Libye

La lutte du peuple libyen: quelle solidarité ?

Samuel Holder et Denis Paillard

«Une personne de la gauche peut-elle ignorer une demande de protection émanant d’un mouvement populaire, même si elle s’adresse aux gendarmes-bandits de l’impérialisme, quand le type de protection demandée n’est pas de nature à permettre la prise de contrôle de leur pays ? Certainement pas selon ma conception de la gauche. Aucun vrai progressiste ne peut ignorer la demande de protection émise par le soulèvement – à moins, comme c’est trop souvent le cas dans la gauche occidentale d’ignorer tout des circonstances et de la menace imminente de massacre à grande échelle, et de ne s’intéresser à la situation qu’après que leur propre gouvernement ait décidé d’intervenir, déclenchant ainsi leur réflexe d’opposition contre son intervention».

Les questions que pose Gilbert Achcar dans son texte Libye: un débat légitime et nécessaire dans une perspective anti-impérialiste sont loin d’être rhétoriques, à voir les prises de position qui se sont multipliées ces dernières semaines. De fait, la situation aujourd’hui en Libye soulève de façon centrale la question d’adopter une position internationaliste dans une situation contradictoire, où les schémas simplistes ne sont pas opérants. Nous ne revenons pas sur la situation en Libye et les développements récents, renvoyant à des textes qui permettent d’éclairer la question.

Les mouvements qui, à des degrés et sous des formes diverses, bouleversent aujourd’hui la quasi-totalité des pays tant du Maghreb que du Machrek, du Maroc à Bahreïn et au Yémen, présentent un trait commun: ils sont le produit d’un divorce radical entre la société et un pouvoir despotique, policier et corrompu.

Les événements des dernières semaines en Libye où l’on assiste à un affrontement militaire opposant le pouvoir en place et ses milices armées au peuple libyen pourraient laisser penser que d’un certain point de vue la Libye constituerait une exception. En fait, si l’on revient sur les événements depuis les premières manifestations dans différentes villes, y compris Tripoli, le mouvement contre le régime Kadhafi a pris au départ les mêmes formes de mobilisation pacifique qu’en Tunisie, Égypte etc. Ce sont les réactions violentes du pouvoir, la répression très dure qui a frappé les manifestants dans les différentes villes du pays et les déclarations extrêmement brutales de Kadhafi promettant la mort à tous ceux qui s’opposeraient à lui, qui ont fait que des manifestations pacifiques ont pris la forme d’une résistance armée (avec, en termes d’armement, une disproportion entre les forces terrestres et aériennes du pouvoir et ce dont pouvait disposer la population).

En d’autres termes, la différence doit être cherchée dans la nature et la réaction du pouvoir en Libye: s’il partage avec le pouvoir des pays voisins un certain nombre de traits (répression policière, corruption…) il s’en distingue par un certain nombre d’autres traits essentiels conséquence de la décision de Kadhafi de créer “la démocratie directe” (l’Etat des masses) où en fait ce sont les “comités révolutionnaires” entièrement à la solde de Kadhafi qui sont devenus l’appareil dirigeant. Cette dimension “anti-institutionnelle” a donné naissance à un pouvoir aussi absolu qu’informel.

En Égypte comme en Tunisie, à un certain moment, la position adoptée par l’armée, lorsqu’elle a refusé de participer à la répression des manifestations, a permis au mouvement de révolte de prendre toute son ampleur entraînant la chute des dictateurs Moubarak et Ben Ali. En Libye, le pouvoir confisqué au seul profit du clan Kadhafi se présente comme un ensemble de réseaux maffieux, appuyé sur des milices et des corps de mercenaires, et l’armée a toujours été tenue en marge. La violence sans limite de la répression, l’écrasement dans le sang des manifestations populaires dans différentes villes, à commencer par Tripoli, explique la tournure prise par les événements, lorsque les manifestations populaires se sont transformées en une insurrection affrontant les bandes armées du pouvoir. A un moment donné, quand les troupes spéciales de Kadhafi ont encerclé Benghazi, le mouvement du peuple libyen contre la dictature était véritablement en danger de mort.

