Débat

«Une journée de la mémoire doit aussi être tournée vers les problèmes du monde actuel»

Entretien avec Enzo Traverso *

Le débat sur la loi proposée par le ministre de l'intérieur Clemente Mastella (voir sur ce site l'article en date du 25 janvier 2007 sur le débat ouvert par les historiens italiens) se poursuite en Italie. Enzo Travreso a été parmi les initiateurs de l'appel que nous avons publié le 25 janvier.

En compagne de Marina Cattaruzza, Marcello Flores, Simon Levis Sullman, Enzo Traverso a dirigé la publication d'un remarquable ouvrage, sans comparaison en France, La Storia della Shoah. La crisi dell'Europa, lo stermino degli ebrei e la memoria del XX secolo. (Editions UTEH, 1er vol. 2005; vol. 2, 2006). Enzo Traverson est l'auteur de nombreux livres. En relation avec le thème traité nous mentionnerons: La violence nazie. Une généalogie européenne (Editions La fabrique (Ed. La fabrique, 2002); Le passé, mode d'emploi. Histoire, mémoire, politique (Ed. La fabrique 2005); et son dernier ouvrage lumineux, sur lequel nous reviendrons: A feu et à sang. De la guerre civile européenne 1914-1945, (Ed. Stock, 2007).

Le débat ouvert par les historiens italiens ne concerne pas la seule l'Italie, mais l'ensemble des pays européens. En effet, des lois contre le négationnisme, plus ou moins semblables, existent dans les pays suivants: Autriche, Allemagne, Suisse, Belgique, Israël, Lithuanie, Pologne, Roumanie, Slovaquie, République tchèque.

L'entretien avec Enzo Traverso permet de situer ce débat et de lui donner une perspective effective (Réd).

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Question: Enzo Traverso, commençons avec ton appel, rédigé avec tes collègues historiens de la Shoah. Pourquoi cette loi contre les négationnistes te semble-t-elle si déplacée, malheureuse ?

Enzo Traverso. D'un point de vue général, je pense que les lois qui tendent à frapper le négationnisme contre la Shoah sont ambiguës et risquent d'être contre-productive. Partons du second élément. Je les considère contre-productives parce qu'elles ont l'effet de conférer une grande visibilité au négationnisme qui réussit, de la sorte, à diffuser plus efficacement ses idées. Et je l'affirme non pas à partir d'une préoccupation générale, mais sur la base d'éléments concrets que chacun peut vérifier en effectuant le bilan de la situation qui existe dans les pays où de telles lois ont été promulguées depuis plus d'une décennie, comme en France [1]. Chaque fois que de telles lois sont appliquées tous les médias en parlent amplement, avec un effet: les négationnistes obtiennent ainsi une publicité et une visibilité qu'ils n'auraient pas été capables de construire avec leurs propres moyens.

Vice versa dans les pays où n'existent pas de telles lois, comme aux Etats-Unis, le négationnisme n'obtient pas autant de visibilité. Aux Etats-Unis, de véritables sectes négationnistes existent depuis des décennies et elles prêchent dans le vide parce que personne les écoute et personne ne les connaît. Le contraire se passe en Europe. Prenons le cas de David Irving [2] condamné sur la base de ce type de loi anti-négationniste. Grâce à la quantité d'articles qui ont été écrits sur lui, un personnage du type d'Irving est beaucoup plus connu de l'opinion publique que de très nombreux historiens et chercheurs rigoureux qui s'occupent de la période de la Shoah.

L'autre effet, tout à fait douteux, de ces lois consiste dans le risque de transformer ces négationnistes en «martyr», de leur offrir la possibilité de se présenter comme des «victimes» d'une législation liberticide et, dès lors, comme des défenseurs décidés de la liberté d'expression. La seule idée que des menteurs, que des personnes qui mentent consciemment, puissent être mises en position de se présenter sous ce masque, me semble non seulement paradoxal, mais véritablement indécent.

Enfin, il m'apparaît que ce type de loi finit par instituer une sorte de vérité officielle, une version «de l'Etat» du passé, et si un tel principe s'impose et se généralise, on risque de mettre en question la liberté même de recherche, un des piliers du travail d'historien. La politique de la mémoire ne peut, en aucune façon, adopter la politique d'un Etat totalitaire. Dans ce sens, comme je le disais, je pense que «lois anti-négationnistes» tendent à instaurer une vérité officielle, elles semblent affirmer une vision normative et «projetée» sur le plan du droit pénal du passé et de l'Histoire elle-même. Cela me semble une tentative qui contredit les mécanismes d'une société démocratique; cette dernière exige l'existence d'un espace public pluriel (pluraliste) et ouvert à l'affrontement des diverses mémoires.

Q. Mais le négationnisme est aujourd'hui présent à l'échelle internationale et il représente une menace organisée. Comment évalues-tu la conférence qui s'est tenue récemment à Téhéran, le 11 et 12 décembre 2006 ?

E.T. Au-delà de la condamnation, évidente, du Congrès négationniste qui s'est déroulé à Téhéran, je crois qu'il est utile de réfléchir sur la raison, sur le pourquoi de la tenue d'une telle conférence.  Dans le passé on pouvait parler d'indifférence face à la Shoha dans certains cercles du monde arabe radicalement hostiles à Israël, mais pas de négationnisme.

Pourquoi, aujourd'hui, au contraire un pays comme l'Iran décide d'organiser une campagne internationale contre la mémoire du génocide des Juifs? Il est évident que la mémoire de la Shoah a été instrumentalisée à des fins politiques. D'ailleurs, l'objectif du Congrès de Téhéran était celui de diffuser, avant tout dans le «monde islamique», ces thèses dans un but anti-occidental, anti-israélien. En étant devenu l'élément central de la mémoire historique de l'Occident, une sorte de religion civile de l'Occident lui-même – voir à ce propos mon ouvrage Le passé, modes d'emploi. Histoire, mémoire, politique – la Shoah arrive à être considérée comme une cible à viser de la part de ceux qui perçoivent le monde occidental comme un ennemi. Se diffuse ainsi la thèse selon laquelle la Shoah serait un mythe créé pour légitimer la domination occidentale sur les pays islamiques.

Dès lors, au-delà de la condamnation la plus ferme d'un congrès comme celui de Téhéran, je crois qu'il faut poser la question suivante: dans quelle mesure des initiatives similaires ne peuvent pas être saisies aussi comme étant le fruit empoisonné de l'institutionnalisation de la mémoire de la Shoah et de son appropriation par l'establishment occidental?

Q. Tu parles de «mémoires différentes», mais comment utiliser, par exemple, un jour de commémoration tel que celui du 27 janvier 2007, afin d'effectuer une réflexion qui, partant de la Shoah, prend en compte l'ensemble des tragédies du XXe siècle ?

E.T. Le problème est exactement celui-là. Face à la place que la mémoire occupe dans notre espace public surgit ce qui me semble une contradiction forte. D'un côté, on assiste à une institutionnalisation de la mémoire des guerres, du fascisme et du nazisme, de la mémoire de la guerre et, avant tout, de la Shoah, en tant que «mémoire» du XXe siècle. De l'autre côté, continuent à être peu présentes, réduites ou simplement niées d'autres mémoires, comme celle des crimes commis par le colonialisme, une mémoire liée à des secteurs de plus en plus importants de la société occidentale elle-même et, entre autres, européenne; cela au travers de la présence des migrant·e·s et des descendants de ceux et celles qui ont émigré au cours du dernier siècle. Tout cela finit par créer ce que les sociologues ont défini comme une véritable «concurrence de la mémoire». En France, par exemple, ce phénomène est très visible et prend la forme d'un conflit communautaire entre Juifs et Maghrébins,

Q. Dès lors, si ces lois contre les négationnistes peuvent avoir un effet boomerang, comme, à l'opposé, des journées comme celle du 27 janvier, pourraient-elles être placées sous le signe d'un «usage» positif ?

E.T. Si nous voulons faire un bon usage d'occasions comme celles que peuvent représenter une Journée de la mémoire, comme celle du 27 janvier 2007, nous devons chercher à ne pas en faire des simples moments de commémoration tournés vers le passé, mais, au contraire, en faire des fenêtres ouvertes sur des problèmes du monde actuel. Cela implique de comprendre comment la mémoire de la Shoah peut représenter une mise en garde face aux formes actuelles de discriminations, de persécutions, de racisme.

Cela me semble le véritable problème auquel il faut s'affronter. Si cela était l'usage auquel on s'attacherait de la mémoire de la Shoah, je pense, alors, que d'autres formes et politiques seraient adoptées de commémoration, comparées à celles, officielles, qui sont mises en oeuvre dans beaucoup de pays d' Europe. Ces journées seraient plus ouvertes et aptes à refléter, à traduire, à réfléchir sur les autres tragédies que l'Occident a fait naître – depuis sa réalité propre – comme le colonialisme.

* Enzo Traverso enseigne à l'université d'Amiens.

1. Référence, entre autres, à la loi  française n° 90-615 du 13 juillet 1990,  présentée au parlement par le député du Parti communiste français (PCF) Jean-Claude Gayssot. Dans son article 9, elle «propose» la pénalisation de la contestation de l'existence des crimes contre l'humanité, définis dans le statut du Tribunal militaire international de Nuremberg, crimes qui ont été commis soit par les membres d'une organisation déclarée criminelle en application de ce statut soit par une personne reconnue coupable de tels crimes. (NdR)

2. Le 20 décembre 2006, le pseudo-historien négationniste britannique David Irving, auteur entre autres d'un lamentable ouvrage ayant pour titre Hitler's War (La guerre d'Hitler), paru en 1977, a vu sa peine de 3 ans réduite à 1 an. Il avait été arrêté et incarcéré en novembre 2005, à l'occasion d'un voyage qu'il faisait en Autriche afin de donner des conférences sur invitation d'une organisation étudiante d' extrême-droite. La peine avait été prononcée en février 2006. Irving était apparu devant le tribunal en ayant à la main sont livre Hitler's War, tout en plaidant qu'il avait «changé d'opinion» après avoir consulté les archives de Eichmann. D. Irving dans son livre (Hitler's War) exonère Hitler et d'autres de la responsabilité de l'extermination de 6 millions de Juifs. Il a même, suprême pantalonnade propre aux racistes «de souche», développé la thèse selon laquelle Hitler était «un ami des Juifs».

L'objet traité par le tribunal: un discours prononcé et d'un entretien donné en 1989 en Autriche, discours niant l'existence de la Shoah. En Autriche, une loi datant de 1947 prévoit un emprisonnement pouvant aller jusqu'à 10 ans pour négationnisme et «réactivation du nazisme». Début septembre 2006, une cour d'appel autrichienne a confirmé sa culpabilité. En décembre, la décision n'a porté que sur la durée de la peine.

D. Irving a immédiatement fait campagne à son retour en Grande-Bretagne pour ses thèses et a affirmé avoir eu le temps d'écrire des mémoires en prison. En 2000, l'historienne américaine Deborah Lipstadt avait poursuivi – dans procès pour diffamation – jusque devant la Haute Cour de justice britannique David Irving. Le juge devant les arguments avancés par l'historienne avait déclaré que D. Irving était «un négationniste de la Shoah...un antisémite et une raciste». En janvier 2006, Deborah Lipstadt estimait notamment que les autorités autrichiennes devraient libérer M. Irving, craignant que l'extrême droite négationniste ne fasse de lui un martyr si son séjour en prison devait se prolonger. (NdR)


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