des liens d’amitié: l’amitié comme accès tant au mouvement de penser qu’à l’existence dans la cité.» (réd)

Question: Quand on suit votre parcours intellectuel et vos engagements, la question de l’amitié, qui est la question du commun, semble vous importer beaucoup. Comment fait-on pour écrire en commun, comme vous le faites si souvent ?

J.-P.Vernant Écrire en commun, au sens propre, c’est-à-dire un livre écrit à deux mains, mais pour une pièce unique, ça n’a été qu’un seul bouquin, celui que j’ai fait avec Détienne, et qui s’appelle Les ruses de l’intelligence. Tous les autres livres que j’ai faits, avec Vidal-Naquet, Lissarague, Françoise Frontisi, avec d’autres, sont des livres où chacun écrit son texte: il n’y a pas un texte qui est écrit à deux ; tandis que dans Les ruses de l’intelligence, c’est un livre qui est signé de nous deux, et où certains articles ont été plus spécialement écrits par l’un, et certains autres par le deuxième, mais où, en même temps, chacun a revu les textes de l’autre, rectifié, modifié, rajouté ; donc c’est vraiment écrit en commun.

Alors, comment ça se fait ? C’est très difficile, je crois. Qu’est-ce que cela implique ? Cela implique, à mes yeux, qu’il y ait entre les gens qui vont écrire ce livre tous les deux, qui vont rassembler leurs textes, des affinités intellectuelles et des bouts de vie en commun. Mais il n’y a pas que ça, il y a des travaux écrits en commun qui sont d’un autre type, où des chercheurs, venus d’horizons différents, abordent, chacun depuis son champ propre, un problème commun. Alors là on touche à un autre problème, qui est celui du comparatisme. Comment ça se passe ? Quel est l’intérêt de cela ? De quoi s’aperçoit-on ? Qu’est-ce qu’on compare ? Pour comparer, il faut que ce ne soit pas identique, on ne peut pas comparer ce qui est identique, ça n’a ni queue ni tête, mais on ne peut pas comparer non plus ce qui est complètement différent. Que les gens se battent, qu’il y ait de l’autorité, qu’il y ait des hiérarchies, qu’il y ait, dans chaque société, un appel à ce qui la dépasse, qu’il y ait la nécessité de trouver dans la terre soit un enracinement, soit au contraire une occasion de nomadisme, ce sont des choses communes. Or, quand on est un spécialiste, les cadres fondamentaux de la culture qu’on étudie vous deviennent si familiers, que vous avez tendance à penser que ça va de soi, qu’il ne peut pas y en avoir d’autres ; lorsque vous voyez que, par exemple, en Inde, ou dans le monde assyro-babylonien, les choses se présentent sous un jour très différent, le regard que vous portez sur votre propre domaine de recherches est lui-même profondément modifié. Le comparatisme ne consiste donc pas seulement à regarder ce qui est commun et ce qui est différent, dans des sociétés multiples, soit dans l’espace, soit dans le temps, mais ça consiste aussi, à travers ce travail, à modifier complètement l’approche que vous avez de la culture qui est votre objet d’études.

