Venezuela
Dans la rue et dans les couloirs du pouvoir
Jonah Gindin *
Le 27 février 1989, tôt le matin, la capitale vénézuélienne s’est réveillée dans le chaos, la colère, la violence, le pillage et la «découverte d’un pouvoir» [1] - une expression spontanée de rage et de colère latente - mais avec aussi la première mobilisation massive du continent en opposition à une orthodoxie économique inventée - mais aussi source de résistance - dans le Nord mais anathème dans le Sud. Le président d’alors, Carlos Andrés Pérez, appliquait le plan du Fonds monétaire international (FMI) pour montrer à la finance internationale jusqu’à quel point il était déterminé à pressurer les pauvres vénézuéliens lorsque ceux de la capitale - travailleurs des secteurs formels et informels, des étudiants, des chômeurs (sans allocation de chômage) ont réagi à une hausse de 100% des coûts de transports en mettant fin au statu quo social et économique, même si cela n’a été que pour quelques jours. Les épiceries, les boucheries, les supermarchés et les usines de produits alimentaires furent vidés et les marginaux affamés, membres périphériques de la société vénézuélienne entassés dans des bidonvilles surchargés sur les collines entourant Caracas, se sont partagés le produit du pillage.
La rébellion a été vite matée, le nombre de morts se situant quelque part entre 327 (chiffre donné par le gouvernement) et deux ou trois mille selon des estimations indépendantes. Mais, dans un pays depuis longtemps considéré comme un modèle de démocratie, un peuple, longtemps qualifié de soumis et silencieux, avait fait violemment irruption contre les paroles cyniques des entrepreneurs de pompes funèbres du FMI et des politiciens de carrière.
Jusqu’à ce moment-là, en 1989, le Venezuela était presque complètement dépourvu de mouvements sociaux. Une guérilla brève et brutalement réprimée s’était terminée à la fin des années 1970 et à part un mouvement étudiant radical mais isolé et un activisme ouvrier tout aussi isolé dans le Sud du pays, il n’y avait guère plus pour la construction d’une organisation sociale de base cohérente. La thérapie de choc (du FMI) a servi à combler ce vide avec une polyphonie de mécontentement émergeant. Des associations de quartier aux objectifs différents se sont rapidement transformées en organes politiques actifs, la participation aux deux partis traditionnels qui s’étaient partagés le pouvoir depuis 1958 a diminué rapidement et une rébellion militaire en gestation éclata à deux reprises en 1992 dans les couloirs du pouvoir bien que les tentatives de celle-ci aient à chaque fois échoué.
L’actuel président vénézuélien Hugo Chávez est un produit de la première de ces deux rébellions militaires. C’est son charisme ainsi que sa capacité à orienter sa politique vers les 80% de Vénézuéliens vivant sous le seuil de pauvreté qui ont finalement uni les forces anti-néolibérales.
Continuant à un rythme soutenu son avancée au cours des années 1990, Chávez gagna la présidence en 1998. Cependant, le laps de temps trop court entre l’éveil politique des pauvres vénézuéliens en 1989 et leur adoption de Chávez comme un messie qui leur était proche en 1992 était insuffisant pour la création du mouvement social cohérent, vaste et profondément enraciné.
Cependant lorsque les membres de l’opposition politique vénézuélienne tentèrent de se débarrasser du président Chávez par n’importe quel moyen, ses supporteurs entrèrent dans un état pratiquement constant de mobilisation contre l’opposition. La mise en place de projets visant à améliorer la vie des Vénézuéliens pauvres dut souvent se limiter à une mobilisation défensive. Mais cette dernière a créé un élan social qui peut conduire le chavisme - le groupement indéterminé des supporteurs de Chávez - vers un approfondissement de la «révolution bolivarienne».
Ce qui distingue le chavisme d’un autre mouvement politique est l’espace que la direction chaviste a ouvert pour une mobilisation d’en bas. Avec son charisme et sa capacité de s’engager dans un dialogue politique avec les environ 80% de Vénézuéliens qui vivent sous le seuil de pauvreté, Chávez a uni la plupart des forces anti-néolibérales du pays sous sa direction.
La mobilisation des pro Chávez a pris deux formes principales. La première est la création active par le gouvernement d’organisations communautaires de participation, d’associations de quartier et de projets de travaux publics [2].
Les comités de santé par exemple, travaillent avec les médecins cubains [3] et fournissent dans le cadre du programme Barrio Adentro, - programme qui offre des soins de santé primaire gratuits dans les quartiers pauvres - un lien entre la communauté et l’Etat. Les comités de terre, quant à eux, supervisent et participent à l’application des réformes des terres urbaines [4] et agraires.
Dans ce contexte politique, les premiers pas vers le développement du système de budget participatif a signifié la création d’ «organisations communautaires», composée chacune d’environ 15 à 30 personnes, un membre de chaque famille dans un quartier donné. La caractéristique unique de ces organisations est qu’elles agissent non seulement comme des courroies de transmission mais aussi comme des centres informels d’évaluation et de critiques. Lorsque la réforme agraire ne se déroule pas comme prévu par exemple ou lorsque les cliniques de santé de la communauté ne reçoivent pas leur financement, ce sont les membres du comité communautaire en question qui portent la question à l’attention de l’Etat - en protestant directement si c’est nécessaire.
