Travail et santé Repères pour une clinique médicale du travail Philippe Davezies, Annie Deveaux, Christian Torres * «Nul ne pourra comprendre l’Esprit humain lui-même de manière adéquate, autrement dit distincte, s’il ne connaît d’abord la nature de notre Corps» (Spinoza, L’Ethique). Les transformations en cours dans le champ de la santé au travail nous imposent une réflexion sur le point de vue spécifique et la contribution que le médecin peut apporter dans le cadre de la pluridisciplinarité. Le travail est communément envisagé comme un lieu dans lequel les individus sont menacés par deux types de risques: des risques physico-chimiques, vis-à-vis desquels le salarié doit être protégé par l’interposition d’écrans, et des risques sociaux (exploitation, harcèlement, etc.) qui appellent un cadrage juridique. Les moyens à mettre en œuvre découlent directement d’une telle conception: l’épidémiologie pour le repérage des facteurs, l’hygiène industrielle pour la transformation, l’expertise médico-administrative et le juge pour le cadrage juridique. A partir d’une telle vision, on ne voit pas bien l’intérêt d’une consultation médicale. Seulement cette conception repose sur une simplification majeure: elle véhicule une vision essentiellement passive du travailleur. Or, pour comprendre les enjeux du travail en matière de santé, il ne suffit pas de considérer les causes de la pathologie, il faut prendre en compte les réponses que le travailleur déploie face aux sollicitations de son environnement. Le déplacement est de taille: les causes sont données, mais les réponses sont activement produites. Et, si nous disposons bien de modèles de compréhension dans le domaine des relations causales, notre équipement pour comprendre les réponses reste peu professionnel. Dans la mesure où il n’est pas de clinique qui ne soit appuyée sur un modèle hypothétique du fonctionnement humain, nous devons donc nous doter d’un modèle qui rende compte du travail du point de vue de l’engagement actif du sujet et de ses enjeux de santé. Le corps machine ou le corps en acte ? Les modèles du fonctionnement humain mobilisés en médecine du travail sont en grande partie fondés sur une physiologie du moteur humain héritée de Jules Amar. L’exécution est vue comme un processus efférent d’origine centrale caractérisé par une chaîne d’instructions: de la hiérarchie au travailleur, puis du cerveau aux muscles. Ce schéma descendant accorde le primat au conscient: la tâche définie par la hiérarchie, le but poursuivi par le travailleur. Dans cette perspective, le travail est une affaire assez simple. Pourtant, l’ergonomie, comme la psychologie et la sociologie du travail, se sont construites sur le constat inverse: la mobilisation du corps est en avance sur la conscience. Le travailleur en fait beaucoup plus qu’il n’est capable d’en dire. «On ne sait pas de quoi un corps est capable» écrivait Spinoza (1). Ce point de vue ascendant est largement développé, étayé, par la neurophysiologie. Les travaux de Berthoz sur la physiologie de la perception et de l’action dessinent non pas un corps réagissant aux instructions et signaux qu’il reçoit passivement mais un corps engagé dans un mouvement actif de construction du monde: «un corps en acte» (2 et 3). Il nous faut donc mettre à jour nos conceptions du fonctionnement du corps, de la place de la conscience et des enjeux de santé qui y sont liés. Du collectif à l’individu et de l’individu au collectif Si le rapport individualisé au corps et à la pathologie nous distingue des autres approches cliniques du travail (ergonomie, psychologie du travail), nous différons aussi des autres approches médicales dans la mesure où notre clinique ne vise pas l’individu isolé mais la relation qu’il entretient avec son environnement. Or, cet environnement est le produit d’une construction à la fois individuelle et collective. La dimension sociale de l’activité de travail désigne donc l’autre pôle de la clinique: le collectif. C’est sur ce deuxième versant, à l’articulation de l’individu et du collectif que nous rencontrons les psychologies du travail: psychodynamique du travail (4) et clinique de l’activité (5). L’ensemble de ces éléments délimite ce qui nous semble être l’espace de la clinique médicale du travail. Une clinique qui se déploie entre corps et collectif afin de rendre compte de l’articulation