France

Piégés par la République

Didier Lapeyronnie , Laurent Muchielli *


Les émeutiers sont seuls. Ils n’ont aucun soutien politique. Il est vrai qu’ils sont difficilement défendables. Ils sont agressifs et violents. Ils ont souvent un présent ou un passé de délinquants. Ils brûlent des voitures et affrontent durement la police. Les photos des journaux et les reportages télévisuels nous abreuvent de ces images de véhicules ou de bâtiments en flammes autour desquels dansent des silhouettes menaçantes.

Images inquiétantes, toutes prises derrière le paravent policier, du point de vue de l’ordre et de la loi, mais qui nous interdisent à jamais d’avoir le point de vue inverse, le point de vue de celui qui fait face à la police et à l’ordre de la bonne société. Sous les capuches rabattues de leur jogging, les «jeunes» sont sans visage, anonymes et sans parole. Comme l’a rappelé le lynchage d’Epinay-sur-Seine, la violence écœurante dont ils usent semble bien le signe qu’ils sont hors de notre société, des «sauvageons» ou une «racaille» dont il faut se protéger et surtout dont il faut protéger les «braves gens» qui ont le malheur de vivre dans les mêmes cités et qui, eux, voudraient «s’en sortir» et «s’intégrer».

N’ayant rien à dire, si ce n’est exprimer le mélange d’émotion et de rage qui les a saisis à la suite de la mort de Ziad B. et Banou T., puis des propos du ministre de l’Intérieur, ils seront maintenant l’objet de tous les discours et de tous les usages politiques, un instrument destiné à justifier la répression et l’appel toujours plus pressant à la loi. L’ordre et la justice, a répondu le gouvernement après avoir liquidé les emplois jeunes et la police de proximité, le budget des associations et de la politique de la ville. Ces jeunes sont ainsi enfermés dans le rapport exclusif à la norme et à la morale, irrémédiablement marginalisés et construits comme des problèmes: ceux qu’ils subiraient et ceux qu’ils feraient subir. Et la violence dont ils usent, par effet de sidération, renforce le cercle vicieux et justifie qu’ils soient tenus à l’écart.

Certes, l’émeute libère la colère et la violence, les petits délinquants s’en donnent à cœur joie. Pourtant, ces «violences urbaines» ne sauraient être réduites à la seule question de la loi et de la norme. Dans les années 1960, il aurait été absurde de ramener les petits groupes de Black Panthers à de simples délinquants. Il y a un siècle et demi, Gavroche, qui effrayait tant la bonne société, aurait pu mourir en volant le portefeuille d’un bourgeois aussi bien que sur une barricade. L’émeute et la violence urbaine charrient toutes les déviances qu’elles mêlent au sentiment d’une humiliation démultipliée.

Une humiliation scolaire. L’école n’est pas vécue par une partie de ces jeunes comme un instrument de promotion mais comme le lieu d’une sélection qui transforme leur destin social en autant d’humiliations personnelles. A leurs yeux, la promotion par l’école est réservée à d’autres, qui savent tirer tous les bénéfices et qui sont généralement des «Blancs» quand eux sont généralement des jeunes issus de l’immigration. Ne serait-ce pas ces mêmes «jeunes de banlieue» qui, au mois de mars dernier, dépouillaient et frappaient les lycéens venus manifester pour défendre leur école ?

Une humiliation économique. Tandis que nous commentons des hausses ou des baisses d’un taux de chômage national entre 8 et 9 %, la situation d’une partie de la jeunesse est sans commune mesure. Le taux de chômage des jeunes à Clichy-sous-Bois tourne autour de 30 %. Et si l’on cible les jeunes nés de père ouvrier et sortis de l’école sans diplôme ou avec un simple CAP [Certificat d'aptitude professionnelle], le taux de chômage dépasse les 50 % dans la plupart de ces quartiers qui s’enflamment de nouveau aujourd’hui. Sans emploi, impossible d’accéder à un logement et d’envisager de pouvoir fonder sa propre famille. La vie «normale» est interdite.

Une humiliation quotidienne dans les rapports avec la police. Les pouvoirs publics ne mesurent sans doute pas à quel point cette interaction est devenue au fil des ans un élément du problème. Lorsque des policiers presque tous

«blancs» interviennent sur des populations qu’ils ne connaissent pas, contrôlent indistinctement tous ceux qui leur paraissent «suspects» (qui sont presque tous black ou beurs) et sont capables de faire preuve de la même violence verbale et physique que les délinquants qu’ils voudraient arrêter, alors il n’est pas surprenant que cette relation quotidienne soit perçue par ces jeunes comme le symbole d’une oppression et d’un racisme.