«Les leaderships locaux existent, les régionaux également ; un nouveau leadership émerge dans le processus», note Pedro Infante, le directeur de la Coordination nationale des organisations populaires. «Nous sommes organisés mais nous sommes dispersés.» La mobilisation du gouvernement répond partiellement à cette réalité. Il s’agit d’une forme de mobilisation à la fois intentionnelle et dénuée d’égoïsme de par le fait qu’elle est habituellement distincte des campagnes politiques ou de la promotion directe de Chávez. Son objectif est très clairement de jeter les bases pour la construction d’un pouvoir participatif dans les communautés pauvres, où les capacités politiques organisées se sont atrophiées suite à des décennies d’exclusion.
La seconde forme de mobilisation est un dérivé naturel de la démocratie représentative, mais également une réaction directe à la campagne légale et illégale pour renverser Chávez. Le coup d’état de 2002 et les quatre grèves générales ou lock-out patronaux successifs, dénués de succès mais néanmoins destructeurs, ont mis inévitablement le gouvernement et ses supporteurs sur la défensive. La mentalité d’assiégé qui en a résulté particulièrement du fait du coup d’état a signifié l’organisation d’une énorme mobilisation de la société vénézuélienne sur la base d’un soutien à Chávez.
Le puissant culte de la personnalité qui entoure Chávez lui a donné une victoire écrasante lors du référendum révocatoire d’août dernier et a été largement responsable de la victoire du gouvernement dans toutes les provinces du pays lors des élections régionales d’octobre. Mais ce genre de soutien décourage inévitablement le développement d’un mouvement populaire autonome capable de prendre des décisions autonomes lorsque le besoin s’en fait sentir.
Le mouvement étudiant continue d’exister ainsi que les syndicats progressistes récemment revitalisés. Des organisations communautaires créées il y a peu sont complémentées par une variété de petits mouvements sociaux communautaires disparates à peine plus anciens. Cependant en vieux routard des mouvements sociaux et écrivain, Roland Denis écrit: «il y a des groupes qui se développent à l’intérieur d’une grande vague de rébellion mais sans base organisationnelle, sans parti, sans histoire et sans tradition ; des groupes qui doivent pratiquement inventer un mouvement à partir de rien. Il y a des mouvements qui bénéficient fondamentalement du soutien de dirigeants de base, de dirigeants communautaires, de dirigeants étudiants, de dirigeants du monde syndical, de dirigeants paysans - fondamentalement de dirigeants populaires.»
Les mouvements sociaux fragmentés qui ont précédé Chávez n’ont pas abandonné leurs structures existantes. Mais maintenant, l’activisme communautaire implique inévitablement une grande coordination avec les organisations communautaires impulsées par le gouvernement resserrant les liens entre les deux. Le lien du chavisme à un corps politique national représentatif le transforme en une force de mobilisation unique à un niveau jamais vu encore dans l’histoire de la nation.
Dans les deux mois qui se sont écoulés entre l’annonce du référendum révocatoire du 15 août et le vote référendaire lui-même, le gouvernement a organisé ses supporteurs dans un parti politique-mouvement social étonnamment large et complexe. Dans son premier discours de campagne, le 5 juin, Chávez a annoncé la création d’ «unités de bataille électorale» (UBE) et de patrouilles électorales qui devaient être coordonnées par un comité national. Le Commando Maisanta, nom donné à ce comité, supervisait les UBE dans chaque état, municipalité et quartier et en référait directement au Président. Chaque Vénézuélien qui souhaitait voir Chávez demeurer à son poste était encouragé à prendre part à une patrouille de dix activistes engagés. Des groupes de patrouilles formaient les UBE de quartier, qui ensemble formaient les UBE municipales et ainsi de suite.
A plusieurs niveaux, les contraintes temporelles ont rendu une structure démocratique impossible. Chávez nommait les membres du Commando Maisanta et des UBE au niveau étatique mais au niveau de la communauté jusqu’à celui de la municipalité, les postes étaient largement soumis à des élections improvisées. Pratiquement du jour au lendemain, environ 1,2 million de militants avaient rejoint la campagne, créant des patrouilles et des UBE dans chaque quartier du pays. Près de 4% de la population vénézuélienne étaient devenus membres actifs des UBE. Une bonne partie de ceux-ci était certainement formée par des membres des comités pour la réforme agraire ou pour la réforme de la santé et certains étaient déjà activistes dans les organisations communautaires et membres de mouvements sociaux enracinés dans les communautés. Mais, pour une large majorité des membres des UBE, c’était leur première expérience d’activisme politique.
Dans une récente interview à Caracas, l’activiste et écrivain pakistanais Tariq Ali affirmait que le Venezuela représente un important exemple de comment les mouvements sociaux et politiques peuvent travailler conjointement. «Le mouvement bolivarien », a-t-il commenté, «est à la fois un mouvement social qui mobilise les pauvres comme aucun mouvement n’avait été capable de le faire auparavant dans ce pays et un mouvement politique parce qu’il se reflète dans le gouvernement qu’il continue à réélire.»
Le développement d’un mouvement social d’un nouveau genre au Venezuela est un des acquis les plus importants de la «révolution bolivarienne». A travers des mobilisations conscientes et planifiées au niveau de la communauté et des avancées concrètes dans les domaines clés de l’éducation, de la santé et du logement, le chavisme agit actuellement à bien des égards comme un mouvement social traditionnel. Mais son lien organique avec l’Etat lui donne un caractère et un potentiel révolutionnaire qui fait défaut aux autres mouvements sociaux de la région comme le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre du Brésil (MST) ou les piqueteros argentins [5]. Le manque d’autonomie du chavisme vis-à-vis du gouvernement est certainement problématique et il s’agit là d’une contradiction qui ne pourra perdurer définitivement. Mais la manière dont cette contradiction forcera sa propre résolution ne devra pas être négative.
En tant que squelette du projet bolivarien, le chavisme bénéficie déjà de l’espace nécessaire pour exercer une pression intense sur le gouvernement pour approfondir le développement embryonnaire des structures du pouvoir participatif comme les conseils de planification locale [6] et les UBE. Il peut faire cela à une telle ampleur que l’autonomie perd de sa pertinence et devient même indésirable: les chavismes en tant que mouvement social et en tant que gouvernement peuvent même finalement converger de manière plus solide.
Un autre produit fondamentalement important du pont du chavisme entre la base et le gouvernement est l’incorporation en son sein d’éléments de base des forces armées. Comme Roland Denis le note, «Le mouvement populaire ne se limite pas seulement à des mouvements sociaux, il y a aussi des mouvements militaires, . Des soldats, de jeunes officiers qui assistent aux ateliers et participent à la dynamique des mouvements populaires.»
Quelle qu’ait été la stratégie post-référendum pour les UBE au moment de leur formation, leur existence qui perdure depuis lors est donc devenue partie intégrante du futur largement non planifié de l’expérience bolivarienne. Chávez a proclamé l’entrée dans une nouvelle étape du processus, ce qu’il appelle la «révolution dans la révolution ». Mais le Venezuela post-referendum allait représenter une nouvelle étape, avec ou sans la bénédiction de Chávez.
Le besoin de défendre Chávez a - pour le moment - diminué, donnant une opportunité au chavisme pro-actif de remplir ce vide. Les UBE sont dans un processus de redéfinition en tant qu’unités de bataille sociale (UBS) en transférant leur objectif d’un processus électoral vers les besoins de la communauté. Régulièrement renforcé après le référendum et les élections régionales, il se peut que nous voyions maintenant émerger un chavisme cohérent, à la fois supportant le processus mais aussi capable de l’introspection difficile mais nécessaire pour identifier ses faiblesses et capable, enfin, de réaliser la transformation structurelle qui pourrait éventuellement voir la convergence du mouvement social et de l’Etat.
Notes:
* Cet article a été publié dans
NACLA une des revues - publiée en Amérique latine – qui
suit avec beaucoup d'attention les développements sociaux, économiques
et politiques en Amérique latine. La traduction et les notes ont été réalisées
par RISAL.
[1] Traduction selon les conseils de l’auteur de “empowerment”.
[2] Sociologue et analyste politique, James Petras a noté dans une interview récente (Caracas, le 2 décembre 2004) que le gouvernement Chávez n’a pas fait suffisamment pour impulser l’emploi à travers des grands travaux publics. Cependant, un programme d’emploi du nom de «Vuelvan Caras» a signifié un premier pas significatif, octroyant des bourses d’étude à des centaines de milliers de Vénézuéliens en les formant à des métiers spécifiques et pour la constitution de coopératives.
[3] Suite à un accord de coopération avec Cuba, des milliers d e médecins cubains se sont installés dans les quartiers populaires vénézuéliens dans le cadre du plan “Barrio Adentro” de médecine préventive et de proximité. (ndlr)
[4] Caracas et la plupart des grandes villes vénézuéliennes sont entourées de quartiers populaires (“barrios”) dans lesquels vivent des populations issues souvent de la campagne. Ces populations se sont installées illégalement sur ces terres. Le gouvernement Chavez a l’objectif de délimiter ces terres et de régulariser la situation de ces populations. (ndlr)
[5] Les mouvements piqueteros (nom provenant de piquete, piquet de grève) sont présents en Argentine depuis la moitié des années 1990 ou début de la récession économique. Depuis la crise de décembre 2001, ils représentent un des groupes sociaux les plus actifs, malgré de continuelles attaques médiatiques et politiques de déstabilisation. (ndlr)
[6] Nom des organes publics de participation (budget participatif). (ndlr)