Au fond, on peut dire de ce travail commun, de cette nécessité d’un comparatisme, qu’il révèle quelque chose d’assez semblable, à ce que, après beaucoup d’autres, j’ai essayé de dire sur l’amitié, sur le fait qu’on fasse partie de groupes, c’est-à-dire qu’on se fabrique soi-même avec ce que sont les autres, et qu’on découvre les autres à partir de ce qu’on est soi, toujours par ce jeu de l’identité et de la différence. Quand je fais partie d’un groupe, plus ceux que j’y côtoie sont différents de ceux auxquels je suis habitué, plus, si j’essaie de comprendre, je me modifie moi-même. L’importance extraordinaire, pour ceux qui l’ont vécue, de la Résistance, qui est une époque où toutes les formes usuelles de la vie, personnelle, en groupe, familiale, ont explosé, c’est le fait que les gens avec lesquels on était en contact, qui risquaient les mêmes choses que vous, qui avaient pendant cette période la même vision de l’avenir proche, de ce qu’il fallait faire, étaient comme des frères. Les copains, c’est comme une famille, mais en même temps qu’il y avait cela, qui renforçait les liens identitaires, il y avait le fait qu’étaient inclus dans ce cercle des copains, des amis, des frères, des gens complètement différents de vous ; je dis ça spécialement pour un certain nombre de jeunes garçons avec lesquels j’ai été amené à travailler, qui étaient des catholiques, très fervents, très pratiquants, et, bien entendu, d’être avec eux de cette façon, c’était en même temps m’obliger moi à sortir de ce qui avait été ma formation de jeunesse, anti-cléricale, lisant La Calotte [«Journal anticlérical illustré», mensuel entre 1930 et 1939) faisant partie de l’association des athées révolutionnaires, et considérant les calotins comme des abrutis ou des ennemis. Alors étant si proche d’eux dans l’action, j’étais obligé d’essayer de saisir la dimension par laquelle ils étaient des catholiques, des croyants, et en quoi cette différence d’avec moi, cet écart pouvait être aussi un pont qui me permettait aussi peut-être de comprendre certaines choses en moi que j’avais totalement écartées. Là encore, identité et différence, vers autrui et vers soi, la singularité et la communauté apparaissent comme un tissu où on est pris en même temps ; c’est ça l’affaire.

Vous montrez dans votre travail que l’on ne pose des questions au passé que depuis son présent, et en vous lisant, on voit que vous démontez une certaine vision idéologique de la Grèce. On en connaît aujourd’hui qui récupèrent la Grèce: Le Pen qui dit que c’est la Grèce qui invente la préférence nationale...

J.-P.V. Ça me fait marrer, c’est grotesque. Quand il dit cela, Le Pen se rattache à la tradition de la nouvelle droite, du Club de l’Horloge qui, comme les nazis, ou certains idéologues, érigeaient une Grèce indo-européenne ; quelquefois ils le font encore, un ancien ministre raconte des trucs comme ça... C’est grotesque. Pourquoi ? Parce que, bien entendu, comme tout groupe, les Grecs ont une solidarité à l’intérieur du groupe, il y a ceux qui sont dans le groupe, ceux qui sont en dehors ; ceux qui sont en dehors, ce ne sont pas seulement les non-athéniens, ce sont les femmes, les enfants. Le système qui ordonne cela, ce n’est pas celui de la nation: il n’y a pas de sentiment national, de nation grecque - l’exclusion vaut aussi bien à l’égard des gens d’Argos ou de Sparte.

Si on veut traiter ce problème, on peut se référer au livre qu’Hartog a publié dernièrement, Les voyages d’Ulysse, où il étudie précisément la façon dont les Grecs ont rendu compte de ce qui était non-grec. On voit comment tout cela change à tout moment, comment l’Égypte peut représenter ce qui est barbare, et en même temps avoir tout inventé, avoir donné la religion à la Grèce, être beaucoup plus ancienne. L’image que le Ve siècle se fait du Grec n’est pas celle d’Homère, et à l’époque hellénistique c’est encore autre chose. Préférence nationale ? Il y a toute la question du statut, tout à fait précis, qui est fait pour les étrangers: le statut de métèque, ce terme que Maurras a popularisé. C’est un statut où les gens ont des droits à l’intérieur de la cité ; de la même façon, il y a des règles d’hospitalité, d’échange, qui sont tout à fait strictes. On prétend nous montrer que les Grecs sont des modèles de «préférence nationale» et de «pureté nationale» ? Alors çà, c’est à mourir de rire, parce que lorsque les Grecs arrivent, au début du deuxième millénaire, ils arrivent dans un pays qui est beaucoup plus civilisé qu’eux, ils sont en contact avec les Crétois, ils vont créer la civilisation mycénienne qui emprunte beaucoup aux Crétois, et ensuite ils ne cesseront d’avoir des échanges avec l’Orient, et d’emprunter à l’Orient, donc c’est une culture mélangée. Cette culture grecque, même l’écriture, ce sont les Phéniciens qui la refilent ; à chaque moment on voit que les progrès et la forme que la culture grecque a pu prendre sont liés au fait qu’ils ont eu des contacts avec d’autres qui sont précisément ces peuples asiatiques. Ensuite, un des grands faits grecs, c’est la colonisation: ils vont aller essaimer depuis le bout de la mer Noire jusqu’à l’Espagne, l’Italie du Sud, Marseille, la Calabre, l’Asie mineure, et même au-delà. Mais quand ces Grecs partent fonder une cité, ils ne cherchent pas à conquérir un territoire, ils installent une cité au bord de la mer, ou éventuellement à l’intérieur des terres. C’est un point de contact, ils ne cherchent pas alors à créer des empires, ils créent des colonies grecques (ça va changer avec la conquête d’Alexandre). Quand ils sont là, ils n’emmènent pas de femmes, ça veut dire que toute cette culture est une culture de métis, puisque les femmes, ils les trouvent sur le terrain et se marient avec elles. Tout l’essor, toute la vigueur de cette colonisation, impliquent des contacts et des mélanges ; ensuite, à l’époque alexandrine, ça va continuer encore, puisque là, ils vont être en contact avec les Syriens, avec les Égyptiens, avec les Babyloniens, avec les Juifs, et donc toute cette civilisation hellénistique est un melting pot.

