Migrations Derrière le sans-papiers, on découvre le travailleur Violaine Carrère * Le discours [du gouvernement Sarkozy] prônant le retour à une immigration de travail ne pouvait laisser indifférents les immigrés sans papiers qui, cantonnés dans des statuts précaires, savent bien qu’ils font tourner des secteurs entiers de l’économie. L’année 2008 a donc vu naître et se développer partout en France des grèves avec occupation d’entreprises. L’implication des syndicats dans ce mouvement a remis en scène la figure du travailleur immigré, au risque néanmoins de conforter la politique d’utilitarisme migratoire. Occupations d’églises ou de lieux publics, avec ou sans grèves de la faim, manifestations aux effectifs plus ou moins importants, les luttes de sans-papiers n’ont guère varié dans leurs formes depuis le milieu des années 1990, et elles ont pris, à partir de 2002 surtouts, un caractère de plus en plus désespéré. Le raidissement grandissant de la réglementation, la volonté affichée de «faire du chiffre» en matière de reconduites à la frontière, les propos martelés sur le refus de procéder à toute régularisation d’ampleur ont rendu de jour en jour plus improbable la satisfaction à court ou moyen terme de la revendication, commune à ces luttes, de régularisation de tous les sans-papiers. Pendant qu’en Espagne, en Italie, en Suède ou en Angleterre étaient décidées des mesures accordant un droit au séjour à des dizaines de milliers de sans-papiers à la condition qu’ils disposent d’un emploi, la dernière opération de régularisation menée en France, en 2006, basée non sur le critère de l’emploi mais sur celui d’enfants scolarisés, a laissé des souvenirs amers: la mise en œuvre de la procédure a été stoppée net par la décision de ne pas dépasser un quota de 6000 admissions au séjour. Un grand nombre de ceux qui s’étaient signalés dans les préfectures en y déposant des dossiers ont été déboutés de leur demande, et beaucoup ont fait l’objet de mesures d’éloignement. Ce contexte d’absence d’horizon pour les sans-papiers est certainement l’une des clefs d’explication du tournant qu’a connu le mouvement au cours de l’année 2007. Il explique que de maigres ouvertures aient été accueillies comme un véritable espoir. L’année 2007 a en effet été traversée d’annonces laissant à s’interroger, et de rumeurs diverses. Dans un premier temps, les discours de Nicolas Sarkozy sur «le retour à une immigration de travail» n’ont pas paru concerner les étrangers déjà présents sur le territoire. Les expressions «immigration choisie» ou «appel à l’immigration de façon sélective», dénoncées entre autres par le collectif «Uni-e-s contre une immigration jetable» (Ucij), ont paru clairement exclure les sans-papiers, dont tout le monde a compris qu’ils faisaient partie de l’«immigration subie». Et certainement, c’est comme cela que l’entendait le futur président de la République. Cependant, était-il possible d’annoncer le retour à une immigration «de travail» sans que les immigrés cantonnés dans des statuts précaires et sachant bien qu’ils font tourner des secteurs entiers de l’économie ne finissent par réclamer que leur place soit enfin reconnue ? Le fait que l’importance du travail des immigrés revienne au premier plan change la donne. Au sein de l’Ucij, un groupe de travail est créé, avec l’objectif de réfléchir à ce que pouvait produire la rencontre entre syndicats et sans-papiers. Certes, cela faisait longtemps que des syndicalistes, appartenant à la CGT, à la CFDT, à Solidaires, à la CNT [Confédération nationale du travail, syndicat tendance anarcho-syndicaliste], soutenaient des sans-papiers, tenaient des permanences pour les conseiller et les défendre, prêtaient des salles pour leurs réunions. Mais il s’était surtout agi d’initiatives individuelles ou locales qui, si elles n’étaient pas désavouées au niveau des confédérations, n’étaient pas non plus véritablement portées par elles. Surtout, si des syndicats se sont joints au cours des deux dernières décennies aux associations et aux partis qui soutiennent les luttes des sans-papiers, ils l’ont fait comme des acteurs parmi d’autres de la société civile et non avec leur spécificité de syndicats: l’heure n’était pas à chercher à syndicaliser ces travailleurs-là. Le droit du travail comme une arme Le groupe de travail «Syndicats / Sans-papiers», qui commence à se réunir en juin 2007, opte pour l’utilisation du droit du travail comme arme pour faire avancer la cause des sans-papiers, et décide d’essayer d’informer largement ceux-ci des droits qu’ils ont en tant que travailleurs. Ce faisant, il s’agit aussi pour le groupe