Traité europeéen. Après le NON francais

La procession des fulminants

Frédéric LORDON

Nous avons publié sur ce site plusieurs textes [1] de F. Lordon, économiste qui argumentait pour le NON au Traité constitutionnel lors du vote du 19 mai en France. Cette nouvelle contribution décortique la réaction de la presse après la victoire du NON. A méditer, car à l'occasion de la campagne pour le référendum du 25 septembre (sur le «paquet»: «libre circulation» et «mesures d'accompagnement»), les attitudes analogues ne manquent et ne vont pas manquer. réd.

Que se passe-t-il dans les têtes journalistes ? Comme si les capacités d’accommodation mentale s’étaient trouvées saturées par l’ampleur du choc à assimiler, l’événement qui aurait dû produire le plus d’impact n’en a produit aucun: par l’effet d’une combinaison d’inertie et de stupeur, l’appareil médiatique continue sur sa lancée, et ressasse en boucle les mêmes consternantes ritournelles, après comme avant le référendum. A la vérité, on sait bien qu’il devrait être davantage question, dans cette affaire, de sociologie, et même de sociologie politique, que de sciences cognitives, quoiqu’il faille ne s’interdire aucune sorte d’explication pour rendre compte dans toute sa diversité d’un phénomène d’aberration discursive généralisée où l’on trouve aussi bien l’écholalie compulsive que la fulmination écumante.

Pour les vedettes mineures du journalisme audiovisuel, celles qui ont leur part de micro ou d’écran, l’hypothèse de la malignité, en aucun des sens du terme, n’est la plus pertinente. Quand Maryse Burgot (JT, France 2, 30 mai), envoyée très peu spéciale, s’en va sonder l’opinion hollandaise en se demandant gravement si celle-ci également se prononcera <», elle ne fait probablement que rejoindre dans les automatismes de l’incurie ordinaire sa collègue du 13h qui, reprenant les mêmes mots, tend aux passagers d’un train de banlieue un micro les sommant de répondre à la question de savoir s’ils ont voté <<à cause de la situation sociale>> ou bien <. Incapables de faire la différence élémentaire entre <a priori aucun message particulier, elles se trouvent ici orientées et <

L’hypothèse de l’innocence ne suffit déjà plus à faire le compte à elle seule dans le cas de Jérôme Bony (JT 13h, France 2, 30 mai), autre exemple, très représentatif dans son genre, qui, lui, se préoccupe du divorce de <<. La proposition est invalidée quelle que soit la définition – gouvernementale ou nationale – qu’on se donne de <

Voilà comment se fabrique en France l’image de <

Et plus l’on monte dans la hiérarchie, plus la divagation intellectuelle est prononcée, mais pour d’autres raisons. A la carence intellectuelle chronique des journalistes de base, qui tiennent << (Jean-Marie Colombani, Le Monde, 31 mai 2005). La signification du non est sans ambiguïté: < (J.-M. Colombani, id.) ; < n’a-t-il pas < (ibid.) ? Le non de gauche se clame européen et internationaliste ? Il ment ! Jean-Marie Colombani connaît les replis de l’âme de gauche, elle est noire. Le non de gauche porte t-shirt, jeans et baskets ? C’est faux ! Chemise brune, pantalon de golf et bottes à clous, Jean-Marie les a vus. Le monde entier est dans l’erreur, Jean-Marie va dire la vérité. Il a un peu d’écume au coin des lèvres mais c’est l’urgence qui le tourmente et la cause de la révélation qui n’attend pas. Il doit avoir raison, car Serge July voit les mêmes choses: < […], on croyait cette xénophobie-là impensable>> (Libération, 30 mai 2005). Et Philippe Val aussi ! < […] on a entendu clamer “Les Juifs au four !” Seul François Mauriac s’en était indigné […] Mais c’était un éditorialiste de l’élite, et il paraît que le résultat du référendum, c’est aussi le rejet des éditorialistes de l’élite>> (Charlie Hebdo, 1er juin, 2005). Tout est donc vrai. Science et pré-science. July voit sitôt le 30 mai < [la France d’en haut et la France d’en bas]>> ; mais Colombani a délivré son oracle frémissant dès le 26: <<[Laurent Fabius] qui s’était distingué en assurant que Le Pen posait “les bonnes questions” fini[t] par donner sur un sujet décisif la même réponse que Le Pen>> (Le Monde, 27 mai 2005). Il faut donc s’en convaincre: < (Arnaud Leparmentier, Le Monde, 31 mai 2005). C’est l’évidence, le non de gauche veut sortir la France de l’Europe, il était contre le TCE qui interdit les aides d’Etat et nous empêche par là de reconstruire la ligne Maginot, il ne veut plus aucun échange avec l’étranger, il veut l’isolement et l’isolation, les deux, au cas où l’un fuirait plus que l’autre. < dit-il… Mais que peut la << (J.-M. Colombani, Le Monde 31 mai 2005). Sondage Ipsos sortie des urnes: 72% des Français se déclarent << (Laurent Joffrin, Le Nouvel Observateur, 2 juin 2005). 72% des Français… parmi lesquels 56% des communistes…