Dire: «les Grecs ont inventé la préférence nationale», c’est complètement à côté de la plaque, c’est purement idéologique, il n’y a pas l’ombre d’une réflexion d’historien. En fait, chez les Grecs, ça va même beaucoup plus loin. Quand on lit les textes grecs, par exemple, Les Bacchantes, on ne peut pas s’empêcher de réfléchir pour aujourd’hui. Dans Les Bacchantes, il y a un personnage qui s’appelle Penthée, qui est directement issu du sol, et il est le roi. Il va dans la tragédie incarner le pouvoir, la grécité, le mâle, la rationalité, l’État, l’ordre ; en face de lui, dans la tragédie, il a Dionysos, déguisé en prêtre ambulant, plus ou moins oriental, syriaque, efféminé, les cheveux longs, ce qu’on pouvait trouver il y a quelques années dans nos rues, après 1968... Il représente aux yeux de Penthée le contraire du Grec, le contraire du citoyen, le contraire de la «préférence nationale» ; Penthée, ça serait la «préférence nationale»... Il dit: «Qu’est-ce que c’est que ce type-là ?», d’autant plus qu’il est accompagné par une troupe de femmes, qui jouent de la musique, qui dansent dans les rues, qui font du tambourin, qui font du vacarme dans cette ville, et qui sont des bonnes femmes... pas des maghrébines, mais quasi ! Et Dionysos est là. Et alors toute l’histoire est celle de l’affrontement entre le dieu et ce type, Penthée, qui dit, en parlant de Dionysos: «Ce mec voluptueux, sûrement il vient baiser nos femmes, c’est un séducteur, va savoir ce qu’ils font, dans les rites etc..». Penthée ne veut pas que ça bouge: il y a les lois, il faut respecter l’ordre, il faut que les hommes soient à leur place, les femmes à la maison, qu’elles ne bougent pas. Penthée refuse catégoriquement, au nom d’une certaine idée identitaire de ce que doit être l’État, la culture, le Cité, etc., ce que représente Dionysos, c’est-à-dire l’autre ; l’autre de ce qui est soi-même et l’identique: le fait qu’il existe une zone qui est complètement différente de vous. Cet autre, un peu asiatique, un peu féminin, qui est l’évasion, la fête, il le refuse, et alors cette identité qu’il défend va montrer son vrai visage: une face d’horreur. Penthée va finalement se déguiser en jeune homme, un pur, pour faire le voyeur. À un moment donné, les voilà, l’homme et le dieu, l’un en face de l’autre, indiscernables, car Penthée a pris l’habit de Dionysos, comme ce dernier le lui a suggéré. Alors ils sont deux: le Penthée-Dionysos et le prêtre errant asiatique et farfelu, qui est Dionysos lui-même, et Penthée dit: «Moi j’aimerais bien voir ce qu’elles font, ces femmes de Thèbes, dans les champs, dans les bois, etc.». «Ah ? Ça t’intéresse ?» «Oui !» Le jeune, virginal et chaste, va aller voir, et ça finit comme on le sait très mal, puisque il est déchiqueté, mis en morceaux, sa tête est plantée sur un thyrse, et les femmes s’imaginent qu’il est une tête de lion, ou une tête de taureau, c’est-à-dire que ça bascule dans l’horreur. Comme si, quand les Grecs installent en plein cœur de la Cité le théâtre de Dionysos, ce théâtre où l’on jouera ce qui est propre à un dieu qui incarne l’Autre, ils représentaient et conjuraient ceci: qu’à vouloir demeurer enfermé dans une identité stricte, et s’immobiliser dans le refus des valeurs autres que les siennes, ce qui advient alors, c’est précisément dans l’altérité ce qu’il y a de monstrueux, la Gorgone, une face innommable, n’importe quoi ; le monstrueux s’installe à l’intérieur même de ce qui prétendait exalter l’identité, la rationalité, l’ordre, la virilité, le courage. Tout d’un coup, c’est une tête de mort qui apparaît ; et c’est cela que disent Les Bacchantes. Le Pen, je pense qu’il n’a jamais lu Les Bacchantes... (rires)

