France

Les Editoriaux de la presse française au matin du 12 octobre 2010

Rédaction

L'Humanité: «Il est des phrases qui finissent par brûler la langue de qui les a prononcées. Le président de la République avait fait de sa contre-réforme des retraites, l'incarnation de son quinquennat, et de l'inflexibilité sa marque de fabrique. Il est en échec sur toute la ligne. Il a perdu la bataille de l'opinion. Ses lieutenants ont eu beau décliner les éléments de langage peaufiné pendant des mois par des fils de pub de haut vol, les grands médias susurrer que la bataille était perdue d'avance, les Français, semaine après semaine, ont pris conscience de l'injustice fondatrice de ce projet et de son caractère néfaste pour l'emploi ou l'avenir des jeunes.»

Libération: «En période de crise, le sentiment d'injustice joue toujours un rôle décisif. (...) C'est la raison pour laquelle ceux qui souhaitent une radicalisation du mouvement rencontrent un certain écho sur le terrain. Mais ceux-là doivent prendre en compte l'autre aspect de cet affrontement social: la majorité des Français, de toute évidence, juge qu'on ne peut pas rester en l'état et qu'une réforme, celle-ci ou une autre, est nécessaire.»

La Croix: «Sans doute est-on arrivé au moment décisif du débat sur la réforme des retraites. Encore faut-il s'interroger : a-t-on assisté à un débat ? Entre gouvernement et partenaires sociaux tout comme au Parlement, on a plutôt le sentiment d'avoir assisté à un dialogue de sourds. Il ne fallait guère rêver d'un consensus sur une réforme aussi lourde, financièrement et symboliquement. Néanmoins, il est raisonnable de penser que l'on aurait pu faire mieux. À aucun moment, il n'a été envisagé de mettre les parties prenantes autour d'une table pour prendre acte des points d'accord et de désaccord.»

Les Echos: «Dans une société qui consacre toujours plus de moyens à préserver le niveau de vie des plus de 65 ans qu'à lutter contre la pauvreté des moins de 25 ans, les jeunes ont mille raisons de s'enflammer. Mille moins une: la réforme des retraites. Parce que celle-ci vise, justement, à leur garantir un système aussi protecteur et solidaire que celui de leurs parents, sans trop accroître l'effort financier déjà considérable demandé aux revenus du travail et du capital. Parce que cette réforme réduit cette injustice absolue qui consiste à faire payer par la dette, donc par les futures générations d'actifs, une proportion croissante des pensions servies. Rien ne serait moins dans l'intérêt de la jeunesse de 2010 que de se prendre de nostalgie pour la retraite à 60 ans, elle dont le coût économique explique en bonne partie la triste exception française en matière d'emploi des jeunes. Pour cette génération que François Hollande juge "sacrifiée", rien ne serait pire qu'un statu quo favorable aux plus âgés.»

Le Figaro: «Y a-t-il encore un pilote dans l'avion de la contestation? Depuis plus d'un mois, manifestations et journées de grève contre la réforme des retraites se suivent sans que leurs promoteurs ne sachent trop quel cap tenir. Que veulent-ils? Le retrait du texte. Ils le répètent, mais ne se bercent pas d'illusions. Nicolas Sarkozy ne peut reculer, sauf à se mettre lui-même en danger.»

Paris-Normandie: «Même si le mouvement ne se durcit pas, si les grèves reconductibles font long feu, une page du quinquennat de Nicolas Sarkozy a été tournée. Candidat, il s'était fait le champion de la lutte contre ce qu'il considérait comme les vraies injustices. Et le spectre était large, du bouclier fiscal aux promesses sonnantes et trébuchantes de celui qui voulait être le "président du pouvoir d'achat". En quelques mois, le bouclier fiscal a été démonétisé par un chèque de 30 millions d'euros versés à une milliardaire, les avantages fiscaux en faveur des ménages ont été rabotés par la crise, qui a aligné les victimes du chômage par milliers, et une réforme des retraites, nécessaire, mais jugée inéquitable par les syndicats, a été conduite à marche forcée au parlement sans véritables négociations. De tout cela il pourrait rester chez les salariés modestes, et les classes moyennes, un sentiment profond d'injustice. Et c'est cela le plus grave. Le président aura moins de mal à regagner le coeur des catholiques pour lesquels il vient de se rendre au Vatican, qu'à faire disparaître un sentiment d'injustice, dont l'effet est toujours dévastateur.»