de mettre en avant la place réelle que la grande majorité des sans-papiers occupe dans l’économie, et de contrer l’image qui est le plus souvent donnée d’eux: des inactifs, victimes des mirages d’une France riche, dépendant des systèmes de protection sociale. Dans le groupe se trouvent plusieurs de ces syndicalistes qui ont de longue date l’expérience du soutien à des sans-papiers: des adhérents de Sud et de la FSU, dont des inspecteurs du travail, le responsable de la CNT-Nettoyage à Paris, et un militant de la CGT secrétaire de l’Union locale (UL) de Massy (Essonne) qui bataille depuis des années sur ce front. Dès octobre 2006, il avait mené avec cette UL la grève des travailleurs de la blanchisserie Modeluxe, qui a abouti à la régularisation de la vingtaine de grévistes engagés dans ce mouvement. A la suite de l’action à Modeluxe, le même secrétaire de l’UL-CGT de Massy, des militants CGT de trois départements d’Ile-de-France (91, 93 et 94), ainsi que des comités de soutien locaux ont accompagné divers mouvements de sans-papiers, tous syndiqués à la CGT, revendiquant dans leurs entreprises même d’être régularisés: à l’abattoir de la Cooperl de Montfort-sur-Meu, en Bretagne (voir l’article «L’expulsion collective des sans-papiers de Montfort» dans la revue Plein droit n° 74, octobre 2007; cet article est disponible sur le site du Gisti), dans l’entrepôt Paris-Store du Val-de-Marne, à Thiais et chez Métalcouleur à Bonneuil, en Seine-Saint-Denis dans la société de sécurité OSP et, en juillet 2007, dans un restaurant Buffalo Grill de l’Essonne, à Viry-Chatillon. Ces grèves avec occupation d’entreprises par des salariés sans papiers, qui toutes se concluent par la régularisation des grévistes, gagnent le soutien de la CGT au niveau confédéral et finissent par avoir du succès dans les médias. La presse se montre curieuse de ces mouvements originaux, veut en savoir plus sur ces sans-papiers dont on semble surpris d’apprendre qu’ils travaillent, et surtout qu’ils travaillent avec contrats et fiches de paie. Pourtant, les articles parlent surtout de situations exceptionnelles sans que soit envisagé qu’elles sont bien plutôt le haut d’un immense iceberg. «Le 4 pages» Pendant ce temps, le groupe de travail né de l’Ucij connaît une dynamique peu commune. Ses effectifs s’étoffent de réunion en réunion, et les sans-papiers y font des propositions, donnent à partager leurs expériences, défendent leurs points de vue. Ils parlent des conséquences de la situation de séjour irrégulier sur les relations avec des employeurs: l’angoisse d’aller travailler en craignant à tout instant d’être interpellé, l’ordre donné par les patrons de se cacher lors de contrôles de l’inspection du travail ou de l’Urssaf, les licenciements brutaux, les salaires impayés, l’accident du travail qui laisse sans ressources, etc. Au fil des réunions est adoptée l’idée d’élaborer un petit document synthétique, conçu à l’intention des sans-papiers, énonçant la liste de leurs droits de travailleurs et les invitant à se faire aider des syndicats pour la défense de ces droits. Ce document, désigné par le groupe «Syndicats / Sans-papiers» comme «Le 4 pages» (ce texte peut être obtenu sur le site contreimmigrationjetable.org) est mûri collectivement durant l’automne 2007. Un meeting pour annoncer sa parution et exposer l’intérêt pour les sans-papiers de se syndiquer est organisé le 10 février 2008 à la Bourse du travail de Saint-Denis: y participent plus de 500 personnes, en majorité des sans-papiers. Entre-temps, de mai à décembre 2007, plusieurs annonces successives de nature à émouvoir les sans-papiers sont diffusées par la presse. Ainsi, quand le ministre de l’immigration, Brice Hortefeux, annonce en juin son intention d’élargir la liste des métiers ouverts aux ressortissants des nouveaux États européens, et qu’il ajoute que certains de ces métiers pourront être ouverts également aux non-Européens, personne n’imagine que cela pourrait concerner un jour les immigrés résidant déjà en France. Les sans-papiers en tout cas ne se saisissent pas tout de suite de cette annonce. Lorsqu’en revanche, il parle d’améliorer la lutte contre l’emploi illégal et que, le 1er juillet, entre en vigueur le décret qui oblige les employeurs à faire vérifier par les préfectures les papiers des étrangers qu’ils envisagent d’embaucher, tout le monde s’alarme: des employeurs se hâtent d’ailleurs de licencier leurs salariés en situation irrégulière. Lorsque, le 29 octobre, le journal Libération dit que deux listes de métiers accessibles aux étrangers sont en préparation, l’une, de métiers peu qualifiés, pour