Penser, être un militant, combattre, c’est accepter de se laisser altérer, et c’est l’aventure d’une vie, corps et âme, ainsi que votre parcours en témoigne. À cet égard, comment reviendriez-vous sur cette affaire des Aubrac et des historiens ?

J.-P.V. Mon sentiment aujourd’hui est tout à fait clair: les «historiens» qui interrogeaient les Aubrac ont oublié ce que doit être un historien. Après cette confrontation avec les Aubrac [allusion à la «polémique» publique visant le passé de résistant de Lucie et Raymond Aubrac, début des années 1990], j’ai reçu d’un historien de l’Antiquité, que je connaissais, mais qui ne m’avait jamais écrit, un mot me disant: «Mon cher Vernant, j’ai lu ça, et heureusement que vous étiez là, parce qu’en lisant ça, j’ai eu honte d’être historien, etc..» Il les vomissait, en tant qu’historien. Toute leur machine est fondée sur l’idée que le témoignage des gens qui ont été des acteurs de la Résistance, c’est zéro ; on les pinaillait sur des histoires de jour, était-ce le 4 ou le 5 ? etc., mais ce n’est pas ça le problème, c’est que ces types du «comité d’histoire du temps présent» s’érigent en détenteurs de la vérité historique, ce qui est grotesque. Ils croient qu’il existe des documents qui sont des faits objectifs, ce qui est proprement grotesque pour un historien ! Les voilà qui disent: «On a trouvé tel document», alors c’est devenu le fait.

Si un historien ne sait pas qu’un document, c’est exactement comme un témoignage, c’est-à-dire qu’il faut se demander: «Qui l’a écrit ? Quand ? Pourquoi ? À qui est-il destiné ?» ! Vous devez vous dire: «Quand on appartient à la Gestapo, penser que c’était un type de l’Intelligence service qui avait organisé l’attaque du fourgon où se trouvait R. Aubrac, c’est assez logique.» Mettez-vous à la place du type de la Gestapo de Lyon, il ne va pas écrire: «Ah ! C’est un petit groupe de résistants conduits par une femme.» ! Il va dire: «C’est l’Intelligence service qui a monté ça», bien entendu que oui ! Alors ce que dit le document, c’est non seulement ce que croit celui qui l’écrit, qui peut être faux, mais ce que celui qui l’écrit entend faire croire à une tierce personne pour des raisons... Je leur ai dit: «Vos documents de police !...» Il se trouve qu’à un moment donné, j’ai été à Toulouse, chef régional. Tous les matins, j’avais sur mon bureau, le rapport des R. G [Renseignements Généraux], ils m’envoyaient ça. Je jetais un léger coup d’œil sur ces «renseignements», et je lisais par exemple: hier le colonel Berthier est allé dîner à telle adresse avec mademoiselle Untel. Je lis ça. Alors peut-être que, dans quinze ans, quand on regardera ça, on dira: «Le colonel Berthier devait avoir une liaison avec cette demoiselle.» Or, cette demoiselle, je ne sais pas qui c’est, je ne l’ai jamais vue... Il y a un rapport de police, qui est fait. Alors ? Un type qui n’avait rien à dire a écrit ça, ou bien il s’est trompé, il m’a confondu avec un autre, ou bien n’importe quoi ; c’est un document, mais prendre ça comme un fait brut... C’est comme ça que ça marche, tous les types qui ont eu accès aux rapports faits par la police sur eux voient qu’à côté de choses exactes, il y a des trucs complètement dingues ! Alors foutre ça dans les pattes des gens, les emmerder... terrible ! Terrible !