entre ces deux pôles et des enjeux de santé qu’elle comporte pour le sujet. Un point de passage obligé: le rapport aux objets Nous avons antérieurement souligné la nécessité de ne pas nous en tenir aux discours généraux grâce auxquels le salarié exprime sa souffrance dans la mesure où ces discours socialement calibrés ne rendent pas réellement compte de la singularité de son expérience (6). Nous avons insisté sur l’importance de la mise en récit des événements concrets qui l’amènent à la consultation. Pour souligner la nécessité d’une attention à la logique du sens qui structure ces récits, nous avions fait référence à la sémiotique, c’est-à-dire aux techniques qui permettent d’approfondir la lecture ou l’écoute d’un récit. Cette orientation nous conduit aujourd’hui à accorder une importance particulière à la question du rapport aux objets du travail. En effet, le plus souvent, la souffrance au travail est exprimée sur le mode du conflit interpersonnel: le chef qui ne fait que., le collègue qui n’arrête pas de… Cependant l’expérience montre vite les limites d’une telle approche. Les relations de travail ne sont pas les relations familiales. Au travail, les relations entre humains sont médiatisées par les relations aux objets travaillés. Et, dès que l’on cherche de ce côté, apparaissent les désaccords sur la façon de se comporter vis-à-vis de ces objets (7). Ce sont eux qui constituent la base des affrontements. Il faut donc se tourner vers le type de rapport que les individus entretiennent avec les objets qu’ils travaillent et tenter de comprendre comment des divergences en matière d’orientation peuvent parfois se traduire par des atteintes graves à la santé. L’activité comme enracinement Cela a été beaucoup répété: au travail, les gens sont nécessairement confrontés à des aspects de la situation que la consigne n’a pas prévus. Etre un bon professionnel consiste à aborder la situation dans ce qu’elle a de particulier. Il faut alors mobiliser d’autres ressources que les savoirs techniques communs. Sur la nature de ces ressources, dans des milieux très différents, les travailleurs apportent des éléments convergents. Une femme, scientifique dirigeant une équipe d’ingénieurs de conception, me disait un jour où nous travaillions ensemble sur son activité: «Là, ce que je vais vous dire va vous paraître bien peu scientifique mais, là, il faut sentir». Et ces autres femmes, travaillant sur des dossiers d’assurance, qui utilisaient de façon synonyme pour rendre compte de leur travail: «sentir», «être dans le dossier», «entrer dans le dossier» (8). Cette question du sentir a été travaillée par Böhle et Milkau au sujet de la conduite de machines-outils: on ne travaille correctement que si l’on «sent la machine», que si l’on «entre dans la machine» (9). Et l’on ressent la douleur dans le ventre quand l’outil grippe sur le métal. Il faut donc sentir la machine, sentir le dossier, sentir la demande. Ce sentir n’est pas réductible à un traitement des informations en provenance des organes sensoriels. Le sentir mobilise non seulement la mémoire des expériences antérieures de rapport à l’objet mais, plus globalement, l’ensemble de la sensibilité. C’est l’écho de ses propres particularités, les résonances entre la situation et sa propre histoire, qui guident l’exploration du professionnel (4). C’est ce qui confère à son activité son style propre (10). Böhle et Milkau ont proposé pour exprimer ce rapport professionnel aux objets, le concept d’activité subjectivante. Cette mémoire des expériences antérieures ainsi mobilisée est une mémoire incorporée qui échappe en majeure partie à la conscience. Ainsi, dans le domaine de la neurophysiologie, Damasio montre un rapport au monde dans lequel la réaction du corps (l’émotion objectivable dans ses composantes neurovégétatives) précède la conscience et même, dans nombre de cas, n’accède pas à la conscience (11). Berthoz nous emmène plus loin: Le cerveau, nous dit-il, n’est pas une machine réactive, c’est une machine proactive qui anticipe les conséquences de ses mouvements et de ceux du monde. Il possède, pour cela, inscrit dans l’anatomie des connexions synaptiques, des modèles internes du corps et du monde. Et il ajuste en permanence la sensibilité de ses capteurs sensoriels en fonction de ses intentions et de ses attentes. L’acte et l’intention