Le Télégramme: «En France, beaucoup espèrent une retraite en rase campagne du gouvernement. Comme sous Villepin, lâché par Chirac sur le CPE, peu avant la présidentielle de 2007, ou encore Juppé, abandonné par ce président impotent, lors des grandes grèves de décembre 95. Mais la France, qui éprouve régulièrement le vertige du vide, face à son déclin annoncé, sait se ressaisir et s'adapter mieux qu'on ne le dit. »

Sud-Ouest: «Cette mobilisation, et la présence ou pas de la frange la plus jeune et la plus imprévisible de la contestation, sera l'une des inconnues de la semaine qui vient. Et pour l'Élysée, la principale inquiétude. Car pour le reste, dès lors qu'on se projette dans l'avenir, on peut facilement analyser d'autres conséquences. La première, dans le cas où le mouvement s'effilocherait et que le risque des grèves reconductibles mette fin à une unité syndicale, sera que le gouvernement, quoi qu'il affirme, aura donné l'impression de passer en force, sans la grande concertation nécessaire à une réforme de ce type. Impression qui demeurera paradoxale si l'on veut bien regarder les mesures prises en dehors de nos frontières. La seconde, dans le cas inverse d'une crispation devenue intenable, dirigeant le pays vers une paralysie partielle, sera que l'antienne largement connue et déjà entonnée d'un pays ingouvernable et archaïque reviendra au goût du jour. Et, dans les deux cas, cette longue querelle larvée, cette réforme que Nicolas Sarkozy a tenu à marquer de sa touche personnelle, fera qu'une fois de plus la fracture entre deux France ira s'agrandissant. Pouvait-on l'éviter ? Certainement. Et il ne restera plus qu'à le déplorer.»

La République du Centre: «A défaut du "grand soir" dont ils rêvent, voici le "grand jour" pour les syndicats. Cette nouvelle journée de mobilisation et de grèves c'est, pour eux, la "mère des batailles" en réponse à la "mère des réformes" de Nicolas Sarkozy. Autrement dit, nous voici arrivés à ce choc frontal que tout le monde se défend d'avoir voulu, mais que personne n'a cherché à véritablement à éviter.»

La Nouvelle République du Centre-Ouest: «Y aura-t-il plus ou moins les trois millions de Français dans la rue, puisque c'est désormais l'étiage (version syndicale) des manifestations contre la réforme des retraites ? Oui, répond Bernard Thibault, fort de 255 défilés prévus. Quel rôle pour les "jeunes", et notamment des lycéens ? Leur mobilisation est surveillée comme le lait sur le feu par le pouvoir qui s'inquiète de débordements incontrôlables. " Irresponsables " lancent les leaders de la majorité devant les appels du pied syndicaux. Quelle ampleur de la grogne dans les ports et les raffineries ? C'est de là que peut provenir le blocage en carburants qui affolerait l'opinion publique. Pour les syndicats et l'opposition, c'est clairement " maintenant ou jamais ". Les Français sont peut-être convaincus qu'il faudra réformer un jour le système des retraites. Ils ont peut-être entendu les arguments gouvernementaux ; ils ne sont peut-être pas prêts à " manger du caillou " pendant longtemps pour faire grève. Mais ils sont d'accord pour subir un " mardi noir " et quelques jours bien gris pour montrer leur mécontentement à Nicolas Sarkozy. Le Président gagnera peut-être la bataille du Sénat, mais n'est-il pas est en train de perdre celle de la rue ?»

La Montagne: «Il y a quelque chose de très profond dans la manière dont est ressentie l'injuste pénalisation de ceux qui ont commencé à travailler tôt et celle des jeunes qui se sentent exclus du marché du travail et dont on a tort de croire qu'ils ne se sentent pas concernés par l'âge de la retraite. Sans doute est-ce dans cette possible jonction des malaises, que d'aucuns redoutent, quand d'autres le souhaitent, un mai 1968 à froid dont personne ne sortirait vainqueur. Certes les jeunes sont plus sensibles au problème de leur emploi qu'à celui de la retraite. Mais ils ont bien compris que si on demande à leurs aînés de travailler plus, ce sont eux qui seront au chômage plus longtemps. Or ils ne veulent pas que l'on sacrifie leur formation et que l'on dévalorise leurs compétences dans des batailles qui se mènent autour des sectarismes politiques et de gesticulations bien éloignées de la réalité des retraites. Le débat parlementaire s'accélère, le vote de la loi interviendra dans les prochains jours. Mais cela ne signifiera pas pour autant que les salariés et la jeunesse ne restent pas hostiles à la réforme. Malgré la paix apparente et le silence de la rue, l'incompréhension et les blocages resteront. L'opinion attendra son heure pour mener l'autre bataille.»

Le Progrès: «Notre Président reculera-t-il sur les retraites ? La question est posée, au matin de la huitième journée de mobilisation. Mais il existe au moins deux fortes raisons de répondre non, dès maintenant. La première est dévoilée par Tony Blair, qu'il recevait hier à l'Elysée: "Si Nicolas Sarkozy s'éloigne de ses réformes, il perdra, écrit l'ancien Premier ministre britannique dans ses Mémoires. L'opinion lui pardonnera son prétendu train de vie luxueux, pas d'oublier ce pourquoi elle l'a élu". La seconde vient de Christine Lagarde: en politique, "les femmes projettent moins de libido, de testostérone, a estimé notre ministre de l'Economie. Cela aide dans le sens où on ne va pas nécessairement investir nos egos dans une négociation, en humiliant notre adversaire". Si la libido conforte la raison, et réciproquement, pourquoi voulez-vous qu'il recule ?»