les Européens et l’autre, de métiers qualifiés, concernant les Africains et les Asiatiques, la nouvelle circule parmi les sans-papiers et les choque profondément: ils comprennent qu’on veut les chasser de leurs emplois et les remplacer par des Européens de l’Est. L’inquiétude monte. Au cours des débats sur le projet de loi présenté par Brice Hortefeux, le député Frédéric Lefebvre, cependant, propose un amendement qui permet la régularisation, au cas par cas, de sans-papiers qui travaillent. C’est sur cet article, adopté par la réforme du 20 novembre 2007, que les mouvements sociaux de sans-papiers dans leurs entreprises s’appuieront, mais presque personne d’abord n’y voit l’ouverture qui sera exploitée par la suite. Le 7 janvier 2008, paraît la circulaire d’application de ce fameux «article 40». Cette fois, chacun s’empresse de tenter de décrypter, à travers elle, les chances effectives que la «régularisation par le travail» ouvre aux sans-papiers. Pour la CGT, qui s’était officiellement réjouie de l’adoption de l’amendement Lefebvre – au grand dam de certains de ses adhérents –, il y a là une «brèche» dans laquelle il faut s’engouffrer. Quelques jours plus tard, le 13 février, un nouveau mouvement de grève, celui des cuisiniers sans papiers du restaurant La Grande Armée, à Paris, est lancé, avec le soutien cette fois non seulement d’une UL de la CGT mais de la CGT-Essonne, de la CGT Commerce-distribution-services et de la CGT-Paris. Cette grève, qui illustre une fois de plus le fait que des sans-papiers sont bel et bien employés dans les secteurs d’activité dits «en tension» dont parle la circulaire, de surcroît dans des établissements chics de la capitale, est assez largement médiatisée. La nouvelle de possibles régularisations par le travail se propage de plus en plus largement, de foyers de travailleurs migrants en collectifs de sans-papiers, mais de façon confuse: tous se demandent s’il faut se rendre dans les préfectures ou pas, certains affirment qu’une promesse d’embauche est un gage certain de régularisation, d’autres craignent qu’il s’agisse là d’un piège destiné à faire sortir de l’ombre les étrangers en situation irrégulière pour mieux les arrêter… Au cours de réunions d’information organisées sur le sujet, l’incertitude quant à la conduite à tenir est palpable. Le 15 avril 2008, coup de tonnerre: sur une quinzaine de sites à la fois – restaurants, entreprises de nettoyage et chantiers de construction – débutent à Paris et dans plusieurs villes d’Ile-de-France des mouvements de grève de 300 travailleurs sans papiers soutenus par la CGT, où ils sont syndiqués, et par l’association Droits devant !! Dans les jours suivants, ils sont rejoints par environ 300 autres grévistes. Certains organes de presse ont été mis dans la confidence la veille du jour J et, très vite, journaux, radios et télévisions vont enquêter sur ce mouvement qui ne ressemble en rien aux actions auxquelles les sans-papiers avaient habitué les médias. Les employeurs eux-mêmes réagissent. Certains, comme les syndicats patronaux de l’hôtellerie-restauration, Umih et Synorcat, pour réclamer qu’il soit fait droit à la revendication de régularisation des salariés du secteur, donnant même une estimation du nombre des intéressés. Un Groupement d’entreprises pour la régularisation de leurs salariés (Gers) est créé. D’autres syndicats d’employeurs sont plus réservés. La CGPME, syndicat patronal des petites et moyennes entreprises, plaide pour une telle régularisation, mais «au cas par cas». Les syndicats patronaux du BTP, quant à eux, disent qu’une régularisation d’ampleur serait une mesure négative, parce qu’elle découragerait les jeunes de se former aux métiers de la construction. Ils admettent cependant qu’il serait légitime de procéder à une régularisation partielle à cause des difficultés du secteur pour recruter la main-d’œuvre dont il a besoin. Le mouvement semble avoir les faveurs de l’opinion: un consensus se dégage apparemment autour de l’idée que les sans-papiers qui travaillent, acceptant des emplois peu considérés et des conditions de travail difficiles, méritent de voir leur situation administrative réglée. Paradoxalement, même si des évaluations fantaisistes du nombre de personnes potentiellement concernées circulent – ressort le chiffre jamais vérifié de 200’000 à 400’000 sans-papiers –, personne ne va jusqu’à conclure que régulariser tous les sans-papiers qui travaillent serait forcément une opération de régularisation de grande ampleur. Tout se passe comme si la société française tout entière préférait continuer de croire que les sans-papiers qui travaillent