France

La vérité économique nous importe aussi

Michel Husson *

Jean Peyrelevade [de 1993 à 2003 à la tête du Crédit Lyonnais ; associé gérant dans la banque d’affaire Leonardo] accuse les économistes d'Attac de «travestir» les chiffres (Le Monde du 29 avril 2010). La part des salaires dans la valeur ajoutée des entreprises est stable depuis 20 ans, rappelle-t-il, en s'appuyant sur les données de l'Insee, que personne d'ailleurs ne conteste. Il oublie simplement de préciser que son niveau est aujourd'hui à un minimum historique, quelle que soit la référence: le «pic» de 1982 (recul de 8,5 points), ou la moyenne des Trente Glorieuses (- 4 à - 5 points).

Notre critique nous reproche de défendre une «thèse politique», mais le débat serait plus clair s'il énonçait la sienne. Dans son livre, Sarkozy: l'erreur historique (Plon, 2008) – écrit alors qu'il faisait encore partie des conseillers de François Bayrou (Modem) – il préconisait «de déplacer de quelques points, trois à quatre, en faveur des entreprises et donc au détriment provisoire des ménages, le partage de la valeur ajoutée», sa thèse étant que «le rééquilibrage des contributions des unes et des autres est la condition préalable d'une plus forte croissance». On imagine facilement l'effet d'une telle mesure sur les retraites.

En outre, l'expérience a déjà été faite: la baisse violente de la part des salaires durant la décennie 1980 n'a pas conduit à un supplément d'investissement, ni, donc, de croissance. Les entreprises ont commencé par réduire leur endettement, puis ont profité de cette manne pour attribuer une part croissante de leurs profits aux actionnaires. Les revenus ainsi distribués sont passés de 3,2 % de leur valeur ajoutée à 8,4 % entre 1982 et 2008.

«Crime contre l'économie»

Ce déplacement est un «crime contre l'économie» (pour reprendre l'appréciation de Jean Peyrelevade sur les 35 heures), mais aussi contre notre modèle social. La ponction des actionnaires est en effet stérile: la contribution de la Bourse au financement des entreprises est depuis longtemps à peu près nulle. Et cette ponction pèse lourdement sur la protection sociale en réduisant l'assiette des cotisations sociales, comme le font aussi toutes les formes de rémunération exonérées en grande partie de cotisations. C'est pourquoi nous proposons de revenir sur cette configuration en modifiant la répartition des revenus au détriment des dividendes et en faveur de la masse salariale – et donc des cotisations. Un tel déplacement ne toucherait pas à la capacité d'investissement des entreprises, ni même à leur sacro-sainte compétitivité.

Notre contradicteur, sentant sans doute que son premier argument n'est pas vraiment convaincant, en avance un autre: la valeur ajoutée des sociétés non financières ne représente que la moitié du PIB (55 % en y ajoutant les sociétés financières). D'où vient alors l'autre moitié ? Il y a d'abord 10% d'impôts — principalement la TVA – puis les administrations publiques pour 16 % du PIB. Le reste provient des entreprises individuelles (7 %) et des ménages et associations (12 %) dont une grande part de «loyers imputés» pour près de 10 % du PIB. La seule conclusion que l'on puisse tirer de ce décompte est qu'une autre répartition des revenus passe aussi par une réforme fiscale, certes d'une tout autre nature que celle dont rêve Jean Peyrelevade, partisan de la suppression de l'ISF [impôt sur la fortune].

L'intérêt de sa position est en tout cas d'éclairer un enjeu décisif du débat: exclure a priori toute nouvelle ressource, et notamment toute augmentation des taux de cotisation, c'est se ménager la possibilité de baisser encore la part des salaires, comme le propose ouvertement ce défenseur de la «vérité économique».

* Michel Husson est économiste et membre du conseil scientifique d'Attac. Article publié dans Le Monde en date du 10 mai 2010.

(11 mai 2010)


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