qui le soutient se font «organisateur de la perception, organisateur du monde perçu». L’extériorité du monde objectif laisse ainsi la place à un monde structuré par la mémoire du passé, par l’émotion et par la tension vers un devenir (2, 3, 12). Et cette mémoire du corps, ces émotions et cette tension sont inscrites dans l’organisation biologique et dans les montages neuronaux qui gardent la trace des expériences du monde. Tout cela rejoint les constats quotidiens: il n’est pas possible de travailler correctement si l’on n’a pas mis de soi dans le travail. L’activité brouille les frontières entre le sujet et l’objet. Travailler implique de donner chair à la relation, de construire une situation où sujet et objet sont ressentis comme la même chair. Pour exprimer ce rapport émotionnel direct aux objets, Damasio utilise une notion qui exprime ce brouillage des frontières: la notion d’«objets émotionnellement compétents». C’est là le premier point sur lequel nous souhaitons insister: il y a quelque chose de mutilant à penser une subjectivité hors de son enracinement particulier dans le monde. Les individus sont constitués par le réseau de relations qui les relient aux humains et aux non humains (13). C’est l’enracinement, le point de vue, qui constituent le sujet et non l’inverse (14). En consultation, l’attention aux objets mis en scène par le récit permet pratiquement de dresser la topographie du réseau qui constitue l’identité professionnelle du salarié. Cela constitue une approche très simple de la dimension narrative de l’identité (15, 16) et une première approche de la façon dont les transformations introduites dans l’organisation du travail peuvent constituer une menace ou une amputation de cette identité. Une telle approche peut aussi susciter des interrogations. En effet, il peut apparaître que des éléments pourtant majeurs de la situation, par exemple des difficultés ou des risques notoires, sont totalement absents de l’évocation des enjeux du travail. Ce type de constat doit alerter. L’absence de discours sur des dimensions pourtant évidemment problématiques de l’activité témoigne du fait que les salariés sont confrontés à des questions vis-à-vis desquelles ils sont désarmés au point de préférer les laisser hors du champ de la discussion. La psychopathologie du travail a souligné la nécessité de prêter attention à ces dimensions de la situation qui, justement parce qu’elles ne trouvent pas à s’exprimer, peuvent s’avérer très coûteuses (17). Il n’est pourtant pas possible de s’en tenir là. L’approche de l’identité en terme de réseau de relation ne vaut que comme une photographie à un moment donné. Il faut la réinscrire dans une dynamique, dans une trajectoire. Un modèle d’activité Le modèle dominant en matière de stress professionnel constitue pour nous une ressource dans la mesure où il repose bien sur un modèle dynamique – et non strictement adaptatif – du fonctionnement humain. Le questionnaire de Karasek explore en effet l’autonomie, que les approches cliniques du travail nomment pouvoir d’agir (18). Le pouvoir d’agir En matière de pouvoir d’agir, la référence philosophique est Spinoza: l’être humain s’efforce de développer sa puissance d’agir. Et «la puissance d’agir, nous dit Spinoza, c’est ce qui dispose le corps à être affecté d’un plus grand nombre de manières» (1). Le développement de la puissance d’agir apparaît comme le développement du rapport sensible au monde: le développement et l’approfondissement de la présence au monde. Cette puissance d’agir, comme capacité à être affecté, est extrêmement évocatrice de ce que l’ergonomie va pointer comme construction de la compétence: cette capacité du travailleur chevronné à percevoir des signes, à sentir des dynamiques à l’œuvre que le novice ne perçoit pas. Capacité à percevoir les forces et à les orienter. Capacité à anticiper dit l’ergonome; capacité à sentir disent les travailleurs. Capacité à être affecté dit Spinoza. Et ce dernier situe le déploiement de cette capacité du côté de la joie alors que sa réduction fait basculer du côté des passions tristes. Et Ricoeur reprend: la souffrance, c’est «l’amputation du pouvoir d’agir» (19). La structure de l’activité Nous pouvons franchir un pas de plus dans la construction d’un modèle du travail comme expérience vitale en ré-envisageant tous ces éléments à la lumière de