France
Lettre ouverte aux socialistes
Henri Emmanuelli
Nous présentons ci-dessous, comme document d'information, la lettre d'Henri Emmanuelli, député socialiste au Parlement français, aux membres du PS français. Sur la question de la Constitution européenne, notre analyse recoupe pour l'essentiel le texte publié sur ce site d'Yves Bonin. Toutefois, nous pensons utile de faire connaître cette lettre ouverte d'Henri Emmanuelli. Elle montre que dans le PS français il est possible de se battre pour un NON à la Constitution européenne sans que des allusions, pour ne pas dire des accusations, de constitution d'un front commun avec la droite nationaliste se fassent. Le débat politique, condition de la démocratie, existe encore en France. Il serait opportun qu'il existât de la même façon en Suisse à propos du référendum de gauche contre le "paquet" fédéral: libre circulation et mesures d'accompagnement. En outre, le débat sur la Constitution européenne permet à chacune et à chacun de saisir un thème très important pour les européo-idôlatres suisses: l'UE est une construction politique et économique. Et, comme toutes ces constructions, elle est soumise aux impératifs, aux diktats de ceux qui détiennent le pouvoir économique (les grands groupes financiers) et imposent le cadre des politiques économiques et sociales à l'échelle des différents pays de l'UE et de l'UE dans son ensemble. - Réd.
Chère camarade, cher camarade,
Notre parti s’est prononcé pour l’adoption du projet de Constitution Européenne au terme d’un référendum interne.
Pour ma part, j’ai fait campagne pour son rejet et continue à penser qu’en avalisant ce texte, notre parti, comme le Parti Socialiste Européen, commet une erreur historique. Par respect pour notre démocratie interne je me serais néanmoins résigné à rester sur ma réserve et à voter NON, le jour venu, comme beaucoup d’entre vous.
Mais le contenu de notre campagne ainsi que notre difficulté à faire exister un «OUI de Gauche» tout en nous opposant comme il conviendrait à un gouvernement qui poursuit imperturbablement son entreprise de démolition sociale pose problème. Tout comme l’émergence de textes et de déclarations de la Commission Européenne qui mettent en évidence l’existence d’un véritable «bloc libéral» que l’on cherche à faire avaliser par la gauche à l’occasion de l’adoption d’un traité qui ne sera pas révisable. Le brouillage des clivages politiques que l’on tente d’imposer à cette occasion est tout aussi préoccupant et l’ensemble de ces éléments change la donne.
Sur la tonalité de notre campagne, j’ai beaucoup de difficulté à comprendre comment notre parti est passé d’une position unanime de refus, qui explicitait clairement les raisons pour lesquelles ce texte nous paraissait inacceptable, à un soutien aujourd’hui inconditionnel et enthousiaste. Alors que les seuls changements apportés lors de son adoption définitive ont été régressifs par rapport aux conditions qui motivaient notre refus, M.Chirac, dans la dernière ligne droite, ne nous ayant pas fait de cadeaux.
Suffit-il, dans ses conditions, pour expliquer notre récente ferveur envers ce traité de proclamer que le «OUI de Gauche» à lui seul permettrait une nouvelle interprétation de ce texte ? Une nouvelle lecture qui ferait apparaître les promesses de «plus de démocratie», de «plus de social» et l’existence de nouvelles garanties pour nos services publics ? Quand bien même le «OUI de Gauche» aurait cette vertu- ce que je ne crois pas - comment le faire exister face à un président qui pratique la politique avec cynisme en multipliant les embûches et les embuscades. Comment le faire vivre aux cotés d’un gouvernement exsangue qui n’a plus pour viatique que l’espérance d’un succès référendaire ? Il faut, nous dit-on, faire la distinction entre politique intérieure et politique européenne: MM Chirac et Raffarin s’engagent à le faire. Mais comment les croire ? Quel crédit ont-ils accordé, en 2002, aux voix de gauche qui s’étaient mobilisées à leurs cotés pour «sauver la République» ?
