France Arras: la gauche face à la vague Le Pen Lénaïg Bredoux * Il n'y a plus de soldats dans la ville de l'ami Bidasse [tiré d’une chanson de comique troupier, en 1913, Bidasse est censé être natif d’Arras]. La citadelle Vauban, endormie, s'étale entre le centre-ville et les quartiers ouest, entre Arras la coquette, ville historique, et Arras la populaire, au pied des tours Verlaine ou Courbet. Là, on dit qu'on va à Arras quand on descend dans le centre. Là, la crise économique a frappé de plein fouet... Ou plutôt, elle a aggravé les choses. Chômage, intérim, Restos du cœur et trop petites retraites. Les gens se débrouillent, mais ça tire, et c'est dur. Dimanche 13 mars, sur le marché de la place Verlaine, surplombée par une tour en pleine réhabilitation, avec ses échafaudages et ses balcons à nu. En face quelques petits habitats collectifs, des commerces et un supermarché. Les élections cantonales ont lieu une semaine plus tard, le canton d'Arras-ouest est renouvelable: avec un socialiste sortant qui ne se représente pas, le résultat est incertain. Sur le papier, le terrain est pourtant favorable, dans un département historiquement ancré à gauche, et des quartiers populaires autrefois bastions socialistes. Mais la majorité municipale – droite et centre – est populaire et le FN semble parti pour faire une percée. Le parti de l'abstention La précarité et la misère ont redistribué les cartes politiques. Le quartier a changé: beaucoup de nouveaux habitants, moins de solidarité, plus de chômage aussi. L'abstention fait des ravages. Les cantonales précédentes avaient limité la casse, parce qu'elles étaient couplées avec les élections régionales qui attirent davantage d'électeurs. Cette fois, beaucoup ne savent pas qu'un scrutin a lieu, nombreux sont ceux qui ignorent le rôle d'un conseil général. «Même pour le RSA, beaucoup pensent que ça dépend de la mairie», témoigne Jacqueline Maquet, députée socialiste du coin. Place Verlaine, Roger, 46 ans, maçon, a fait quelques courses. Avec douceur, il explique: «J'ai jamais voté de ma vie. Ça n'arrange rien. Je me débrouille tout seul. Rien à foutre. La gauche, la droite, le FN, y'a rien qui va...» Il finit par avouer qu'il est «plutôt de gauche»: «J'vivais mieux quand c'était Tonton Mitterrand.» Et puis c'est tout. Françoise, 28 ans, dit aussi qu'elle ne vote jamais. Enfin, qu'elle ne vote plus: «A chaque fois que j'ai voté, ça a pas été le bon candidat, il est jamais passé. Alors maintenant je prends plus le temps. De toute façon jamais rien n'est fait, ça s'améliore pas.» Elle n'a pas de boulot, «Monsieur non plus». Lui est cariste et on vient de lui proposer un contrat unique d'insertion. «Mais ça va pas durer.» Il touche 800 euros par mois, plus 300 euros d'allocations, «ça fait pas grand-chose», avec trois enfants à charge. Les seules personnes de son entourage à voter sont ses parents. «Vous savez, c'est des personnes âgées», dit-elle, comme pour justifier une bizarrerie. D'autres encore pourraient renoncer à l'isoloir pour la première fois. Comme Kader, la quarantaine, «issu de l'immigration»: «J'ai toujours voté. Mais là, entre l'extrême droite, la gauche qui fait rien et la droite de plus en plus populiste, je sais plus quoi faire... J'aurais bien aimé les écolos, mais y'a pas de réponses à tout non plus. Y'a trop de démagogie et trop de populisme...». La tentation Marine Le Pen Sur le marché, au café ou dans les halls d'immeubles, la phrase revient sans cesse: «la droite, la gauche, pas de différence», et un mot: «ras l'bol». Et Marine Le Pen tient la vedette. Malgré son candidat, Jean-Marc Maurice: pas forcément très populaire, et bien connu de la justice. Déjà condamné à plusieurs reprises pour ses activités commerciales, il est poursuivi pour «banqueroute, détournement ou dissimulation d'actifs», «abus de biens ou du crédit d'une SARL par un gérant à des fins personnelles» et «exécution de travail dissimulé» dans le cadre de la gestion d'un magasin. Il est loin de l'image de «FN light» que cherche à donner Marine Le Pen. Il n'hésite pas à donner des statistiques sur le nombre de «Français de souche immigrée» dans les HLM – mais sans dire comment il parvient à tel chiffre – et s'énerve sur «l'immigration clandestine»: «J'ai pas de problème avec la souche maghrébine d'origine française (sic). Moi j'suis contre les clandestins. Y'en a partout, sur les routes, les autoroutes, dans les fossés. Y'en a partout, partout.» Mais sans pouvoir donner un seul exemple à Arras. Qu'importe, l'essentiel est ailleurs. Comme pour Cathy, un prénom inventé parce qu'elle veut rester anonyme. Elle va voter – «c'est un devoir» –, mais cette fois, elle va changer. Elle rechigne à se confier, explique