Ces types, qui affirmaient avoir la plus grande affection, la plus grande admiration, détestaient les Aubrac, ils les haïssaient, je n’en revenais pas ! J’ai découvert ça au cours de la séance. Ils les haïssaient parce que, considérant que la Résistance, du moins en tant que récit de la Résistance, c’est eux, ils étaient furieux que les Aubrac occupent le devant de la scène, que ce qu’on pense, ce soit ce qu’avait écrit Lucie, et non pas ce qu’eux écrivaient. Je ne vois pas d’autre explication que la jalousie... En plus, disent-ils, il n’est pas vraisemblable que Lucie soit rentrée à la Gestapo. Mais ce qui caractérise Lucie, c’est que si ça marche, c’est parce que ce qu’elle fait est invraisemblable. Moi, je la connaissais bien d’avant, et elle m’avait déjà proposé au Quartier Latin beaucoup de choses invraisemblables... Si j’avais été à Lyon, et qu’elle m’avait dit: «Voilà ce que je vais faire.», je lui aurais dit: «Lucie, tu es tombée sur la tête, pas question, ça ne tient pas debout !» Mais c’est parce que ça ne tient pas debout que ça a réussi, parce qu’aucun type de la Gestapo, rationaliste comme moi, ne peut croire que c’est une nana, qui est l’épouse, qui va leur monter ce bateau faramineux, c’est dingue !

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«Entre passé et présent»

Entretien conduit par Olivier Doubre

Dans la préface de «la Traversée des frontières», vous proposez au lecteur une traversée, non autobiographique, à travers les âges de la vie...

Jean-Pierre Vernant: Je veux mêler les âges de la vie, mais je m’en excuse auprès du lecteur. Cette introduction se termine en disant qu’il y a un temps pour parler, et un temps pour se taire. Écrivant à 90 ans un dernier livre, je m’excuse de faire comme si j’avais encore des choses à dire, alors que je suis à un âge où on ferait mieux de la fermer ! [Rires] Je ne pensais pas écrire ce livre. Le premier tome rassemble déjà bien des choses et donne une idée des domaines de recherches auxquels je me suis attaqué, ou de mon itinéraire politique. Je considérais donc que c’était terminé. Mais, toujours, le hasard joue: comme je le raconte dans ce second tome, j’ai retrouvé ces deux lettres [qui l’avertissent et le sauvent en mai 1944 d’une arrestation imminente par la Milice, NDLR], que je me suis étonné de posséder, et, lors d’une séance à l’École des hautes études, j’ai dû parler de ce dont je ne parlais normalement pas, c’est-à-dire les années de guerre et de résistance. Les historiens Pierre Laborie et Laurent Douzou dirigeaient ce séminaire et me «cuisinaient», aux côtés de François Hartog. Maurice Olender, en bon directeur de collection, avait branché son enregistreur, et m’a dit après: «Je sais bien que tu ne veux pas d’autobiographie ni raconter tes histoires, mais ce ne sont pas seulement tes histoires, c’est le problème de la Résistance, c’est le problème de la mémoire, des rapports du passé et du présent, et aussi de ton rapport à ton propre travail scientifique...»

Il avait raison: j’ai donc réécrit ce que j’avais dit, et j’ai ajouté un certain nombre de textes ou d’allocutions que j’avais prononcées, qui, je crois, illustrent assez bien mon parcours intellectuel, et aident à naviguer entre passé et présent. Par exemple, le petit texte que j’ai prononcé quand l’université de Brno en Tchécoslovaquie m’a fait docteur honoris causa: je crois qu’il exprime bien l’émotion qu’il peut y avoir à penser à toute sa vie. Communiste avant la guerre, j’ai vécu l’attitude de la France face à l’invasion allemande de la Tchécoslovaquie comme une trahison à l’égard des Tchèques. Après la guerre, j’ai espéré pour la Tchécoslovaquie un système social à la fois démocratique et égalitaire. Puis vint la déception, l’effondrement du Printemps de Prague et le sentiment si vif de ma responsabilité à l’égard des intellectuels tchèques réprimés, flanqués comme balayeurs. Ensuite, avec Derrida, on s’est dit qu’il fallait faire quelque chose... Je crois donc que ce petit texte, très dense, fait comprendre tout cela, avec de l’émotion quand je dis que je n’ai jamais été aussi heureux. Parce qu’à ce moment-là je me suis réconcilié avec une partie de moi-même !

