Haïti

L’autre tremblement de terre du 12 janvier

Franck Seguy *

Mardi 12 janvier 2010. Aux environs de 17 heures. Un tremblement de terre annoncé, depuis des années, jusque dans sa magnitude (7,2), balaie les régions ouest et sud-est de Haïti. Le bilan officiel évoque près de 113 mille vies humaines éteintes.

Deux heures plus tôt, un autre tremblement de terre politique secoue la gauche haïtienne. Et l’université spécialement. Jn Anil Louis-Juste, professeur connu pour son engagement aux côtés des luttes populaires, vient d’être crapuleusement assassiné. De la même manière que des scientifiques, en particulier des géologues, avaient identifié des signaux d’un imminent tremblement de terre sur Port-au-Prince, de nombreux signaux du tremblement de terre qui emporte la vie du camarade Janil avaient été émis depuis des mois.

Tout le monde conserve en mémoire les luttes de juin à août 2009 autour du réajustement du salaire minimum en Haïti. Et se rappelle certainement comment Janil a été accusé d’avoir été le «diable» qui s’est approprié de l’esprit des étudiants, les ayant conduit à comprendre que le salaire d’un ouvrier ne doit pas être de 125 gourdes (à peine 2 euros). On l’accusait de tellement de faits qu’on n’avait pas hésité à le criminaliser en cherchant à le rendre responsable d’une vitre soigneusement brisée par un sage architecte è l’édifice de la Fokal, la plus grande ONG de l’Internationale Communautaire et de la solidarité de spectacle en Haïti.

On garde encore en mémoire non seulement les efforts du gouvernement de Préval visant à le rendre coupable des revendications de réajustement du salaire ouvrier, mais surtout la hardiesse de madame la Première Ministre [Michèle Pierre-Louis, jusqu’en novembre 2009] qui était allée jusqu’à faire pression sur le rectorat de l’Université pour révoquer le professeur Jn Anil Louis-Juste.

C’est que Janil a toujours été cette voix emblématique des luttes pour l’humanisation de la vie en Haïti. Et on savait que notre bourgeoisie grandonarchique n’avait jamais réussi à dormir tranquille du vivant de Janil. Elle n’a jamais apprécié sa capacité incisive et novatrice, quand il a découvert le concept de «grandons-bourgeois» pour expliquer la spécificité de cette bourgeoisie-latifundiste.

Haïti a découvert Janil pour la première fois quand, étudiant à la Faculté d’Agronomie et de médecine vétérinaire (FAMV) de l’Université d’état d’Haïti, il avait coordonné une grève contre Baby Doc [Jean-Claude Duvalier, fils de François Duvalier, dit Papa Doc, fut dictateur de 1971 et 1980] qui s’apprêtait à exiler des journalistes – à l’époque progressistes – et des militants de droits humains, en novembre 1980. Depuis lors, Janil n’a jamais cédé un pouce de son engagement pour les classes populaires.

Des soldats de la force d’occupation (Minustah - Mission des Nations Unies pour la Stabilisation en Haïti) circulaient dans les rues avec son nom entre juin et septembre 2009. Ceux-ci, à plusieurs reprises, avaient tenté d’envahir la Faculté des sciences humaines (Fasch) et la Faculté d’Ethnologie dans l’espoir de l’enlever. C’est très mal connaître Janil que croire que de telles intimidations pouvaient le réduire au silence.

Dans sa courte carrière d’agronome, Janil a pu travailler aux cotés des paysans de Papaye, dans le Plateau Central, où il s’était fait remarquer par sa position radicale contre l’utilisation du «développement communautaire»  en tant que «logo-technique» en vue de dépolitiser les paysans et désorienter leurs énergies, dans une direction contraire à leurs revendications historiques. Cette radicalité a failli lui coûter la vie lors du coup d’état de 1991. Il a échappé de peu aux sbires putchistes qui avaient été le chercher la nuit même du 30 septembre 1991. Mais il était en vacances à la capitale

De son expérience à Papaye, Janil a, entre autres, publié le livre Sociologie de l’animation de Papaye, initialement produit en vue de l’obtention de la licence en Travail social à la Fasch où il a dédié toute sa vie de militant sans pour autant cesser de marcher à côté des paysans et des travailleurs en général.