Fusion des circuits ou décompensation générale, l’hallucination du << (Libération, 30 mai 2005). Une épidémie, c’en est une en effet, mais de delirium, et les frappés ne sont pas ceux qu’on croit. Formidable naufrage mental. Le monde réel contredit le monde voulu, et cet attentat au désir des Grands est un choc si insupportable que le monde lui-même est déclaré abominable. Le comble de l’abominable c’est le fascisme ; le non est donc fasciste. C’est évident, c’est mathématique, c’est psychotique. En tout cas c’est nécessaire, parce que sinon c’est incompréhensible. Ce qui a été si ardemment, si raisonnablement voulu par les Grands ne peut être rejeté que par les pulsions les plus basses, la part la plus mauvaise du monde, le Mal en personne(s). Ces Français qui disent non sont à peine des hommes, presque des animaux.

Le delirium est lancé, on ne l’arrêtera plus. Il cesse d’être ignoble pour redevenir simplement risible quand il tente d’être analytique de nouveau. Car le rejet du traité ne fait pas que mettre en marche l’extrême droite, il réveille également Staline. July, qui en connaît un rayon en la matière, voit des moustaches partout: < (Libération, 30 mai 2005), tel est bien en effet le programme du non de gauche. Colombani a eu une jeunesse moins tumultueuse, mais il a étudié également: < […] oublient simplement que le handicap économique des pays européens de l’ex-Empire soviétique résulte précisément de ce qu’ils ont été privés de l’économie de marché pendant la seconde moitié du XXe siècle>> (Le Monde, 27 mai 2005). Elévation de la pensée et puissance de l’analyse, théorie économique et mobilisation de l’histoire longue. L’<<économie de marché>> à laquelle la gauche s’est ralliée en 1983 est celle-là même dont les pays de l’Est ont été privés. Car la France d’avant 1983 était une économie centralement planifiée, les livres sont formels – et la France elle-même membre du Pacte de Varsovie à l’époque. Avant 1983, les travailleurs français rejoignaient chaque matin leur kolkhoze ou leur usine d’Etat. Le directeur, sous la surveillance d’un commissaire politique veillait comme il pouvait à la réalisation des objectifs du plan quinquennal. Des patrons ont connu le goulag. Mais 1983 nous a tiré des ténèbres du Gosplan. Jean-Marie nous le dit: il ne faut pas y retourner.