la théorie de l’activité proposés par Léontiev (20, 21). Cet auteur considère l’activité comme une structure à trois niveaux. Le niveau le plus évident correspond à la poursuite d’un but dans des conditions données. Par définition, le but est conscient. Cependant, le but ne suffit pas à comprendre l’engagement dans le travail et ses enjeux. Pour qu’il y ait engagement dans l’activité, il faut que le travailleur espère y trouver la satisfaction d’un besoin. Il existe donc un deuxième niveau, celui des motifs ou mobiles (10). Ce sont eux et non le but en tant que tel qui donnent au travail sa coloration affective. Les motifs ou mobiles confèrent à l’activité son sens personnel pour le salarié. L’émotion au travail tient aux motifs et non au but. Ces motifs sont très généralement multiples et, à la différence du but, seulement partiellement conscients. Enfin, à l’épreuve du travail, apparaît un troisième niveau. Avec l’expérience, des opérations qui demandaient une mobilisation consciente de l’attention tendent à être exécutées de plus en plus facilement. Elles tendent à devenir «automatiques». Elles ne font plus appel à la conscience; les particularités de l’environnement activent directement des savoir-faire incorporés qui constituent ainsi un troisième niveau. Le but du travail est donc son aspect le plus manifeste mais il est pris entre deux niveaux qui ne sont pas clairement conscients, celui des motifs et celui des savoir-faire incorporés. A partir de là, nous sommes en mesure de penser la dynamique des relations entre ces trois niveaux. La dynamique de l’activité Au départ, les buts et les motifs ne coïncident pas. Les motifs sont tournés vers la satisfaction des besoins personnels alors que les buts sont imposés de l’extérieur. L’entrée dans le travail impose de se soumettre à une autorité, à une discipline. C’est ce qui fait sa dimension d’hétéronomie, d’aliénation. Pourtant, les choses n’en restent pas là: l’activité de travail se manifeste comme puissance de transformation. La diversité des situations rencontrées ouvre sur une quantité de surprises. Les objets travaillés révèlent des facettes inattendues qui sollicitent les problématiques vitales du sujet. Ces résonances avec l’histoire du sujet confèrent au travail une coloration affective dont il était jusque-là dépourvu. De nouveaux mobiles apparaissent qui ne sont plus extérieurs au travail mais concernent directement la façon de l’exécuter. Le but initialement imposé de l’extérieur se voit progressivement doté d’un contenu sensible. L’activité s’enrichit; le rapport à certaines dimensions du travail s’approfondit, les savoir-faire s’affinent. Avec l’expérience, certains de ces aspects nouveaux perdent leur caractère inattendu. De nouvelles modalités d’articulation entre moyens, buts et mobiles sont incorporées. Le style personnel se développe. Cette incorporation libère l’activité en lui ouvrant de nouveaux espaces d’exploration et d’expérimentation qui amènent de nouvelles surprises; celles-ci sollicitent à leur tour la sensibilité, et conduisent à un nouvel enrichissement de l’activité. Et ainsi de suite… Le travail ouvre ainsi sur un cycle de développement qui s’avère d’une grande importance en matière de santé. Il s’agit, en effet, d’un processus d’unification et de transformation: le motif de l’activité n’est plus extérieur au travail. Prémisse au départ, il est maintenant un résultat de l’activité (21). Pour bien mesurer cette évolution des motifs il faut revenir encore une fois à la question du rapport aux objets. En effet, nous comprenons que le rapport aux objets travaillé fait surgir de nouveaux intérêts. Cependant la nature de ce qui, dans l’objet, sollicite l’investissement – sa «compétence émotionnelle» - nous demeure encore obscure. Retour sur les objets: le besoin Nous avons vu avec Damasio que notre corps réagit directement à certains objets. Cela ne va pas de soi. Comment, par exemple, rendre compte d’un rapport émotionnel à un objet aussi froid et extérieur qu’une facture? Sur cette question du statut des objets, nous disposons de plusieurs éléments d’orientation. Les travaux de Berthoz, tout d’abord, montrent que le corps ne réagit pas à l’objet en tant que tel. Il réagit à son mouvement sur le mode de l’anticipation (2). Il y a, nous dit Berthoz, les sens tels qu’ils sont traditionnellement décrits - la vue, l’ouïe, etc., - mais fondamentalement ce qui oriente l’action, c’est «le sens du mouvement». Nous pouvons donc préciser: le sentir ne concerne pas, au premier chef, des objets, il vise les dynamiques qui animent ces objets. Mais ce sont les salariés eux-mêmes qui nous fournissent la clé. Si, par exemple, des devis, des factures, des nomenclatures sont investis, ce n’est pas en tant que tels mais en tant qu’ils sont aussi objets de l’activité d’autrui. De nombreux cas cliniques permettent de le montrer: l’investissement dans le travail vise, au-delà de l’objet et de sa dynamique propre, l’articulation avec l’activité d’autrui sur ce même objet. Derrière l’objet, c’est l’activité d’autrui qui lui confère sa «compétence émotionnelle». C’est elle qui appelle le développement de ma propre activité. Quels que soient les objets travaillés, le travail se déploie donc toujours dans un monde qui se révèle humain de part en part. Nous avons déjà souligné ce malentendu dont l’importance est considérable: là où la prescription vise la production d’un bien ou d’un service à valeur marchande, celui ou celle qui travaille est en fait engagé dans la production d’un monde (22). Cette extension de l’activité comme sa nature conflictuelle sont soulignées par Yves Clot: «le réel de l’activité, c’est aussi ce qui ne se fait pas, ce qu’on ne peut pas faire, ce qu’on cherche à faire sans y parvenir - les échecs -, ce qu’on aurait voulu ou pu faire, ce qu’on pense ou qu’on rêve pouvoir faire ailleurs. Il faut y ajouter - paradoxe fréquent - ce qu’on fait pour ne pas faire ce qui est à faire ou encore ce qu’on fait sans vouloir le faire» (10). Développement, impasse et action L’importance pour la santé du développement de l’activité ne peut pas être envisagée uniquement en terme de liens sociaux. Ce mouvement permet en effet au sujet de se défendre contre les conflits internes qui le menacent. Maturation ou régression L’entrée dans le travail était motivée par la nécessité de satisfaire des besoins personnels; les mobiles générés par l’activité sont d’une autre nature: ils renvoient à des besoins collectifs. De nombreuses traditions soulignent l’existence d’une tension, au cœur de l’être humain entre besoins individuels et inscription sociale. Durkheim, par exemple, évoque la dualité à l’intérieur de l’humain entre des états de conscience strictement individuels qui «ne nous rattachent qu’à nous-même» et d’autres états qui nous tournent vers les autres hommes et «nous attachent à quelque chose qui nous dépasse» (23). Or, le développement de l’activité de travail nous apparaît maintenant comme le mouvement dynamique à travers lequel l’individu intègre progressivement le souci de l’activité d’autrui. Et la joie qui éventuellement l’habite ne tient pas seulement au sentiment de contribuer ensemble à des fins communes. Elle tient à ce qu’à travers ce développement le travailleur se découvre capable de donner plus que ce qui était attendu. Cette possibilité d’accéder à l’autonomie et à la responsabilité concerne directement la conquête au statut d’adulte. Le développement de l’activité apparaît ainsi comme développement de la personnalité. Castoriadis donne cette évolution comme une exigence: «ce que je veux, c’est faire ma vie, et donner la vie si possible, en tout cas donner pour ma vie». Au contraire, le lot de l’enfant est de «recevoir sans donner» ou de «faire pour recevoir» (24). A sa façon, Karasek, avec son modèle de l’autonomie, va dans le même sens. De même, pour Hannah Arendt, l’adulte se caractérise par la capacité à assumer librement ses actes alors que la soumission à l’autorité est le lot de l’enfant (25). Elle a d’ailleurs soutenu que l’explication de l’origine du mal était condensée dans la formule d’Eichmann: «Je ne suis pas responsable: je ne faisais qu’obéir» (26). L’activité oriente donc dans le sens du développement et de la maturation; au contraire, les obstacles au développement de l’activité renvoient le salarié à lui-même, à son narcissisme, au pôle infantile où il ne sait faire que ce qu’on lui demande. De ce côté, le rapport à autrui ne suscite plus le sentiment joyeux de vivre et travailler ensemble. Autrui est réduit à une fonction de miroir. Et l’image qu’il renvoie de l’individu isolé n’est, par définition, jamais satisfaisante. La souffrance s’exprime alors souvent