Pérou
Le Pérou depuis la grève
Thèses sur la situation politique péruvienne
Raul A. Wiener*
Après la grève générale qui
s'est déroulée au Pérou le 14 juillet (voir sur ce site, sous la rubrique
Nouveau), nous publions un texte qui cherche à faire une synthèse de la
situation dans ce grand pays andin. réd
1. La tendance centrale de la
situation politique actuelle est à la décomposition rapide et irréversible du
régime de Toledo [président] et à sa fin abrupte hors du calendrier électoral
régulier.
2. Ce processus a clairement
débuté en janvier de cette année, avec la divulgation de l'enregistrement
Almeyda-Villanueva, qui confirmait les liens du gouvernement Toledo avec la
structure mafieuse de Montesinos [ancien responsable des services de sécurité,
proche de Fujimori], et cela au plus haut niveau. [En décembre 2001 apparaît un
enregistrement entre Cesar Almeyda, avocat personnel et conseiller du Président
Toledo et aussi, ex-chef du Conseil National de l´Intelligentsia, qui négocie
avec le général Oscar Villanueva Vidal, connu comme caissier de la mafia, lui
laissant entendre que son influence auprès du pouvoir judiciaire, ce qui lui
permettra de sortir de prison; lui qui avait été condamné dans le cadre des
mesures prises contre la mafia fujimoriste.]
3. Depuis lors, sont arrivées en
cascade toute une série de dénonciations et de révélations sur la corruption du
gouvernement, à raison de deux ou trois faits graves par semaine.
L'exfiltration systématique d'informations compromettantes est une indication
évidente de la crise majeure dans laquelle est pris le gouvernement.
4. Arrivant après la crise
électorale d'avril-mai et de la marche des Cuatro Suyos, ces faits rappellent
l'entrée dans la phase finale du fujimorato
(règne de Fujimori et de ses comparses), lorsque l'enregistrement vidéo
Kuori-Montesinos avait été remis à la presse pour diffusion [enregistrement qui
faisait la preuve des opérations de corruption de Fujimori, actuellement
réfugié au Japon]. Là aussi, c'était une indication que des membres du régime,
pourtant bien plus solide que l'actuel, mais profondément dégradé et
socialement meurtri, ne se supportaient plus entre eux.
5. Conscients de la situation
terminale dans laquelle nous nous trouvons, les partis d'opposition ont joué la
carte de graduer l'effondrement, pour tenter d'atteindre 2006 - même si c'est
en ruines - avec quelque légitimité institutionnelle.
6. La légitimité dont il est
question actuellement au Pérou, est celle de la Constitution golpiste de 1993 [imposée
par Fujimori] et de la transition incomplète de 2000-2001. Le gouvernement mais
aussi une grande partie de l'opposition craignent de sortir de ce cadre et de
permettre un débat libre sur les alternatives. Là aussi, on prolonge le statu
quo de la dictature.
7. Ceci est exprimé dans la
phrase "la dernière chance de Toledo", qui revient sans cesse dans
les discours de l'opposition parlementaire depuis janvier 2004. C'est ainsi
qu'il a été question de négocier la formation d'un cabinet d'indépendants et de
faire un bout de trajet aux côtés de Toledo. Or, même si cela avait été possible,
cette démarche n'aurait résolu ni la crise morale ni celle de la représentativité.
De fait, il n'y a jamais eu ni négociation ni indépendance, faute d'espace pour
débattre et de personnes ayant un certain poids propre et disposées à s'engager
avec le gouvernement.
8. Pour tenter de donner un sens
à la notion de "dernière chance", tout le système politique s'est
appuyé sur la fiction du cabinet Ferrero bricolé en février. A défaut de faire
partir Toledo, il fallait faire casquer quelques ministres sans rapport avec la
crise. L'opposition, qui s'est prêtée à cette farce, a subi une érosion et a
fini par être confondue avec le gouvernement.
9. Le tolédisme se survit à
lui-même depuis janvier. Ceci a entraîné une série de conséquences:
a) On a passé
d'une tactique appliquée par Rospigliosi, du ministère de l'intérieur,
convaincu que la viabilité du gouvernement ne tenait qu'à un fil, d'éviter le
choc et de diviser de l'intérieur les organisations pour tenter de freiner les
mobilisations, à une tactique de discrédit propagandiste du mouvement de
protestation, de déploiement massif de forces préventives et de préparation
d'un affrontement qui n'a pas encore lieu.
