Débat

D’une éventualité à l’inéluctabilité:
à propos du devenir-monde du capital

Jean-Pierre Garnier *

Disons le d’emblée: cet ouvrage [1], premier d’une tétralogie en cours d’élaboration, devrait conduire à frapper de nullité, tant théorique que politique, une bonne part de la littérature pléthorique qui continue de s’accumuler, en France comme à l’étranger, et tant «à droite» qu’«à gauche», sur la «mondialisation». Les guillemets que l’auteur prend soin d’apposer à ce vocable n’indiquent pas seulement un refus de le prendre dans ses acceptions ordinaires, notamment orthodoxes, c’est-à-dire conformes au paradigme libéral. Ils marquent surtout la volonté d’en proposer une autre qui rendrait une telle appellation scientifiquement inacceptable. 

Le «devenir-monde du capitalisme», pour Alain Bihr, n’est pas seulement l’extension de ce dernier sur la terre entière, mais le processus par lequel il produit un monde propre, un système socio-spatial original avec des traits spécifiques, et cela «bien avant de devenir une réalité planétaire». Autrement dit, le devenir-monde du capitalisme prend naissance dès la formation de celui-ci comme mode de production avec l’expansion commerciale et coloniale européenne à partir de la fin du XVe siècle et surtout au XVIe siècle. Dès lors, ce que l’on dénomme aujourd’hui, à tort selon A. Bihr, «mondialisation» ou «globalisation» correspondrait à la troisième période de l’histoire du développement capitaliste, à savoir celle de sa «transnationalisation»  au profit d’instances supranationales ou infranationales, à la fois cause et effet de «l’invalidation, au moins partielle, de l’État-nation» qui constituait le cadre institutionnel structurant du capitalisme au cours de l’étape antérieure de son évolution [2]. Cette phase précédente, la «période internationale» (1800-1975), faisait elle-même suite à une «période anténationale» (1450-1800) au cours de laquelle s’était mis en place un «protocapitalisme mercantile» qui rendra possible le parachèvement du rapport de production capitaliste lors de  la «révolution industrielle».

Une telle «reconstruction» historique ne va pas de soi, et cela d’autant moins qu’elle implique de déconstruire les présupposés, vulgaires mais aussi savants, qui inspirent la plupart des analyses consacrées à la «mondialisation». Pour étayer la première et critiquer les seconds, il n’a pas fallu seulement à l’auteur passer en revue les multiples études déjà consacrées à l’essor du capitalisme et l’énorme documentation sur laquelle elles se sont appuyées, mais construire pièce par pièce l’appareillage théorique susceptible de battre en brèche des interprétations qui prévalent sur le sujet. C’est pourquoi, avant de retracer «le long et tortueux chemin à travers lequel s’est formé le capital» — à ne pas confondre, on le verra, avec le capitalisme — puis, dans les trois volumes à venir, de montrer comment le mouvement expansif de ce rapport de production a engendré un mode de production qui tend à englober, en la transformant au fur et à mesure, la pratique sociale toute entière, l’auteur a pris soin d’exposer en détail et avec méthode la «grille d’analyse» qui donnera à l’ensemble des quatre tomes leur unité. La longueur et la rigueur de cette imposante «Introduction générale» pourraient en rendre ardue la lecture si, d’une part, celle-ci n’était facilitée par l’enchaînement rigoureux des mises au point conceptuelles et une écriture limpide qui en font un modèle de clarté pédagogique, et, d’autre part, si elle ne permettait pas d’entrer, sans plus attendre, dans le vif du débat. Ou, plus exactement, des débats.

Cette approche théorique de la dynamique du capitalisme n’a, en effet, rien d’académique. Le souci de scientificité, qui transparaît dans la minutie de l’argumentation et le sérieux des références bibliographiques, n’exclue pas la polémique. Fidèle à l’enseignement de Karl. Marx et Henri Lefebvre, deux des penseurs majeurs qui inspirent sa démarche, A. Bihr fait partie de ces esprits, devenus assez rares parmi une intelligentsia française confite dans une «pensée tiède», pour reprendre une formulation de Perry Anderson, qui ne conçoivent pas que l’on cherche à comprendre le monde actuel sans être guidé par l’urgence de «le transformer dans le sens de l’émancipation de l’humanité des fers capitalistes qui l’asservissent et l’avilissent».