à travers un discours sur la reconnaissance. Ce discours est généralement considéré comme exprimant un contenu positif. En réalité, la reconnaissance qu’il suscite est celle du statut de victime. Il conduit à présenter une dette qui, posée en ces termes, ne pourra jamais être acquittée. La revendication de reconnaissance adressée à la direction présente, en effet, les caractéristiques d’une injonction paradoxale. Exprimant le ressentiment consécutif à l’amputation du pouvoir d’agir, elle se situe du côté des passions tristes. La reconnaissance du préjudice est nécessaire mais le statut de victime est très ambigu: l’objectif ne peut être que d’en sortir et, pour cela, quelle voie emprunter si ce n’est celle qui conduit à renouer avec le potentiel affirmatif de la personnalité et donc avec l’activité empêchée? Il faut donc viser la reprise d’une élaboration orientée vers ce pôle adulte où l’activité rejoint l’activité d’autrui. Ce pôle où la reconnaissance en acte se passe de tout discours sur la reconnaissance. Clot affirme avec raison que le travail constitue un opérateur de santé dans la mesure où il permet de se porter à distance de soi. Le paradoxe est ici que le travailleur se retrouve et se transforme dans ce processus de mise à distance alors que le renvoi au pôle narcissique porte, comme l’indique le mythe, le risque de l’anéantissement dans son propre reflet. C’est le paradoxe que nous avons souligné: poussée au bout, l’individualisation conduit à l’effondrement de l’individu (22). Au contraire, l’affirmation individuelle n’existe qu’enracinée dans des traditions et des réseaux d’activité. Enfin, il s’agit toujours d’une aventure risquée car, effectivement, le salarié peut à tout moment voir interrompu le développement de son activité. Activité empêchée et psychopathologie personnelle Face aux décompensations en milieu de travail, surgit traditionnellement le débat autour des parts respectives des problèmes personnels et de problèmes professionnels. Et de fait, il existe bien un potentiel de rupture dans ces deux directions. Il y a effectivement des cas dans lesquels la psychopathologie personnelle apparaît à l’analyse comme un obstacle au développement de l’activité. Cependant, les situations dans lesquelles la crise trouve son origine exclusive de ce côté sont extrêmement minoritaires. Dans la plupart des cas, la différence d’orientation qui apparaît dans le rapport aux objets ouvre sur l’autre dimension du politique: non plus le vouloir vivre et agir ensemble mais la question du pouvoir (27). Le travail est en effet habité par une tension qui lui est constitutive. D’un côté, nous avons vu qu’il n’est pas possible de trouver un espace de développement dans le travail sans y mettre de soi, sans se l’approprier. Il nous faut maintenant donner le deuxième terme de la contradiction: il tient au rapport salarial dont la formule est très simple: «ton activité ne t’appartient pas». C’est en ferraillant et en rusant avec cette contradiction que le sujet défend et construit sa santé. Mais il n’est jamais à l’abri d’un rappel à l’ordre brutal susceptible de se traduire par une amputation parfois radicale de son activité. La fermeture de l’espace de développement renvoie alors le salarié à ses problématiques personnelles. Leur résurgence peut revêtir des formes cliniques diverses et justifier une prise en charge par les psychothérapies traditionnelles d’inspiration familialiste. La psychopathologie au sens freudien n’est-elle pas l’expression du retour des problématiques infantiles dans le comportement adulte? Cependant, l’entreprise n’est pas une famille et, dans la plupart des cas, ce n’est pas la dynamique propre des problèmes psychopathologiques personnels qui conduit à leur résurgence, ce sont les impasses et parfois les violences auxquelles se heurte le développement de l’activité. S’il y a donc une place pour la prise en charge psychothérapeutique, il y a, au premier chef, l’exigence de développer l’élaboration du côté du travail. C’est sur ce versant que le médecin du travail est sollicité. De l’activité à l’action Dans le processus que nous tentons de schématiser, l’émotion occupe une place centrale. Elle signale la perception d’un écart entre certains traits de la situation et le prolongement de nos orientations affectives. Son rôle «est de nous disposer soit à