Une humiliation politique. Après l’échec du «mouvement beur» du début des années 1980, et tandis que les militants politiques et syndicaux ont déserté les quartiers populaires, la jeunesse de ces quartiers ne parvient pas à faire entendre sa parole dans l’espace politique. Pire: quand elle tente de s’exprimer et de s’affirmer d’une autre façon, ceci se retourne contre elle. Son engouement pour le rap est traité avec crainte ou condescendance. Son affirmation identitaire est accusée d’être une forme de «communautarisme» qui menacerait l’unicité de la République. Son affirmation religieuse est criminalisée au nom de la peur du terrorisme ou de la liberté des femmes.

Dans ces conditions, est-il si difficile de comprendre que cette jeunesse a avant tout besoin de reconnaissance et de dignité (le fameux «respect») ? Et lorsque l’émeute éclate et que la violence se déchaîne, est-il si difficile de comprendre qu’à côté des incendies de voitures les jeunes s’en prennent aussi aux institutions: police, transports collectifs, antennes ANPE [Agence nationale pour l'emploi], centres sociaux et même écoles ? Pour eux, ces services publics ne sont plus guère des instruments d’amélioration de la vie sociale et plus du tout des vecteurs d’intégration, ce sont des aides qu’ils finissent par rejeter comme de la charité, quand ce ne sont pas à leurs yeux des obstacles à franchir, voire des frontières qui les maintiennent à l’écart de la «vie normale» à laquelle ils n’osent plus rêver.

Du «modèle social français», ils ne connaissent que le chômage ou l’intérim, les emplois aidés et la dépendance aux services sociaux, tout un univers

«gris» protégeant de la misère, mais enfermant dans la précarité et semblant n’avoir aucune issue. Cet univers est alors vécu comme un «piège» dans lequel ils survivent loin de la «vie normale» des «nantis», et dans lequel ils ont le sentiment que leur vie s’en va sans pouvoir être véritablement vécue. Ils se sentent coincés dans une «nasse» qui sert finalement à les maintenir à l’écart d’une société qui ne veut pas d’eux. Aussi, les mots de la République se vident-ils de leur sens et sont-ils perçus comme les masques d’une société  «blanche» qui racialise et humilie sans même vouloir le reconnaître.

Ne nous rappelle-t-on pas régulièrement que la France possède un modèle d’intégration que tout le monde nous envie, que la France n’est pas l’Amérique ou la Grande-Bretagne libérales et n’a pas de ghettos ? Qui cherche ainsi à se rassurer ? Qui ne veut pas comprendre que ces jeunes, eux, ont le sentiment de vivre dans des ghettos? Alors les mots finissent par déchaîner la rage puisque leur sens n’est plus partagé et qu’ils ont perdu leur contenu. Centrée sur la défense du «modèle social français» et de plus en plus tentée par le repli national autour des «services publics» et des «petits fonctionnaires», réaffirmant sans cesse les vertus d’une République égalitariste pourtant en faillite, devenue adepte d’une «laïcité» pure et dure hostile à tout «communautarisme», la gauche elle-même a abandonné le monde populaire et celui des immigrés.

A travers elle, les «classes moyennes» et les «fonctionnaires» monopolisent l’espace public et défendent leurs intérêts, excluant de fait toute forme alternative de représentation et d’expression: combien de «jeunes de banlieue» dans les défilés pour défendre le «service public» ? Combien travaillent dans ces mêmes services publics (police, justice, école) ? Combien de citoyens «issus de l’immigration  dans les instances représentatives?

L’émeute naît ainsi d’abord du vide politique. La violence surgit quand la politique est absente, quand il n’y a plus d’acteurs sociaux ni même de conflit, quand il ne reste plus que la défense de l’ordre et de l’identité nationale. Certes, il est urgent de rétablir un minimum de politique sociale, de lutter contre les discriminations, d’en finir avec des pratiques policières indignes d’une démocratie et surtout de stopper cette ségrégation urbaine qui structure de plus en plus nos modes de vie.

Mais les émeutes nous rappellent qu’il est avant tout indispensable de reconnaître et de respecter toute une population, de considérer qu’elle ne constitue pas un problème, mais qu’il s’agit bien de citoyens de notre pays. Face à un gouvernement qui n’a que l’ordre à la bouche, le travail de la gauche aujourd’hui devrait être de faire entrer cette parole dans l’espace public et de lui donner un sens politique. Elle ne semble pas en prendre le chemin.

* Publié dans Libération, le 9 novembre 2005. Didier Lapeyronnie, professeur de sociologie à l'Université de Bordeaux; Laurent Muchielli, chercheur au CNRS, directeur du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP).