France Les contradictions de la politique française d’immigration Alain Bihr Nous publions ci-dessous l’introduction faite par Alain Bihr, lors de l’Autre Davos qui s’est tenu à Bâle, le 29 et 30 janvier 2010, avec une participation de quelque 600 personnes. Diverses contributions faites lors des ateliers – ici la première partie des deux ateliers consacrés aux migrations et aux luttes migrants – ont déjà été publiées sur ce site, d’autre le seront encore. (Red.) ***** Introduction Rappel des principaux aspects de l’actuelle politique française en matière d’immigration:
Mais en même temps:
En fait, rien de bien nouveau sous le soleil. On retrouve aujourd’hui des contradictions déjà anciennes de la politique d’immigration et, plus largement, du rapport de la société française à ses immigrés. Mais je ne veux pas traiter de ces contradictions dans ce qu’elles ont de spécifiquement français ; je vais essayer de leur donner un tour aussi général, voire universel que possible. I. La contradiction entre impérialisme et républicanisme La France a été un des principaux Etats colonialistes ; et il demeure un Etat impérialiste, notamment à l’égard de ses anciennes colonies. Par ailleurs, la France est aussi marquée par l’héritage de la Révolution et sa tradition républicaine. L’un et l’autre de ces deux facteurs retentissent sur la situation actuelle faite aux immigré·e·s et aux étrangers installés sur son sol. A) L’héritage colonialiste et la position impérialiste 1. Hier. Long passé colonialiste de la France, entre le début du XVIIe siècle et le milieu du XXe siècle. La France a possédé le plus grand empire colonial pendant l’époque contemporaine, après le Royaume-Uni.
2. Aujourd’hui. Ce passé colonial reste inscrit tant dans les rapports que l’Etat et la société français entretiennent avec leurs ex-colonies devenues indépendantes et avec les populations issues de ces colonies.
B) L’héritage républicain 1. Hier. Mais la France est aussi le pays dans lequel s’est produite une révolution bourgeoise radicale = une révolution dans laquelle la contradiction, inhérente à toute révolution bourgeoise, entre sa forme politique (la démocratie) et son contenu social (la domination de classe de la bourgeoisie) a été poussée très loin, dans le cours immédiat de la révolution (cf. le jacobinisme) tout comme par après. Résultat: la tradition républicaine dont le programme et le symbole sont condensés par la devise « Liberté, égalité, fraternité » dont la portée potentielle universelle. Pour preuves:
2. Aujourd’hui. Persistance de cette tradition républicaine en France, que l’on retrouve non seulement au sein du discours politique et des institutions politiques mais encore au cœur de la conflictualité sociale. Elle se retrouve aussi au cœur des rapports qu’entretiennent non seulement une partie de la population et de l’opinion publique françaises à l’égard des immigrés et des étrangers vivant en France, en particulier ceux qui vivent dans l’illégalité (les « sans-papier »), mais encore l’Etat français lui-même. Pour preuves:
II. La contradiction entre la fonction économique de la force de travail et sa forme juridique. Contradiction très générale dans le cadre du capitalisme ; mais qui présente des aspects particuliers et une intensité plus aiguë dans le cas de la force de travail de travailleurs immigrés, en particulier en France. A) La contradiction dans sa généralité Relativement au statut qu’il accorde à la force de travail, le rapport capitaliste de production se caractérise par la contradiction suivante. D’une part, la force de travail est le facteur et le moteur de la valorisation du capital: c’est sa dépense (son usage) qui est seule capable de former de la valeur et surtout de la survaleur (de la plus-value). Ce qui est la finalité immédiate de son appropriation et de sa consommation productive par le capital. Au sein de ce rapport de production, la force de travail n’a pas d’autre destinée que d’être exploitée. Comme le dit Marx: « (…) quelqu’un qui a porté sa propre peau au marché (…) ne peut plus s’attendre qu’à une chose: à être tanné. » (Le Capital, Livre I, tome I, page 179). Mais, d’autre part, la force de travail est la propriété privée d’un « travailleur libre » ; et le capital ne peut se l’approprier que sous la forme d’un rapport marchand (l’achat-vente de la force de travail) qui est aussi, nécessairement, un rapport contractuel qui doit respecter, au moins formellement, l’autonomie de la volonté et la subjectivité juridique du « travailleur libre »: ses droits en tant que propriétaire de cette marchandise particulière qu’est la force de travail. C’est en prenant appui sur ce second aspect de la force de travail (sa forme juridique de propriété privée) que le travailleur salarié peut résister à et lutter contre le premier aspect (sa fonction de valorisation du capital, impliquant son exploitation). Tout le rapport de force immédiat entre capital et travail salarié repose sur cette contradiction:
B) Les développements particuliers de la contradiction Dans le cas d’une force de travail immigrée, cette contradiction se présente sous des aspects particuliers et avec une intensité plus particulière aussi. 1. Pour le capital, l’intérêt du recours à une force de travail immigré est double. Et cela se repère particulièrement en France: a) D’une part, le capital a besoin d’une telle force de travail pour maintenir des formes d’exploitation archaïques dans certains secteurs, certaines branches ou certains segments de la division du travail dans lesquels le capital ne peut se valoriser qu’en surexploitant le travail salarié: en ne payant pas la force de travail à sa valeur, en ne respectant pas les normes légales ou conventionnelles en matière de la durée et de conditions de travail, etc. Exemples typiques en France: le travail agricole saisonnier, la construction et les travaux publics, l’hôtellerie et restauration, certains types de services aux particuliers (gardiennage et surveillance, nettoyage, colportage, etc.) Le recours à une main-d’œuvre immigrée permet cela grâce au fait que: elle est souvent isolée, sans possibilité de se défendre (par son ignorance de la langue, de ses droits, son absence d’organisation syndicale, quelquefois sans tradition de lutte, etc.), sa situation de dépendance accrue, quelquefois sa discrimination légale, souvent sa stigmatisation (sur une base xénophobe et raciste), etc. Evidemment la situation est encore plus favorable pour le capital dans le cas où l’on a affaire à une main-d’œuvre immigrée illégalement, qui est entièrement à la merci de ses employeurs. D’où l’organisation d’un véritable trafic de main-d’œuvre de la part de certains employeurs dans les secteurs recourant le plus à la main-d’œuvre immigrée, quelquefois avec la complicité passive des pouvoirs publics. Exemple en France: rien n’a jamais été véritablement tenté pour faire cesser l’emploi de « sans papiers » dans les secteurs précédemment désignés (cf. les moyens dérisoires dont dispose les services de l’inspection du travail. ) b) D’autre part, le capital se sert de la présence d’une main-d’œuvre immigrée pour dresser l’un contre l’autre deux fractions du monde salarial, selon la veille tactique éprouvée du « diviser pour régner ». Cela suppose:
c) Sous ce rapport, le durcissement continu de la législation française sur les conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France vise moins à lutter contre l’immigration clandestine comme l’ont déclaré les gouvernants successifs que de:
2. Mais, en tant que propriétaires de leur force de travail, les travailleurs salariés disposent également de quelques moyens pour se défendre et lutter contre l’ensemble des processus précédents. D’une part, sauf à instituer un régime d’apartheid (de discrimination institutionnelle généralisée), le capital ne peut maintenir à long terme une inégalité entre les droits ouverts, en tant que travailleurs salariés, aux immigrés et ceux réservés aux seuls nationaux. Ainsi les droits sociaux (par exemple ceux afférents à la protection sociale publique) ont-ils été d’emblée étendus à l’ensemble des salariés, quelle que soit leur nationalité – ce qui n’a pas été le cas des droits civiques. D’autre part, et plus fondamentalement encore, leur statut juridique de sujets de droit va permettre aux travailleurs immigrés
Sous ce rapport, le durcissement continu de la législation française sur les conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France vise précisément à couper court à la possibilité de jouer d’un tel ressort: l’Etat français veut bien de la main-d’œuvre immigrée mais pas de la population immigrée. C’est d’ailleurs pourquoi ce durcissement est de plus en plus souvent attentatoire aux droits de l’homme et fait de la France, sous ce rapport, un Etat de plus en plus policier. (18 février 2010) A l'encontre, case postale 120, 1000 Lausanne 20 Soutien: ccp 10-25669-5 |
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