Les vertus que nous prêtons à ce traité ne s’arrêtent pas là puisque j’entends dans nos rangs que l’adoption de ce projet offrirait une garantie contre l’adoption de la directive Bolkestein. C’est une contre-vérité à laquelle je ne puis m’associer. Car en réalité, ce projet de directive qui se propose d’organiser un véritable dumping social à domicile a déjà une longue histoire qui aurait du nous alerter plus tôt. Il n’est que la face visible d’une orientation politique précise dont l’autre aspect est l’impossibilité, qui figure dans le traité, d’une harmonisation fiscale à la majorité qualifiée. Si l’on ajoute à cette menace, provisoirement escamotée, le projet de directive sur le temps de travail ainsi que les encouragements donnés par la commission européenne aux délocalisations, le choix d’une Europe libérale, d’un système patiemment construit, apparaît sans ambiguïté. C’est cette Europe du marché roi et de «la concurrence non faussée», cette Europe des actionnaires, «hautement compétitive» pour les dividendes mais pas pour le pouvoir d’achat, cette Europe de la précarité et du chômage que l’on nous propose de ratifier à travers le vote de cette constitution qui en reprend tous les fondements juridiques dans son titre III.
Nous ne pouvons plus feindre de l’ignorer.
Encore faut-il, pour tromper la gauche et ses bases électorales, substituer au clivage-gauche droite sur lequel repose la démocratie et le mouvement, l’artifice d’un clivage sommaire entre «pro ou anti- Européen». Soit on est pour l’Europe et il faut en accepter l’orientation libérale. Soit on refuse cette évolution libérale et on se retrouve classé dans le rang des anti-européens, des Euro-sceptiques, voire des souverainistes ! C’est le résultat d’une habileté coupable qui a consisté à proclamer que l’Europe était constitutive de l’identité socialiste en faisant abstraction de son contenu. Erreur dont la droite rêve depuis longtemps. C’est aussi la conséquence d’une cogestion des institutions européennes qui ne pouvait pas rester, avec le temps, sans conséquences politiques.
En se révélant inapte à opposer à cette mystification la perspective d’un projet «Euro-progressiste», la social démocratie commet une lourde erreur. En renonçant à poser avec force la question centrale de la protection de l’emploi et du salariat dans un contexte de libre-échange débridé, c’est à dire la question des délocalisations, elle prend un risque pour elle même et pour la démocratie. En refusant de porter l’espérance d’une Europe sociale, solidaire et humaniste, elle ouvre la voie à la désespérance dont se nourrira l’extrême droite. Elle creuse la rupture politique qui se produit entre le bas et le haut de la pyramide sociale, elle est également dangereuse pour la démocratie.
Nous avons toujours proclamé notre volonté de faire de l’Europe le niveau pertinent de résistance à la mondialisation libérale. Un Oui, fusse-t-il de gauche, ne me paraît pas s’inscrire dans cette ambition.
C’est pourquoi, après avoir mûrement réfléchi, j’ai décidé, sans renier mon engagement européen, de faire publiquement campagne pour le NON en espérant ne heurter personne.
On vous dira que voter Non, c’est voter contre l’Europe. On le martèlera. Mais il faut, cette fois-ci, dire NON à ce traité et tout ce qu’il implique, pour ne pas renoncer à l’Europe politique, comme nous y engagent ceux qui expliquent qu’il est désormais trop tard après un élargissement raté qu’ils ont fait en dépit du bon sens.
Voter NON, ce n’est pas voter contre l’Europe, c’est au contraire préserver la possibilité d’une Europe fédérale, démocratique et sociale à partir d’un noyau de pays volontaires plus restreint. C’est exiger une nouvelle constitution simple et lisible se contentant de définir des processus de décision et une répartition claire des compétences.
Voter NON, ce n’est pas voter contre l’Europe . C’est la possibilité, qui ne se représentera pas de sitôt, de donner un coup d’arrêt à la dérive libérale qui déchire la gauche. C’est saisir la chance de favoriser l’émergence d’un projet «Euro-progressiste» qui la rassemble.
Telle est ma seule ambition. J’espère que tu le comprendras.
J’espère surtout que, d’une manière ou d’une autre, tu la partageras.
Amicalement, Henri Emmanuelli