C’est dans ce cadre qu’il faut penser la création d’une zone d’exclusion aérienne avec l’intervention de la France et d’autres pays occidentaux sur la base de la résolution 1973 du Conseil de Sécurité de l’ONU. En France, le débat, à quelques exceptions près, sur lesquelles nous reviendrons, s’est très vite ramené à la question simpliste: pour ou contre l’intervention, deux positions qui ont pour conséquence première de reléguer au second plan le problème de la lutte du peuple libyen contre la dictature sanglante de Kadhafi. Comme l’écrit sur le site de Mediapart, Edwy Plenel dans un long texte explicitant les enjeux internes à la France de l’intervention, «la cause libyenne est un piège pour la pensée». Mais elle est aussi un défi pour la pensée. Car elle pose avec acuité la question d’une position internationaliste dans une situation brouillée, notamment suite à l’intervention des puissances impérialistes.

En fait, cette question n’est pas nouvelle et s’est posée à différentes reprises déjà dans un passé plus ou moins récent, quand la situation était à ce point brouillée qu’il était difficile d’arriver à définir avec clarté une position qui ne bascule ni dans un “campisme” plus ou moins fictif, ni dans un silence honteux / indifférent, ce qui dans les deux cas tend à laisser parler les événements. Nous ne reviendrons pas ici sur ces nombreuses situations, nous limitant à en rappeler quelques-unes: l’intervention vietnamienne au Cambodge pour chasser le régime sanglant des Khmers rouges, l’intervention soviétique en Afghanistan, l’Algérie des années 90 où la population était en butte aux exactions conjuguées des islamistes et des militaires, la guerre en Yougoslavie et l’intervention de l’OTAN, la Côte d’Ivoire aujourd’hui après les élections de 2010. On peut aussi évoquer les deux guerres en Tchétchénie, le génocide de 1994 au Rwanda et le Darfour où le silence était assourdissant.

Par-delà les spécificités propres à ces différents cas, ils ont en commun le fait de se présenter comme un affrontement entre deux camps, occultant à des degrés divers ceux qui se trouvaient pris au piège de cet affrontement et que l’on ne peut identifier de façon simple, sans un effort considérable d’information et de pensée. Car par-delà la prise de position sur l’événement se pose la question de la solidarité au sens fort du terme, ce qui suppose que l’on s’inscrive dans la durée. Et sur ce point les défaillances sont aussi graves. Lors de l’intervention américaine en Afghanistan et en Irak, le mouvement anti-guerre a été important (surtout contre la guerre en Irak), mais est retombé très vite, et sans donner lieu à un véritable mouvement de solidarité avec ceux et celles qui tant en Afghanistan qu’en Irak se battaient contre la dictature des talibans et de Saddam Hussein tout en étant opposés à l’intervention américaine. Ces forces existaient tant en Afghanistan qu’en Irak. Et elles avaient un besoin urgent de notre solidarité pour poursuivre leurs luttes dans le contexte nouveau créé par l’intervention américaine. En d’autres termes s’il est facile d’être «contre», il est beaucoup plus difficile mais essentiel - d’être «pour / avec», autrement dit de prendre le risque de la solidarité.

La situation qui s’est développée en Libye au départ mettait en jeu deux acteurs, le peuple libyen d’un côté, le pouvoir et ses bandes armées de l’autre. A un moment donné, la résistance s’est trouvée en danger de mort face à l’offensive des troupes de Kadhafi. C’est dans ce contexte qu’intervient, suite au vote de la résolution 1973 de l’ONU, l’instauration d’une zone d’exclusion aérienne qui a permis de desserrer l’étau autour de Benghazi. Mais cette intervention a eu une conséquence importante (surtout dans la perception des événements de l’extérieur): une perte de visibilité du mouvement de résistance du peuple libyen. Avec comme corrélat, dans un grand nombre de prises de position, une incapacité et même un refus de maintenir une distinction entre l’intervention d’une part, la lutte des Libyens sur le terrain contre les bandes armées de Kadhafi, les débats en France et plus largement en l’Occident ne portant plus, en fait, que sur l’intervention franco-anglo-américaine. Comme exemple de cette confusion on peut mentionner les débats qui pendant dix jours ont agité la commission internationale d’ATTAC retardant l’adoption d’une déclaration publique.

A cet égard, il est très instructif de revenir sur différentes prises de position.

Le campisme et le soutien à Kadhafi.