Ces âneries de force 10, qui vaudraient à un étudiant de première année de sciences économiques un sérieux conseil de réorientation, s’écrivent sans faiblir dans un éditorial du Monde où il apparaît que les doxogogues, ces conducteurs éclairés de l’opinion, sont en fait des sortes de nécessiteux dans leur genre. Et pire encore, voilà que les << (Le Monde, 1er juin 2005). Car à l’évidence, un monde sans délocalisation ne peut-être que soviétique – la France sans délocalisation des années 50-80 n’était-elle pas soviétique ? Du même, au même endroit: <péché mortel, comme si nous ne vivions pas […] dans une économie de marché>>. Marc Lazar, politologue-économiste de la même farine, ne dit pas autre chose. Lui aussi se plaint de <[…] impliqué dans la mondialisation, mais qui […] refuse l’économie de marché>> (Le Monde, 1er juin 2005). Et pas une hésitation, pas un tremblement de la plume au moment de lâcher ces solécismes théoriques. Ils sont universitaires, revêtus de tous les attributs de l’autorité cathédrale, ils nous expliquent doctement ce qu’il faut penser des confusions économiques du non «soviétique>>, mais ne connaissent pas eux-mêmes la différence entre <<économie de marché>> et <<économie de concurrence libre>>. Il faut leur dire comme à des étudiants que la première signifie <<économie décentralisée>> – c’est-à-dire sans principe de coordination générale centralisée – et autonomie de décision des centres producteurs ; et que la seconde désigne une certaine intensité (élevée) de la compétition de ces centres entre eux, notamment du fait de la suppression des entraves à la circulation des marchandises et des services. Ils n’ont pas compris que la première est une catégorie plus générale que la seconde, que la seconde n’est que l’une des modalités possibles de la première. Il faut les avertir que les économistes se sont précisément cassé la margoulette (mais pas trop quand même) pour qualifier ces différents degrés de la concurrence dans une économie de marché: concurrence <

Par une de ces vacheries dont il avait le secret, Pierre Bourdieu, avait qualifié la population des doxogogues de << dit Yves Mény temporairement ( ?) transformé en Raffarin – car c’est à peu près du même niveau. <, ou la tambouille psychologisante avec des vrais morceaux de lieux communs de Sciences-Po dedans. Mais c’est July, Crassus Imperator, qui règle tout le monde au sprint et décroche la palme du plus grand nombre d’occurrences de <

Ces effrayantes aberrations intellectuelles qui avaient déjà consterné la campagne et, loin de s’évanouir, explosent sans limite après le scrutin, donnent une idée de l’état de fureur sacrée qui habite la procession des fulminants, et dont Serge July donne, plus précisément qu’il ne le pense, le fin mot: le rejet du traité est < (Libération, 31 mai 2005). C’est donc une question d’estomac, et même de tripoux. On croyait la problématique du boyau réservée aux partisans du non – c’est le oui qui jugeait avec la tête. Finalement les difficultés de péristaltisme semblent mieux distribuées qu’on pouvait penser. On comprend d’ailleurs aisément pourquoi. Ce rêve de société, adorablement moderne et flexible, peuplé d’élites sveltes et mobiles, excitant et concurrentiel, technologique et rémunérateur, que les précepteurs du oui travaillent à nous faire aimer depuis deux décennies, depuis qu’ils se sont exclamés <

Il faut sans doute tenir pour un indice de l’indigence de la pensée, la prolifération des catégories morales qui tiennent lieu d’analyse à nos Ravis d’hier et à nos Enragés d’aujourd’hui. Incapables de faire la différence entre comprendre et juger, ou plutôt tenant systématiquement une proposition morale pour un acte d’intelligence du monde, leur détestation de la démocratie-qui-les-contredit se trouve pour seul émonctoire la fureur accusatrice et pour seule analyse la dénonciation de la décadence morale. Le bas peuple, évidemment, est aux premières loges pour recevoir la leçon: il est < (Frédéric Filloux, 20 Minutes, 30 mai 2005), a l’avarice chevillée au corps – < […] même la générosité>> (Serge July, Libération, 30 mai 2005) – et tant d’autres choses dégénérées encore. Mais puisque après tout deux objets sur lesquels passer sa colère valent mieux qu’un, la classe politique également en prendra pour son grade:<, pontifie Laurent Joffrin (Le Nouvel Observateur, 2 juin 2005) qui soudain ne veut plus rien avoir à voir avec ladite classe. Jupitérien, Serge July délivre ses verdicts: < (Libération, 31 mai 2005) – le plus drôle c’est que pour le coup on pourrait être assez d’accord avec lui… Et dans le registre combiné de la hauteur de vue sentencieuse, de l’antiphrase et du comique involontaire, c’est enfin Jean-Marie Colombani, à tout seigneur tout honneur, qui a le dernier mot:< (Le Monde, 31 mai 2005). Ah mais ça c’est une idée !

1. Appel des économistes pour le Non. Présentation de F. Lordon (18 mai 2005); Le mensonge social de la Constitution, (avril 2005); L’Europe concurrentielle, la haine de l’Etat et l’aveuglement social-démocrate volontaire, (mars 2005).