Dans «Entre mythe et politique», vous précisiez que vous n’êtes pas historien. Or, aujourd’hui, dans le tome II, vous vous interrogez sur les rapports entre histoire et mémoire, et rapportez les débats auxquels vous participez au milieu d’historiens. Quelle est votre chaire au Collège de France, et comment vous situez-vous par rapport à l’histoire ?

«Étude comparée des religions antiques» est l’intitulé exact: comparée à partir de la religion grecque. En effet, je n’ai pas eu de formation [historique], je ne suis pas agrégé d’histoire, ni de lettres classiques. Philosophe de formation, je dis donc que je ne suis pas historien, c’est-à-dire que je n’ai pas suivi le cursus normal pour se destiner à l’histoire, ni le cursus normal de ceux qui sont professeur de grec, d’histoire ancienne, ou de littérature grecque. Je suis à côté, un peu marginal, c’est-à-dire philosophe, la marginalité et la philosophie marchant la main dans la main ! Mais, peu à peu, je me suis tout de même rapproché des historiens puisque la discipline que j’ai un peu fondée, ici en France (car elle existait ailleurs), s’intitule «Anthropologie historique du monde grec ancien». Ce n’est donc pas simplement une étude philologique, ni de l’épigraphie ou de l’archéologie, mais bien une anthropologie de la Grèce. D’ailleurs je n’ai jamais siégé, au CNRS par exemple, dans une section d’histoire: j’ai siégé huit ans à la Commission de sociologie, puis quatre à celle des Études classiques. Mais, précisément, l’École des hautes études a été faite pour ce genre de personnage: les marginaux, ou bien les polyvalents, comme on voudra.

Même avec votre autorité intellectuelle largement reconnue, votre poste au Collège de France, votre âge aussi, vous semblez pourtant rester à l’écoute d’éventuelles remarques, toujours prêt aux remises en question. Vous refusez donc la stature du maître à penser ?

Vous savez, parmi les savants, les philosophes, les historiens, il y a diverses catégories: certains travaillent seuls. C’est dans la solitude qu’ils pensent. Moi, je n’ai jamais pu. J’ai été plutôt parmi ceux qu’on appelle des «éveilleurs»: j’ai toujours eu autour de moi des groupes de gens. Par exemple, dès le départ, j’ai voulu faire du comparatisme, j’étais helléniste mais il y avait avec moi des asianistes, des sinologues, des africanistes, parce que je ne pouvais comprendre la Grèce que dans la mesure où je voyais comment elle se situait par rapport à ce qui n’était pas elle. Penser la Grèce dans ce qui était sa spécificité et sa solitude, ce n’est pas possible: la penser dans sa singularité, c’est la mettre en rapport avec tout le reste. Étant philosophe, j’ai toujours eu tendance à ne pas me contenter d’un jugement de satisfaction immédiate mais plutôt à me demander: «Mais que s’est-il passé exactement là ?» Dans mon centre, il y avait des historiens comme Vidal-Naquet, des philologues comme Hartog (il y a maintenant des philosophes), et, quand j’avais des idées ­ car je crois que j’ai quand même réussi à initier un certain nombre de choses ­, c’était en tenant compte de ce qui m’était dit. Dans le premier tome, j’appelle ça la fratrie: comme ma mère et mon père étaient morts tous deux, j’ai toujours vécu dans des groupes (de jeunes alors). Et toute ma vie, dans la Résistance, dans la lutte anticoloniale, ou dans ma vie intellectuelle... Mon attachement à cette conception fait que n’ai jamais voulu me présenter comme chef d’une école. Il n’y a donc pas de «vernantiens» !

(22 janvier 2007)


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