changer le monde, soit à nous changer nous-mêmes» (28). La situation devient dangereuse lorsque la pression sociale à nous changer nous-mêmes va dans le sens de la révision d’orientations éthiques qui forment le socle vivant de notre personnalité. Le conflit intérieur constitue alors un risque pour la santé. En pareil cas, l’alternative à la pathologie consiste à rejouer sur le terrain du langage ce qui n’a pu s’exprimer dans l’activité. La butée du développement de l’activité sur la relation de pouvoir ouvre en effet sur la question de la légitimité des positions en présence. Et, sur ce terrain, la fonction du clinicien consiste à aider à clarifier les termes du débat afin d’offrir à l’émotion une issue autre que pathologique. L’impasse, dit Livet, nous impose de «partager nos émotions avec autrui de manière à les transformer en valeurs» (28). Il faut prendre au sérieux l’idée de transformation car les valeurs ne sont pas données d’emblée à la conscience. «La vie est polarité, dit Canguilhem, et par là même position inconsciente de valeurs.» (29). Transformer l’émotion en valeur implique de faire émerger ce qui, dans le mouvement empêché, fait sens. Il s’agit - nous empruntons la formule à Ricoeur – d’élever ses passions, ses intérêts, ses convictions à un niveau d’arguments que l’on peut partager avec autrui (27). Dans la crise, la reconnaissance passe nécessairement par ce processus où les protagonistes font ce travail – car il s’agit bien d’un vrai travail - qui permet de rendre intelligibles leurs orientations et motivations. Il est alors possible de porter la question dans le débat social, de discuter, éventuellement de s’affronter, mais pour quelque chose qui vaut, qui a du sens dans un monde humain. Ramener ainsi dans le débat social les conflits que les salariés portent comme des questions personnelles protège contre le sentiment de dévalorisation et contre les pathologies du stress. Cependant, la discussion ne peut être réduite à un affrontement sur les valeurs. Dans le ciel des valeurs, la discussion est sans fin. Ce n’est pas ainsi que les êtres humains discutent, ils argumentent en s’appuyant sur ce qu’ils savent des choses du monde (30, 31). Ma capacité à argumenter trouve ses ressources dans la connaissance des dynamiques qui animent cette petite fraction du monde à laquelle mon activité me donne un accès privilégié. C’est dans la mesure où mon enracinement particulier me permet d’attirer l’attention sur des phénomènes non perçus par autrui que je peux apporter une contribution et espérer la faire reconnaître dans le débat. Seulement cet enracinement relève d’une sagesse du corps; il est vécu beaucoup plus que pensé (32, 33). La capacité à mettre des mots sur les conflits de l’activité constitue, de ce fait, un enjeu majeur en termes de santé au travail. Ce travail d’élucidation des conflits vécus, c’est le travail de la consultation. C’est dans la mesure où ils n’arrivent plus à exprimer leurs points de vue dans le milieu de travail ni même à comprendre ce qui leur arrive que les salariés font appel au médecin du travail. Parce que le médecin est en position d’aider à entendre ce qui s’exprime dans le corps, il peut aider le salarié à démêler les fils de son engagement, le sens de ses émotions, les enjeux de son rapport aux objets du travail et à l’activité d’autrui. En ce sens, la consultation développe une analyse du travail. Sur la base d’un tel travail en commun, le retour au collectif pour le salarié et à l’intervention publique pour le médecin prennent une tout autre allure. * Ce texte a été publié dans les Archives des Maladies Professionnelles et de l’Envrionnement.(2006). Annie Deveaux est médecin du travail et membre de l’Association Santé et Médecines du travail – S.M.T; Philippe Davezies est enseignant-chercheur en médecine et santé au travail, Université Claude Bernard Lyon 1; Christian Torres est médecin du travail, Président de l’Association Rhône-Alpes de Psychodynamique du Travail. [1] Spinoza B. (1954). L’éthique. Gallimard, Paris. [2] Berthoz A. (1997). Le sens du mouvement. Odile Jacob, Paris. [3] Berthoz A. (2003). La décision. Odile Jacob, Paris. [4] Dejours Ch (1993). Travail: usure mentale – de la psychopathologie à la psychodynamique du travail, Bayard Editions, Paris. [5] Clot Y. (2006). 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