b) On passe
également de la célébration de l'anticorruption et du démenti offensé face aux
accusations de corruption de l'actuel gouvernement, à une attitude de plus en
plus effrontée (silence face aux dénonciations, explications cyniques,
nouvelles corruptions au milieu de l'effondrement, pour prendre tout ce qui est
à prendre) et des manœuvres, souvent ouvertes, visant à détourner et à bloquer
les investigations.
c) Enfin, on
a laissé derrière le messianisme initial, le gouvernement élu par les esprits
sacrés [apus], qui s'était drapé de démocratie, celui savait se débrouiller
avec ses petits péchés, pour céder inévitablement des espaces de plus en plus
importants à une opposition davantage disposée à un collaborationnisme. C'est
le sens de l'Accord National et des différentes tables de dialogue qui vont
continuer à proliférer, et qui cherchent à isoler le secteur radical de
l'opposition et à maintenir le plus longtemps possible l'idée qu'il existe
encore une "transition démocratique" qui concerne tout le monde.
10. La gestion de la situation
politique a alimenté un sentiment d'impatience croissante dans la population,
dont l'irritation croît au fur et à mesure que sont dévoilée la nature du
régime et la pourriture du système politique et institutionnel. Dans certains
cas, cette impatience s'est transformée en crispation et en violence directe,
comme à Ayacucho, où les masses ont répondu automatiquement à l'appel - qu'il
soit spontané ou politiquement orienté - à l'affrontement.
11. Le sens de la grève
nationale du 14 juillet était d'impulser, sous la direction des grands
syndicats nationaux et des partis de gauche, une mesure de lutte dans le
contexte de crise et d'effondrement du gouvernement Toledo, afin de centraliser
et de donner un débouché au mécontentement social croissant du pays. Ce défi a
été lancé depuis la situation précédente de dispersion et de division
politique. On peut dire que la grève représente un tournant dans cette
situation, et c'est là son principal acquis organisationnel.
12. L'effet politique de la
grève a été de polariser les forces en présence: pour ou contre le gouvernement
Toledo, provoquant la dissolution temporaire du centre et de son double jeu. Les partis et les secteurs
partisans de la stabilité gouvernementale, se sont divisés en ce qui concerne
les moyens à utiliser. Les uns, menés par l'APRA [Alliance populaire
révolutionnaire américaine, formation historique nationaliste] et par une
fraction de la gauche civique, ont adhéré à la grève pour ne pas perdre le
contact avec les masses et pour tenter de freiner de l'intérieur les tendances
à la radicalisation. D'autres se sont prononcés contre la grève, se
solidarisant ainsi avec le régime, et ce au pire moment.
13. La grève a été décidée tout
en maintenant une indétermination stratégique de base, découlant des
divergences internes de la direction [essentiellement la CGTP, la centrale
syndicale péruvienne, mais la direction – Comando - réunissait de nombreuses autres forces]. Certains pensaient qu'il
fallait faire grève pour exiger du gouvernement une négociation avec les
principaux secteurs et partis. D'autres estimaient que la grève pourrait
permettre de trancher politiquement en faveur de la démission ou de la chute du
président et de l'instauration d'un nouveau gouvernement chargé de convoquer
une Assemblée Constituante.
En d'autres occasions (juillet 1977 - contre le général Bermudez – avril 1999, contre Fujimori), même lorsque l'objectif n'était pas clairement explicité, il l'était implicitement et sans possibilité de confusion de forcer la sortie de la dictature et de repousser les projets de re-élection. Cela n'a pas été le cas en 2004, car malgré l'impatience sociale, il y a encore à l'horizon une issue politique (les élections 2006) visée par la majorité de la classe politique nationale.
14. La grève était la réponse à
la question de savoir que faire suite à l'affaire de l'enregistrement sonore
Almeyda, l'enchaînement de scandales et les débuts de rébellion populaire qui
surgissaient à divers points du pays. Comment obtenir que les organisations
populaires prennent cela en charge? Pour les organisateurs, il s'agissait
d'obtenir une affectation des activités économiques dans l'ensemble du pays,
une mobilisation dans les principales villes et un meeting central à Lima, avec
un contrôle des possibles débordements.
15. Ce fonctionnement a permis
une participation relativement large, le maintien du front unique et la
distinction entre le mouvement du 14 juillet et celui d'Ayacucho, fin juin. Par
contre il a manqué son but de renverser définitivement le gouvernement et
ouvrir une nouvelle voie. Il n'a pas non plus réussi à intégrer les secteurs
non organisés dans ce mouvement de protestation.
16. L'évaluation de ce mouvement
dépend sans doute des expériences faites. Ceux qui y ont participé du dedans
ont certainement avancé, et tendent à voir le mouvement comme une réussite.