sont une minorité… Avec le soutien des patrons Sur le terrain, seuls quelques employeurs tenteront de faire échec aux mouvements de grève de sans-papiers, en demandant par exemple à la justice de prendre des décisions d’expulsion, ce que d’ailleurs elle refusera. La majorité des patrons concernés par ces actions prennent le parti de soutenir les grévistes et, affirmant qu’ils ignoraient tout de leur situation administrative, acceptent de faire les démarches nécessaires en vue de la régularisation de leurs salariés. Certains, comme le dirigeant du restaurant Chez Papa, témoignent devant les médias des raisons de cette démarche, disent combien ils apprécient cette main-d'œuvre indispensable à la bonne marche de leurs entreprises. Pendant que se négocient les choses dans les entreprises en lutte, le mouvement né le 15 avril suscite une sorte de raz-de-marée: partout en France des sans-papiers viennent frapper aux portes de syndicats ou d’associations pour chercher le moyen de bénéficier de ce qui s’annonce comme une probable grande régularisation. Les femmes de la Coordination femmes égalité, travaillant dans le secteur qu’il est convenu d’appeler les «services à la personne», s’associent à la CGT, rejoignant les piquets de grève dans des restaurants ou des entreprises de nettoyage. Des salariés d’entreprises, mais aussi des collectifs de sans-papiers, souvent constitués de travailleurs isolés, font le siège de sections de la CGT ou d’autres syndicats afin d’obtenir leur soutien. Sous cette pression, diverses actions identiques vont donc être lancées au cours des semaines suivantes, avec l’appui de Solidaires (syndicats Sud), de la CNT-nettoyage, de la CGT. La CFDT choisit pour sa part, plutôt que d’organiser des grèves, de soutenir le dépôt en nombre de dossiers de travailleurs sans papiers. Avec certains employeurs, d’ailleurs, la menace de déclenchement d’une grève suffit pour qu’ils acceptent d’appuyer les démarches de leurs salariés, mais souvent il faut démarrer un mouvement. Les mobilisations se multiplient en Île-de-France et essaiment un peu dans d’autres régions, parfois avec des comités locaux composés de syndicalistes et d’associatifs. Mais le mouvement laisse de côté nombre de sans-papiers. Le mode d’action adopté ne peut être reproduit que lorsque plusieurs sans-papiers travaillent sur un même site. Il n’est pas accessible à l’unique employé-e soit d’une entreprise artisanale ou commerciale, soit d’un particulier. Il est difficile à tenter pour ceux et celles qui travaillent de façon intermittente chez des employeurs variés, ou par intérim. Enfin et surtout, il exclut ceux qui n’ont ni contrat ni fiches de paie. L’amertume des «isolés» Le 23 avril, un meeting est organisé par la CGT-Île-de-France à la Bourse du travail de la rue Charlot à Paris. La réunion est un grand succès: la salle ne peut contenir l’affluence, des centaines de sans-papiers restent au-dehors tout le temps de la réunion. Dans cette foule se pressent des candidats à l’entrée dans le mouvement, à qui il est dit que de nouvelles vagues d’action pourront être tentées, mais plus tard. Il leur est proposé de s’inscrire sur une liste d’attente. Il y a, surtout, nombre de ces sans-papiers qui vont prendre le qualificatif d’isolés, ceux qui ne peuvent prétendre à la reproduction d’actions comme celles initiées le 15 avril. Leur amertume est grande. Plusieurs collectifs parisiens de ces «isolés», réunis en une coordination, la CSP75, décident d’occuper la Bourse du travail où a eu lieu le meeting; ils s’y installent le 2 mai. Les discussions qu’ils ont avec la CGT reposent sur un grand malentendu: le syndicat a voulu manifester que nombre de sans-papiers sont des travailleurs, il a donc opéré en utilisant un droit ouvert aux travailleurs, le droit de grève. À ceux qui ne sont pas des salariés déclarés d’une même entreprise, il n’a rien à proposer. Mais il n’a pas compté avec l’impatience qu’il susciterait auprès des sans-papiers qui, maintenant, se disent que les syndicats sont leur unique chance. Les efforts de l’UD-Paris de la CGT pour aider les occupants de la Bourse dans leur négociation avec la préfecture n’y changeront rien, ces derniers n’ayant aucune autre perspective d’action et sentant bien que là se joue leur va-tout (voir sur cette question la revue du Gisti n° 80, mars 2009). En fait, la réponse précise du gouvernement au mouvement tarde à se faire connaître. Il répète qu’il ne procédera à des régularisations qu’au cas par cas, et l’examen des dossiers se fait avec une extrême lenteur. Pour tenter de faire monter la pression, la CGT décide de lancer