L’un des plus grands défis que l’on pourrait se lancer est celui d’identifier au cours des 52 ans de Janil un seul moment au cours duquel il n’aurait pas été en train de lutter contre l’industrie de la déshumanisation appelée à tort humanitaire. Des nombreux trésors qu’il nous lègue, nous recensons sa thèse de doctorat en Travail social intitulée «A Internacional Comunitária: ONGs chamadas alternativas e Projeto de livre individualidade. Crítica à parceria enquanto forma de solidariedade de espetáculo no Desenvolvimento de comunidade no Haiti» [L’Internationale Communautaire: ONGs dites alternatives et Projet de libre individualité. Critique du partenariat en tant que forme de solidarité de spectacle dans le Développement de la communauté en Haïti]. Il nous incombe de traduire cet ouvrage, pour publication, à titre posthume.

Il a créé le concept d’«Internationale Communautaire» justement pour désigner ces institutions internationales et leur complexe ideológico-politique mal nommé «Communauté internationale» dont le rôle véritable est de dérouter toute lute qui cherche à s’enraciner dans une Internationale Communiste.

Pour qui connaît la réalité haïtienne, il ne devrait pas être difficile de saisir la profondeur de cette thèse.

Il suffit de savoir que le nouveau nom de Haïti – et qu’il est de bon ton, actuellement, de mettre en valeur – est «Paradis des ONGs», cela permet de mesurer le ton osé de ladite thèse et combien importants sont les intérêts qu’elle indexe et indique. Les ONGs sont tellement puissantes en Haïti que même la gauche s’est aussi «onguisée», se prétextant être des ONGs alternatives.

De retour en Haïti en 2007, Janil s’est consacré à la construction de l’Asosyasyon Inivèsitè ak Inivèsitèz Desalinyèn (ASID, en langue haïtienne). Il a ainsi fini par convaincre le dernier sceptique de son intention de dédier sa vie entière à la lutte pour la vie en Haïti. La participation de l’ASID au premier front de toutes les luttes sociales populaires en Haïti durant cette courte période ne saurait laisser indifférents les «grandons-bourgeois».

L’assassinat du camarade Janil a été planifié avec beaucoup d’intelligence (s’il convient d’appeler intelligence un acte aussi crapuleux). Deux tueurs à gage ont été contractés pour perpétrer le crime et lui donner des apparences de banditisme de rue. Aussitôt le crime commis, des médias qui ont eu le temps de le divulguer avant le tremblement de terre n’avaient pas hésité à parler de deux voleurs en action, en dépit du fait que ces mêmes médias aient reconnu en Janil le symbole de la contestation de l’ordre dominant en Haïti.

Jamais nous ne gaspillerons notre temps à demander que la justice «grandon-bourgeoise» soit mise en branle pour Janil. Nous savons parfaitement que la seule justice que nous pouvons espérer est la nôtre. Celle qui vaincra l’ordre socio-métabolique du capital, émancipant les vies humaines des chaînes qui rendent leur croissance impossible.

La vie du camarade Janil était dédiée à combattre la dégradation de la vie humaine provoquée par l’ordre du Capital. Même sa mort aura aidé à sauver des vies. Beaucoup d’étudiants de la Faculté des sciences humaines qui étaient dans la rue en train de protester contre l’assassinat ont été sauvés du tremblement de terre justement pour avoir été en pleine rue à ce moment précis. De ce fait, l’expectative des «grandons-bourgeois» qu’ils pouvaient éteindre la vie de Janil est une erreur monumentale: sa vie et son œuvre continueront à illuminer nos sentiers tout le temps nécessaire pour lutter contre la déshumanisation de la vie en Haïti. Camarade Janil ! - Présent !

* Frank Seguy a écrit de nombreux artciles sur la situation en Haïti. Une partie se trouve sur notre site.

(25 janvier 2010)


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