D'autres, qui l'ont vu de l'extérieur et qui avaient peut-être espéré une
action plus décisive, y voient plutôt un échec. Lorsque nous parlons de ceux
qui étaient au-dehors, nous ne nous
référons pas à ceux qui s'étaient opposés à cette mesure, et qui disent n'avoir
pas vu de grève par pur cynisme, mais à ceux qui sympathisaient avec cette
mesure, mais qui ont crû qu'elle serait suffisante pour changer la situation.
17. Les voies de la grève ont
été définies en partant de l'idée qu'il se produirait, comme par le passé, une
polarisation, et qu'une marche vers le Dos de Mayo [place centrale où se trouve
le siège de la CGTP à Lima] permettrait de conserver un contrôle sur la force
principale, en évitant des provocations. Aucun moyen n'a été prévu pour que les
grévistes puissent faire des actions dans leurs quartiers ou s'assurer que le
travail était vraiment paralysé. Il n'a pas non plus été prévu de tenter
d'intégrer des secteurs de la classe moyenne, les petits entrepreneurs, les
travailleurs indépendants etc. En outre, la pression du gouvernement et des
médias les a obligés à renoncer aux actions à l'égard des transports publiques.
18. Le meeting du Dos de Mayo, à
Lima, a trop duré, et est devenu un facteur d'épuisement et de dispersion. Les
dirigeants de la CGTP ont fait leur discours au début, devant le gros du
rassemblement, laissant au reste de la gauche donner la parole à tous ceux qui
faisaient partie du Comando
(commandement). C'est ainsi qu'il y a eu de bons et de moins bons messages.
Mais l'essentiel, c'est que l'on opposait ainsi le besoin qu'avaient des groupes
politiques de s'exprimer avec le besoin des masses de savoir comment continuer.
19. Dans les provinces, la
mobilisation depuis la périphérie vers le centre ne se terminait pas dans un
meeting principal. Le regroupement final était donc un rassemblement de gens
d'horizons très divers, chacun avec ses propres consignes, avec plusieurs
problèmes à résoudre entre eux. C'est ainsi qu'il s'est produit des incidents
entre gauchistes et apristes [membre de l'APRA], entre gauchistes et
humanistes, etc. Pour les secteurs non organisés et moins politisés, c'était là
l'expression d'un désordre et d'un sectarisme tout à fait déplacés.
20. Certaines forces politiques,
y compris parmi celles issues de la gauche, ont fait un article de foi de la
non-violence. Des tracts distribués pendant la mobilisation proclamaient: grève
oui, violence, non, comme si c'était là le problème qu'il fallait résoudre ce
jour-là. Cela peut paraître peu important eu égard à l'ampleur et la portée de
cette action, lesquelles ont été reconnues comme positives aussi bien par ceux
qui l'ont convoqué que par ceux qui y ont participé. D'ailleurs, il n'a pas été
nécessaire d'utiliser davantage de force. Mais dans sa valeur idéologique, le
refus de toute violence, y compris celle qu'exercent les masses pour répondre à
des actions contre elles ou à des provocations de la part du pouvoir, cette
problématique peut devenir un nouveau thème de désaccord et de différenciation
politique.
21. La grève a entraîné
l'apparition d'un nouvel acteur politique, à savoir le Comando de Lucha. Pour éviter la bureaucratisation et l'étouffement
qui ont déjà emporté ce type d'organe par le passé, le Comando doit s'orienter vers une nouvelle mesure qui aille
au-delà du 14 juillet. En termes de ligne politique, il faudra qu'il surmonte
l'hésitation à assumer aujourd'hui, résolument, la revendication d'un
changement de gouvernement. En ce qui concerne l'étendue du front, cela suppose
des accords avec tous les secteurs qui proposent le changement politique. Mais
il faut surtout qu'il met en oeuvre les moyens pour que les secteurs non
organisés puissent se manifester. Enfin, en ce qui concerne les moyens, il
faudra une combinaison de formes pacifiques et radicales. Il faudra également
empêcher le boycottage des moyens de transport et affronter les haies de
policiers qui bloquent la libre circulation des participants.
22. La tendance principale de la
situation politique ne s'est pas modifiée suite à l'expérience de la grève.
Nous continuons sur la route de la chute de Toledo, sans savoir si le
dénouement sera décidé par les institutions du système, comme cela s'est finalement
produit avec Fujimori, ou s'il se produira dans un scénario de masses
mobilisées, ce qui ouvrirait une immense gamme de possibilités pour une
véritable démocratisation.
* Ces thèses ont été publiées par
publié par Argenpress, 22 juillet 2004