une deuxième vague de grèves le 20 mai. Mais manifestement, la volonté du pouvoir est d’empêcher que le mouvement ne fasse tache d’huile en lui accordant trop vite le succès. Les préfectures, auxquelles il est rappelé que cette mesure d’admission au séjour doit rester exceptionnelle, inventent chacune de leur côté des critères de recevabilité variables. Certaines décident de n’examiner que les dossiers déposés par la CGT ! Des salariés sans papiers qui se sont lancés seuls dans l’aventure du dépôt d’un dossier sont expulsés… Au cours de discussions avec le cabinet du ministre, la CGT finira par obtenir, en décembre 2008, c’est-à-dire huit mois après le début du mouvement, une liste de critères d’admission au séjour, qui n’est pas rendue publique par le ministre, et une circulaire permettant aux employeurs de garder chez eux leurs salariés dont les dossiers sont en cours d’instruction. Il est clair que le pouvoir ne veut pas que l’adoption de la mesure d’admission exceptionnelle au séjour par le travail soit un tremplin pour la régularisation massive des sans-papiers en France. Crainte que l’opinion ne réagisse de façon négative ? Difficulté à faire passer en parallèle le message d’une fermeté accrue et celui d’une large régularisation ? Volonté de satisfaire des lobbies patronaux qui préfèrent continuer de faire travailler une main-d’œuvre maintenue dans la précarité ? Au passage, on observe que la distribution au compte-gouttes de cartes de séjour «salarié» va de pair avec des difficultés croissantes pour se voir attribuer ou renouveler une carte «vie privée et familiale», et que pour la délivrance de cette dernière il n’est pas rare de voir les préfectures demander si les intéressés ont un contrat de travail. L’objectif de faire diminuer la part de l’immigration «familiale» au profit de l’immigration «de travail» pourra ainsi paraître rempli, sans que la réalité sociologique de l’immigration ait bougé… Un droit au séjour «au rabais» Tout ceci renvoie aux multiples questions posées par ce mouvement. Il a pris au mot le pouvoir sur le thème du retour à l’immigration de travail, le mettant au défi d’aller jusqu’au bout de sa logique. Ce faisant, il a pris le risque d’accompagner la politique d’utilitarisme migratoire, se trouvant contraint d’accepter que le droit au séjour des étrangers soit soumis aux nécessités de l’économie et au bon vouloir des employeurs. Le droit gagné par les sans-papiers engagés dans le mouvement est un droit au séjour «au rabais», en ce sens qu’il ne repose que sur le constat d’une exploitation salariale déjà à l’œuvre et pas sur le respect de droits fondamentaux, comme ceux d’aller et venir ou de vivre en famille. La «régularisation» dont il s’agit est celle de l’employeur, qui se met «en règle», plus que du sans-papiers. D’ailleurs, les titres de séjour obtenus sont des cartes d’un an, qui lient l’employé à son employeur de façon drastique puisqu’ils ne seront renouvelés que si l’employeur veut garder l’intéressé à son service. Le mouvement d’avril 2008 de travailleurs sans papiers renoue en quelque sorte avec les grandes luttes menées par les syndicats aux côtés des immigrés des années 70 et du début des années 1980. Il constitue une formidable révolution par rapport aux décennies suivantes durant lesquelles les syndicats ne se sont guère mobilisés auprès des sans-papiers. Il a remis en scène la figure du travailleur immigré, tellement gommée que les Français ignoraient que la plupart des sans-papiers travaillent, et que beaucoup cotisent aux caisses de protection sociale et paient des impôts. Le rôle des syndicats est de défendre les travailleurs et, en cela, le mouvement «du 15 avril» est un mouvement juste et d’une grande force. L’étape suivante serait peut-être de rechercher les moyens de faire respecter pleinement les droits des sans-papiers comme travailleurs, ce qui supposerait, pour qu’ils ne soient pas une main-d’œuvre corvéable à merci, qu’ils soient autorisés au séjour dès lors qu’ils travaillent sans que l’employeur ait à faire autre chose qu’attester de leur emploi. Et parce que l’exercice des droits des travailleurs passe forcément par la reconnaissance de leurs droits de citoyens, il est nécessaire de régulariser les sans-papiers, tous, tout de suite. * Violaine Carrère est chargée de recherche auprès du Gisti. Cet article a été publié dans la revue du Gisti Plein droit, une revue qui peut être commandée à l’adresse suivante: Gisti, 3, Villa Marcès, 75011 Paris, France. L’abonnement est de 35 euros, plus 6 euros pour les frais postaux d’envoi. 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