L'Est-Eclair: «L'enjeu de ce bras de fer s'est subrepticement immiscé dans les cours de récré... Or, s'il n'est pas surprenant que les jeunes, lycéens et étudiants, se sentent concernés par cette réforme des retraites qui engage leur avenir, il faut également leur rappeler, ici, que le pire serait pour eux - davantage encore que pour leurs aînés - de ne pas réformer ce système des retraites, désormais à bout de souffle. (...) En revanche, et plutôt que d'aller se disperser dans un mouvement en voie de radicalisation et de durcissement que soutiendraient plus de six Français sur dix (?!), ces jeunes générations ont une autre arme dans leur fourreau, qu'elles pourront toujours sortir le moment venu. Par exemple, dans le secret des isoloirs lors de la prochaine joute présidentielle.»

L'Est républicain: «D'un côté, le pouvoir continue d'accélèrer, au Sénat, l'adoption de la réforme des retraites, en lâchant quelques miettes. De l'autre, les syndicats se hâtent,une journée d'action après l'autre, de renforcer l'ample mouvement de protestation. Dans cette course de vitesse, Nicolas Sarkozy comme les opposants au projet tiennent la corde et à l'arrivée, tous pourront sûrement se vanter d'avoir gagné. Le chef de l'État, plus impopulaire que jamais, aura démontré, en dépit de ce fort rejet, qu'il n'était pas homme à céder à la rue."Sa" réforme majeure sera votée. Les centrales syndicales auront prouvé leur capacité de mobilisation, sur le terrain et, par procuration, dans les sondages : 69 % des Français soutiennent les grèves, 61 % sont même prêts à ce qu'elles durent. Tous, pourtant, auront, d'une certaine manière, perdu.»

Le Républicain lorrain: «Pour l'exécutif, cette semaine constitue le goulet d'étranglement de sa réforme des retraites. Celle où tout se joue : son succès ou la radicalisation d'une grogne sociale plus générale dont elle ne constituerait que l'amorce. La première hypothèse mettrait le locataire de l'Elysée en posture favorable vis-à-vis de son camp et, bientôt suivie d'un remaniement important, marquerait le coup d'envoi de la campagne en vue de sa réélection. La seconde - un épisode de tangage social - ne lui serait pas nuisible non plus car elle en souderait plus sûrement encore l'électorat. Le pari est néanmoins dangereux car si l'on sait quand ces virages se négocient, on n'a aucune idée du moment où ils finissent.»

Les Dernières Nouvelles d'Alsace: «Pourquoi faut-il toujours qu'une offensive réformiste finisse par s'embourber dans une guerre de positions? Comment le gouvernement a-t-il réussi à perdre en septembre la bataille de l'opinion qu'il semblait pourtant avoir gagné au printemps ? Le président de la République bénéficiait de la conjonction exceptionnellement favorable de son volontarisme personnel et de la conscience - partagée par plus de deux Français sur trois avant l'été - de la nécessité de travailler plus longtemps pour sauver le régime de retraites par répartition. Une alliance rare. Qu'en a-t-il fait ? Fort de son succès initial, grisé à l'idée d'avoir raison seul contre tous ou presque, et persuadé que son courage ne serait comptable que devant l'histoire, le chef de l'exécutif a préféré s'emmurer dans le donjon de ses certitudes. Paré pour résister aux assauts pour finalement triompher à l'usure. Au plus bas dans les sondages, le forcené de l'Élysée paie cher aujourd'hui ses rêves de bravoure. Car il ne faut pas s'y tromper : l'affaire Woerth, avec ses péripéties et ses rebondissements n'a pas vraiment pesé dans le retournement de l'opinion. Ce que la France, et pas seulement celle qui manifeste, n'a pas accepté, c'est le peu de considération qu'on a porté à ses interrogations et à ses refus.»

L'Alsace: «Les syndicats ont voulu donner l'impression qu'ils durcissaient le conflit un peu malgré eux, sous les effets conjugués de l'intransigeance gouvernementale et de la détermination de la base. En ce qui concerne la CGT, c'est un positionnement tactique qui ne trompe pas : depuis que la Ve République existe (et déjà avant), ce syndicat n'a jamais hésité à bloquer le pays contre les réformes qui ne lui convenaient pas. (...) FO et Sud n'ont pas besoin d'afficher ces pudeurs. Même s'ils sont les plus jusqu'au-boutistes, ils ne sont pas en première ligne sur le plan médiatique. Ce ne sont que les poissons-pilotes du mouvement. François Chérèque, lui, est bien embêté. En 2003, la CFDT avait payé cher son soutien à la réforme Fillon qui avait rallongé la durée de cotisation des fonctionnaires. Elle ne peut se permettre une deuxième crise interne, et est bien obligée de suivre le mouvement, même si l'allongement des carrières est incontournable. La CFDT est dans la même situation délicate que la gauche politique : celle-ci fait feu de tout bois contre la réforme, mais serait bien ennuyée, demain, si elle arrivait au pouvoir sans que le système ait été redressé, au moins quelque peu.»

(12 octobre 2010)


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