À l’encontre des chantres de la  «démocratie de marché» présentée comme «l’horizon indépassable de notre temps»… et de ceux à venir, l’auteur n’a de cesse de mettre en lumière l’aspect chaotique du processus dont elle est issue et qui continue de la travailler (crises, guerres, convulsions révolutionnaires et contre-révolutionnaires), c’est-à-dire les «contradictions qui interdisent, par conséquent, au monde capitaliste de devenir un monde stable et définitif». Bien plus, montrer ce que le capital, à travers son procès «global» de reproduction, «implique d’exploitation, de domination et d’aliénation», et donc «de misère et d’horreur», justifie la position critique adoptée à son égard. Cependant, sauf à s’enfermer dans une pure négativité, cette position ne peut que se situer dans une perspective «utopienne»  en explorant les possibles envisageables au-delà de la «mondialisation», que celle-ci, au demeurant, contiendrait à l’état virtuel, en vue de «la réalisation concrète de la communauté humaine dans et par le communisme». C’est  là, selon A. Bihr, la seule alternative aux «possibles les plus noirs» également inscrits dans la poursuite du «devenir monde du capitalisme», tels l’apocalypse nucléaire ou la catastrophe écologique qui signeraient la fin de celui-là en même temps que celle de l’humanité.

Pour en savoir davantage sur les «conditions de possibilité d’un dépassement révolutionnaire du capitalisme» et sur la capacité de ce dernier, jusqu’ici, à «résoudre (fût-ce seulement partiellement  et temporairement) ses contradictions en les déplaçant  à défaut de les dépasser», un préalable s’impose: en savoir plus sur sa naissance, c’est-à-dire sur ce qui l’a rendu possible. D’où la nécessité de remonter à «la préhistoire du capital». Elle va fournir à l’auteur l’occasion d’apporter des réponses innovantes aux questions «quand, où» et, surtout, «pourquoi est apparu le capitalisme», mais aussi de dissiper au passage une série de bévues liées en partie aux présupposés mentionnés plus haut: ignorance voir négation de la dépendance de la sphère de la circulation marchande à l’égard de la sphère de la production, «légende apologétique» d’un capital marchand puis industriel né de la libre concurrence, «caractère fabuleux (au sens de fable) des vertus supposées pacificatrices du commerce »

 De par sa formation (philosophique) et sa profession (sociologique), pour ne rien dire de son engagement politique (anticapitaliste), A. Bihr s’est toujours montré allergique à l’idéologie devenue dominante depuis la «mort» supputée des autres: l’économisme. Une preuve supplémentaire en est fournie avec ce nouvel ouvrage. Qu’il s’agisse des «mondes marchands pré-capitalistes», du féodalisme et de sa «subversion» par des rapports de production capitalistes encore embryonnaires, ou de sa  «crise finale» qui ouvrira la voie au développement du capitalisme proprement dit, A. Bihr se garde le réduire le cours de l’histoire une dialectique opposant les «forces productives» aux rapports de production. C’est entre ces derniers ou en leur sein, «y compris évidemment dans leur dimension propre de lutte de classes» (y compris «sous la forme imparfaite» des castes, des ordres et des états) qu’il convient de déceler la contradiction et l’antagonisme. La précision n’est pas de trop.

 Par delà la vision et la visée qui ont pu les opposer, la «fable néo-libérale» et la «vulgate marxiste» partagent, en effet, une commune propension au réductionnisme économiciste, avec la confusion conceptuelle qui en découle sur ce qu’est le capitalisme. Ce qui oblige A. Bihr à opérer d’incessants rappels sur ce qu’il n’est pas: ni un «système économique» ou «de production», en l’occurrence une «économie de marché», pour les uns, ni un «rapport de production» voire «d’exploitation», pour les autres, mais un mode de production, c’est-à-dire une «totalité sociale s’édifiant sur la base de ce rapport», «un type de société  globale profondément marquée par son emprise, bien au-delà de la seule sphère économique».  C’est pourquoi, fidèle en cela à la critique marxienne de l’économie politique, la démarche adoptée prend soin de ne jamais dissocier le capital comme rapport social des multiples conditions qui lui ont permis d’exister et de se développer, lesquelles «n’ont rien d’économique» .

En premier lieu, viennent les rapports de classes, fussent-ils encore marqués par les relations de dépendance personnelle ou communautaire, faits de luttes, mais aussi d’alliances et de compromis. D’où des développements détaillés et documentés sur la structure sociale et le fonctionnement des sociétés précapitalistes, où sont mis en lumière les raisons socio-économiques, variables selon les lieux et les moments, de l’essor d’un capital marchand et de son impact différencié — ou de son absence d’impact —  sur les rapports de production préexistants. Autre élément non économique à prendre en compte: le contexte culturel, favorable ou contraire, selon les cas, à l’émergence du rapport capitaliste de production. Ou encore la dimension urbaine de cette émergence, ce qui nous vaut des retours éclairants sur l’autonomisation des villes, à partir de leur spécialisation dans les activités marchandes, vis-à-vis d’un pouvoir féodal ancré sur la propriété foncière, et sur les affrontements dont elles seront le théâtre lorsque la bourgeoisie mercantile commencera à s’émanciper de la domination seigneuriale ou quand le patriciat des négociants et des banquiers devra faire face aux soulèvements populaires des artisans et des manouvriers urbains.

Le niveau microsociologique n’est pas négligé non plus, en tant que déterminant extra-économique de la formation des rapports capitalistes, qu’il s’agisse des normes régissant les mœurs, les usages et les coutumes, ou des valeurs qui entrent dans la construction des identités et des imaginaires. Ainsi pourra-t-on comprendre, par exemple, pourquoi, malgré la montée en puissance des marchands à la fin du moyen âge européen, n’existait nulle part encore, «ce type d’individualité prête à se vouer corps et âmes à l’accumulation […], dont le désir, la volonté, le courage, l’imagination et l’intelligence sont tout entiers mis au service quasi exclusif de la valorisation du capital». D’où ce paradoxe d’«un capital sans capitaliste». Unparadoxe somme toute logique: la subjectivité capitaliste n’était encore qu’en gestation.

Last but not least, parmi les conditions non économiques de possibilité du capitalisme, figure l’État. Contrairement, là encore, à ce que laissent entendre les versions imprégnées d’économisme colportée conjointement par le libéralisme et le marxisme, les appareils étatiques ont joué, avec des configurations multiples de moyens et de formes, un «rôle primordial» dans le devenir-monde du capitalisme, en tant que médiation indispensable à l’articulation et à l’unité des trois niveaux, dégagés  par A. Bihr, du procès global de reproduction du capital: «procès immédiat de reproduction, procès de production des conditions générales extérieures du précédent, procès de production et de reproduction des rapports de classes et des  classes elles-mêmes». Il s’ensuit que la périodisation de l’histoire du capitalisme devait être  «essentiellement politique», rompant ainsi avec les découpages classiques mais réducteurs qui rabattent le devenir-monde du capitalisme sur le seul devenir-monde du capital, c’est-à-dire sur le procès immédiat de reproduction de celui-ci. Or, comme le démontre A. Bihr, s’il contribue de la manière la plus directe à l’essor du mode de production capitaliste, ce n’est «pas nécessairementla plus décisive».

C’est pourquoi l’analyse des rapports de production dans les sociétés précapitalistes, dont l’ouvrage restitue la dialectique complexe dans une perspective comparativiste pleine d’enseignements, ne saurait faire l’impasse sur les éléments institutionnels et idéels, travers auquel cède si souvent un matérialisme primaire principalement sinon exclusivement focalisé sur les éléments matériels. Pour aider à comprendre comment de nouveaux rapports de production ont pu se former dans et contre ceux qui prévalaient auparavant, comment, plus précisément, des rapports féodaux de production vont succéder aux rapports esclavagistes des sociétés «antiques» (mais non à ceux des sociétés «asiatiques» — Japon mis à part — ou «arabo-musulmanes»), puis comment, en Europe occidentale et pas ailleurs, le capital marchand va se développer en marge du mode féodal — le servage — de domination et d’exploitation du travail agricole, avant de le «subvertir», A. Bihr met en avant deux facteurs explicatifs: «les contradictions internes entre les différents éléments (matériels, institutionnels, idéels)  des rapports de production existant», et «surtout, les conflits internes à ces rapports de production, opposant les différents groupes sociaux qu’ils font naître […]».

On aura deviné, au vu de ce qui précède, que si la «crise finale du féodalisme» (de même que celle des modes de production dont il avait pris le relais) sur laquelle se termine ce premier volume, ouvrait différents possibles de transformation des rapports de production, «c’est en définitive les conflits entre les acteurs aux prises dans ces rapports de production, qui vont déterminer l’intensité et les formes, toujours singulières, d’actualisation de ces possibles». Ce qui offre à A. Bihr l’occasion de pourfendre deux de ses bêtes noires idéologiques, le matérialisme vulgaire qui ne jure que par le développement des «forces productives», et l’idéalisme simplet qui ne raisonne qu’en  termes de «mentalités» et de «représentations», alors qu’«ici comme ailleurs, c’est la lutte des classes qui a et garde le dernier mot». Ce genre d’assertion, à laquelle on peut adhérer, tant les faits relatés semble la corroborer, n’est toutefois pas sans poser un problème de logique en même temps qu’une question politique.

Telle qu’A. Bihr en retrace le déroulement, l’histoire féodale, pour ne rien dire de celle d’époques plus anciennes, lui donne assurément raison, puisqu’elle a eu pour moteur   l’affrontement de rien moins que quatre acteurs collectifs (seigneurs, paysans, artisans, négociants-banquiers),  pour se terminer  par «une mêlée générale  mettant aux prises toutes les classes sociales à la ville aussi bien qu’à la campagne». On peut cependant se demander  si, étant donné le caractère  rétrospectif du récit proposé, le «dernier mot» n’était pas écrit d’avance, alors que l’issue de la «lutte des classes» est, dans une conjoncture socio-historique donnée, en principe incertaine. En d’autres termes, si cette crise apparaît rétrospectivement comme la crise finale du féodalisme, c’est parce qu’on sait aujourd’hui qu’elle devait —  terme à prendre ici dans ses acceptions fortes et faibles —  «ouvrir la voie à […] la formation du capitalisme proprement dit». Mais, qu’en est-il, dès lors, des différents possibles de transformation des rapports de production sur lesquels la crise structurelle d’un mode de production est censée ouvrir ?

Sans doute A. Bihr conclue-t-il le premier tome de cette «saga» marxienne du capitalisme en indiquant qu’«au terme de la longue crise qui clôt son Moyen-âge», il faudra encore trois siècles à l’Europe occidentale pour «amplifier et consolider les résultats  du développement du capital». Les jeux, pourtant, étaient déjà faits bien avant puisque la transition, dont la crise était la manifestation, s’était amorcée depuis au moins deux siècles, et que, fût-elle «avortée» dans l’immédiat — un immédiat qui durera quand même jusqu’au milieu du XVe siècle ! —, elle ne pouvait que conduire là où elle a finalement mené. Autant dire, qu’il n’existait par définition qu’un seul «possible», et non plusieurs à l’horizon de la «préhistoire du capital», et que, pour reprendre la formulation d’Alain Bihr, c’est seulement sur «l’intensité et les formes, toujours singulières, d’actualisation»  de ce possible-là, et de nul autre, que la lutte des classes était susceptible d’avoir «le dernier mot». En poussant plus loin mais dans le même sens le raisonnement, on pourrait être autorisé à en inférer que c’est moins la «lutte des classes» que la bourgeoisie, qui, en l’occurrence, eut «le dernier mot».

Cette apparente contradiction amène soulever une question politique qui renvoie à la dimension «utopienne» de la démarche d’Alain Bihr. Sans préjuger de l’orientation donnée à la suite de son travail, on peut se demander, au vu de la durée de germination pluriséculaire des prémices du basculement de l’Europe occidentale dans les «temps modernes», autrement dit capitalistes, où discerner aujourd’hui «les conditions de possibilité du dépassement révolutionnaire du capitalisme», alors que, après plus de cinq siècles d’existence  de ce dernier, on ne décèle aucune trace, jusqu’à plus ample informé, malgré les multiples contradictions auxquelles il est confronté, de la gestation en cours d’un autre mode de production. Et qu’au plan politico-idéologique, la bourgeoise, désormais en grande partie transnationalisée, a bel et bien repris l’initiative dans la lutte des classes. En quoi, dès lors, les possibles «les plus  roses» — et même «plus rouges que rose» — entrevus par Alain Bihr différeront-ils de l’«autre monde possible» cher aux altermondialistes, dont chacun sait qu’il ne peut être qu’un monde autrement capitaliste et non un monde autre que capitaliste ? Mais peut-être la réponse est-elle à venir dans le dernier volume de sa passionnante tétralogie.

1. Alain Bihr La préhistoire du capital. Le devenir-monde du capitalisme 1. Éditions Page deux, coll. Cahiers libres, Lausanne, 2006, 456 p.

2. Alain Bihr a déjà amplement traité et développé ce thème dans Le Crépuscule des États-nations (Éditions Page deux, 2000)

* Jean-Pierre Garnier est sociologue, chercheur au CNRS

(24 juillet 2007)


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