A notre connaissance, ce n’est qu’en Russie que certains courants de la gauche dite radicale ont, dès le début des événements, exprimé un soutien inconditionnel à Kadhafi dans sa lutte anti-impérialiste. Mais le cas le plus sérieux, car il a un impact certain tant en France qu’en Belgique est le site animé en Belgique par Michel Collon qui depuis quelques années s’attache à fournir à la gauche et l’extrême gauche une forme de prêt à penser politiquement correct sur la situation internationale. Avec comme axe principal un soutien inconditionnel au régime de Chavez dont les prises de position et les alliances à l’échelle internationale servent de clef de lecture de la situation mondiale. A en croire Michel Collon le monde est simple, il y a les bons et les méchants, les bons étant les pouvoirs en place amis de Chavez. Et parmi eux, comme chacun sait, il y a le colonel Kadhafi. Cela explique que dès les premières manifestations populaires en Libye, les seuls textes publiés sur le site visaient à dénoncer la menace impérialiste contre le régime très progressiste de Kadhafi. On note au départ quelques critiques du “grand dictateur” mais à visée purement rhétorique. L’essentiel était de faire passer le message: le soutien au pouvoir en place confronté à des manœuvres des forces réactionnaires soutenues par l’étranger (schéma classique du complot). Dès les premières frappes aériennes, le ton est devenu beaucoup plus agressif pour se concentrer sur la seule dénonciation.

En voici deux, parmi beaucoup d’autres: «Admettons que l’armée libyenne eut été folle et sanguinaire au point de massacrer les insurgés et leurs familles [comprendre cela n’est pas le cas – pure invention médiatique] Mais en faisant appel aux armées coloniales les insurgés ont déjà troqué leur liberté. Avant même d’avoir pris le pouvoir, ils se sont déjà endettés pour tous les frais liés à la guerre. (…) De ce que l’on a pu glaner dans les médias, outre son ardeur à vouloir collaborer avec l’Occident impérialiste, cette opposition s’acoquinerait avec les héritiers du roi Idriss, serait israëlo-compatible, tribale et ultralibérale». Dans un autre texte, Cinq remarques sur l’intervention contre la Libye, M. Collon décide de ce que devrait être un “bon” pouvoir pour le peuple libyen: «Si demain les Libyens étaient dirigés par un Chavez ou un Evo Morales, pour une véritable démocratie avec une justice sociale, qui n’applaudirait pas. Mais si c’est pour le remplacer par des agents US comme Karzaï ou Al-Maliki et plonger ce pays dans le chaos pour des décennies comme l’Irak et l’Afghanistan… Comment appeler ça un progrès».

Les imprécateurs.

La Tendance claire du NPA et la Riposte ont publié des déclarations qui relèvent d’une autre forme de formatage du monde consistant à légiférer sur une situation sur la base de grands principes. On peut résumer leurs positions, très semblables sur le fond en trois points: dénonciation du pouvoir de Kadhafi, condamnation de l’intervention occidentale et soutien à la lutte du peuple libyen.

Mais ce soutien est assorti d’une dénonciation condamnation catégorique des éléments traîtres qui manipulent le peuple libyen et maintiennent sa lutte dans le giron de l’intervention impérialiste. Ici encore deux citations: «Indiscutablement, le facteur principal qui a mené à l’affaiblissement de l’élan révolutionnaire a été l’apparition comme “représentants de la révolution” de ces réactionnaires notoires, ainsi que leurs connivences avec les grandes puissances (…) La révolution est en danger. Elle risque d’être désarmée et écrasée à la fois par les forces de Kadhafi et par les nouveaux amis “oppositionnels” des impérialistes» (G. Oxley et J. Métellus, PCF La Riposte) et «Sarkozy et les autres impérialistes ont fini par soutenir l’insurrection après avoir trouvé de prétendus “dirigeants”autoproclamés qui leur prêtent allégeance (souvent dignitaires du régimes, officiers rebelle et chefs de tribus voulant une plus grande part du pétrole)» (Tendance Claire du NPA, 20 mars 2011).

Ces prises de position au nom des «grands principes prolétariens» témoignent surtout d’une méconnaissance totale de la réalité libyenne, à commencer par sa structure sociale et la nature des différentes forces constituant le mouvement de résistance: elles ne font que reprendre les clichés véhiculés tant par le pouvoir libyen que sur le site de Michel Collon. Et surtout elles reviennent à appliquer à la situation libyenne les schémas de pensée largement utilisés en France – l’exemple le plus récent étant le mouvement contre la réforme des retraites – où l’essentiel pour ces courants consiste à dénoncer les directions syndicales traîtres, raison principale du fait qu’aujourd’hui comme hier, la classe ouvrière est dépossédée de ses luttes. A croire que la pureté des grands principes revient à se mettre hors de l’Histoire.

On peut ajouter à ce florilège Lutte Ouvrière, qui dans son éditorial du 28 mars, dénonce vigoureusement l’intervention impérialiste en donnant au passage son opinion sur le soulèvement en Libye: «Les insurgés de Benghazi croient mourir pour la liberté mais, au mieux, ils auront un régime vaguement parlementaire, sans liberté pour les classes pauvres. Ils croient aussi, à en juger par les déclarations de certains devant les caméras de télévision, que les revenus du pétrole seront un peu mieux répartis et pas engrangés par le seul clan de Kadhafi. Mais les profits du pétrole continueront à être encaissés par les multinationales du pétrole, et les classes pauvres resteront pauvres.»

La Riposte, la Tendance Claire du NPA tout comme LO expriment crûment un point de vue que d’autres composantes d’extrême gauche pensent très fort, à savoir qu’en substance «en Libye, mais aussi en Tunisie, Égypte, etc., les “masses” ne disposent pas d’un parti d’avant-garde, avec un bon programme. Ce qui est fort dommage: ils ne feront pas le poids face aux forces réactionnaires diverses, intérieures et extérieures à leur pays. A court ou à moyen terme leur sort est scellé». Une solidarité incantatoire réduite à un communiqué. Et surtout s’arroger le droit de distribuer des mauvais points en s’érigeant en Cassandre prédisant l’échec des mouvements faute d’avant-garde témoigne aussi, fondamentalement, d’un véritable mépris à l’égard des millions de gens en lutte actuellement au Maghreb et au Machrek.

Très loin des prises de position évoquées ci-dessus, la tribune de Rony Brauman (Je ne crois pas aux bombardements pour instaurer la démocratie, dans Libération du 21 mars) ainsi que le texte Solidarity and intervention in Libya de Asli U Bali et Ziad Abu Rish publié le 16 mars sur le site Jadaliyya sont des contributions riches et éclairantes à la déconstruction de la couverture “humanitaire” que cherche à se donner l’intervention des forces aériennes franco-anglo-américaines. Le texte de Rony Brauman, en inscrivant cette nouvelle intervention “humanitaire” dans une perspective historique qui est celles des interventions antérieures, montre à quel point cette prétention de l’Occident à venir au secours des populations en danger a eu dans le passé des conséquences ravageuses, de la Somalie à l’Irak, sans oublier l’Afghanistan. Quant au texte Solidarity and intervention in Libya, publié quelques jours avant le début des frappes aériennes, il montre concrètement, de façon systématique, dans le cas présent de la Libye, à quel point l’habillage humanitaire est une pure et simple opération de manipulation médiatique et idéologique et qu’en aucun cas, sur aucun plan, elle n’est une réponse aux problèmes humanitaires bien réels que connaît aujourd’hui le peuple libyen. La force de ce réquisitoire tient précisément au fait qu’il est centré sur la situation aujourd’hui en Libye. L’argumentation serrée que ces deux auteurs développent les conduit logiquement à exprimer les plus extrêmes réserves sur une intervention extérieure. Mais ces analyses, aussi pertinentes soient-elles, ne suffisent pas, car elles ne prennent pas vraiment en compte un point essentiel: la résistance libyenne était en danger de mort le 18 mars et les frappes aériennes ont contribué à desserrer l’étau des forces armées de Kadhafi autour de Benghazi et à rendre possible de nouvelles avancées.

Savoir s’inscrire dans la durée pour analyser et exprimer sa solidarité comme nous le disions plus haut suppose également de ne pas faire bon marché des séquences extrêmement courtes dans un mouvement ou une crise sociale qui ne permettent pas, surtout quand on se trouve au cœur de l’événement, d’attendre de «voir venir» et que les données de la situation se décantent pour y voir clair.

Dans les deux textes, déjà cités, mis en ligne sur le site de «A l’encontre», Gilbert Achcar n’esquive pas l’exigence du court terme, celle de l’urgence qui obligeait à trancher: les frappes aériennes des puissances occidentales sont-elles un moindre mal ou valait-il mieux que Kadhafi et ses hommes puissent l’emporter à Benghazi et au-delà ? Sauf à oublier l’appel au secours des insurgés et la formulation précise et limitée qui lui était donnée, il est impossible d’écarter la question, et l’argumentation de Gilbert Achcar, d’autant plus qu’il fait partie des rares personnes qui analysent en profondeur tous les éléments de la situation et leur évolution. Sur bien des points, son analyse n’est pas contradictoire avec celle de Rony Brauman. Pour lui les frappes aériennes ont été un moindre mal qui n’avait strictement aucune alternative de substitution crédible sur le plan du rapport des forces militaires. Cela n’entraîne pas pour autant aucun soutien, aucune caution, aucune confiance de sa part à l’égard des Etats qui sont intervenus. Achcar développe même des arguments supplémentaires pour consolider la méfiance à leur égard et dévoiler leur hypocrisie. Il insiste également sur le fait que se prononcer pour une zone d’exclusion aérienne ne signifie en rien adhérer à la résolution 1973 de l’ONU.

L’analyse de Gilbert Achcar a le grand mérite de ne pas gommer les contradictions et la complexité de la situation. Ces contradictions et cette complexité existent à tous les niveaux. Seule la prise en compte de cette complexité peut permettre de percevoir ce qui est la vérité d’une situation concrète, en dehors de tout formatage a priori ou de raisonnement par analogie avec des situations antérieures. Les raisons de l’intervention franco-anglo-américaine ne sont pas si évidentes si on écarte d’emblée la raison «humanitaire», et la contribution d’Achcar consiste à ne pas foncer sans examen, par simplisme, vers les motifs apparemment les plus flagrants, comme celui de la main mise sur le pétrole libyen alors qu’elle était déjà amplement effective lorsque Kadhafi contrôlait tout le pays. D’autre part si les raisons du soulèvement de la population sont assez évidentes, cela ne fait pas du peuple libyen une entité homogène, sans contradictions, différences de point de vue, de perception de la situation locale ou internationale, etc.

On peut donner ici rapidement un exemple de situation complexe dans laquelle un jeu très mouvant de forces et de pouvoirs s’est déployé. Dans la foulée de la Guerre du Golfe en août 1990 contre Saddam Hussein qui avait envahi le Koweit, les forces armées occidentales ont laissé le dictateur irakien massacrer la population chiite au sud et la population kurde au nord. Une non-intervention dans un tel contexte est aussi une forme d’intervention redoutable. Des centaines de milliers de Kurdes ont fui vers la Turquie et l’Iran. Les opinions publiques ont été choquées par ces événements. Les mouvements kurdes irakiens ont réclamé et obtenu du Conseil des Nations Unies la création d’une «zone de sécurité». Ce qui n’a pu se faire que par une nouvelle intervention armée des Alliés occidentaux pour faire refluer l’armée de Saddam Hussein. Ils ne pouvaient pas être indifférents au fait que la principale ville kurde en Irak, Kirkouk, est au centre d’une région pétrolière. Mais si on voulait bien, pour cette seule raison, ne pas perdre de vue les intérêts du peuple kurde, cette intervention lui a indéniablement permis de vivre et dans des conditions politiques qui se sont avérées moins désastreuses que sous le joug de Saddam Hussein. Là encore dans cet exemple, on ne peut pas et on ne peut toujours pas considérer le peuple kurde comme une entité homogène sans prendre en compte les rivalités politiques et claniques, une longue histoire marquée par des révoltes héroïques, par des divisions, des renversements d’alliance, par des instrumentalisations diverses des Etats de la région et des grandes puissances. Mais on doit aussi prendre en compte ce qui s’est passé ensuite au sein du peuple kurde en Irak, son évolution sociale et ses efforts tâtonnants mais concrets pour se créer un espace public démocratique.

Nous ne pouvons pas faire l’économie d’un travail incessant d’information sur les peuples et les situations, mais aussi de critique de formulations inopérantes ou trompeuses. Nous savons que par définition la réalité ne rentre jamais adéquatement dans les comparaisons, les analogies, les concepts et les expressions toutes faites. Trop de mots et de formules ne sont que des masques pour rester à l’écart, dans un confort de pensée que nous n’envions à personne. Nous ne voulons pas nous mettre à l’abri des aspérités du monde et des contradictions anciennes ou nouvelles d’un monde d’une infinie complexité, dominé par le pouvoir du capital et de tous ses relais étatiques.

Pour ne pas être de simples spectateurs compatissants ou blasés des luttes et des malheurs des «autres» peuples, cet effort de pensée est la marque prioritaire de notre volonté d’être solidaires des hommes et femmes en lutte, d’être à l’affût de tous les témoignages, faits et analyses, nous permettant d’être partie prenante d’un combat d’ensemble qu’on pourra qualifier alors d’internationaliste, sans que ce terme ne soit perçu comme étant d’une superficialité affligeante.

(6 avril 2010)


A l'encontre, case postale 120, 1000 Lausanne 20 Soutien: ccp 10-25669-5