peu à peu: «Certaines choses me plaisent pas... C'est que des prometteurs de beaux jours mais rien n'avance. Le quartier, ça empire, ils mettent n'importe qui dans les appartements... Ma fille habite à Saint-Jean-de-Luz, y'a pas d'étrangers là-bas, c'est bien. Ici les gens sont sales, y'a plus de respect...» Elle a commencé, elle ne s'arrête plus. Cathy vilipende les «assistés», déteste Sarkozy, et puis elle lâche: «La France, c'est une poubelle, une grande porte ouverte. Eux (les étrangers, ndlr) ils ont tout. Y'en a des bons, c'est comme les Français, mais y'en a de plus en plus et y'en a de trop.» Alors on comprend: elle n'ose pas (encore) le proclamer mais ce sera le Front national. A cause de Marine Le Pen. «Elle est plus diplomate, moins virulente, ça passe mieux. Son père, je l'écoutais pas, c'était violent...» Avant, Cathy votait socialiste. Gérard aussi, il a même sa carte au parti. Mais il dit: «Entre la droite, la gauche, ce sera toujours la même. Ils promettent, mais quand ils arrivent au pouvoir, ils font rien...» Résultat, dit Gérard, pour cette fois, «je sais pas ce que je vais voter». Il hésite, puis lâche: «Si tous les étrangers rentraient dans leur pays, y'aurait du boulot pour les Français. Non mais y'a rien que des étrangers ici. Je suis pas raciste, mais quand vous voyez un Français qui demande une aide, il l'a pas, alors qu'un Arabe, lui, il l'a. C'est pour les jeunes surtout le problème: qu'est-ce qu'ils vont faire plus tard?» Parce que sa boîte à lui a fermé, cinq ans qu'il ne travaille plus, malgré «24 ans de loyaux services», et que «même en intérim, y'a rien». «La gauche, elle, ne dit rien» Cette réalité, les socialistes, qui battent la campagne depuis plusieurs mois, la connaissent. Ils savent qu'il n'y a plus de fief protégé dans les quartiers populaires. «On entend de plus en plus de remarques racistes, y compris chez des gens qui votent pour nous. Pour une partie de l'électorat, certains resteront fidèles aux socialistes mais ils prêtent une oreille de plus en plus attentive à ce que disent Sarkozy et Le Pen», admet d'emblée Antoine Détourné, le jeune candidat PS (30 ans), ancien président national des jeunes socialistes (MJS) revenu sur ses terres natales. A Arras-ouest pourtant, le PS conserve un ancrage militant. La députée Jacqueline Maquet est connue comme le loup blanc. En porte-à-porte, tour Courbet ou dans la rue des Hortensias, où de petites maisons individuelles ont été construites à la fin des années 1950 pour les familles modestes, elle claque la bise, prend des nouvelles, des enfants, ou de la santé. Mais parle peu de politique. C'est la proximité. De toute façon, d'après Antoine Détourné, «les deux phrases qu'on entend le plus c'est "tout augmente" et "Faut que ça change"». Jacqueline Maquet: «De réforme en réforme, les gens s'affaissent. A la permanence, on voit de plus en plus de cas dramatiques.» Thérèse le sait bien: figure du quartier, gouailleuse et militante socialiste, elle a fait un carton samedi soir au théâtre de la ville avec ses copines, pour une pièce amateur intitulée Paroles de femmes qui raconte en une grande jubilation la vie du quartier. Mais elle est inquiète: «Quand on a tout payé, à la fin du mois, il reste rien, alors qu'on a travaillé toute notre vie. Et ça, Marine (Le Pen, ndlr), elle le dit. Et ça touche les gens, parce qu'elle dit des vérités. La gauche, elle, ne dit rien.» La gauche, c'est-à-dire «le national» pour Thérèse, la rue de Solférino trop occupée à organiser ses primaires. «Marine, elle touche la vie des gens... Comme quand elle compare le prix de la baguette de pain en euro et en franc, tout le monde en parle ici, de ça. Nos partis n'ont pas encore compris...» Frédéric, 41 ans, militant depuis 2002 et actuel secrétaire du groupe PS au conseil général, prend sa part de responsabilité: «On a été trop dans la gestion, dans la bonne gestion – le bilan du conseil général (CG) est excellent – mais on n'est pas assez clivant. C'est quoi la différence apparente entre un CG de droite et un de gauche? Pour les habitants, et même pour nous, ça saute pas aux yeux...» Il dénonce aussi un parti qui a raté son renouvellement, coincé dans ses matrices «des années 1980», s'éloignant toujours davantage de la réalité des quartiers où le PS puise de moins en moins de ses encartés. Des élus racontent qu'un ancien député socialiste, élu depuis 30 ans, n'a jamais fait de porte-à-porte. «Avant ils étaient élus dans un fauteuil!», selon Antoine Détourné. Ils s'y sont peut-être endormis. Les écolos et les cocos C'est en tout cas ce que dénoncent les autres forces de gauche, présentes aux cantonales. Laure Olivier, jeune candidate écolo (EELV) , espère écorner l'hégémonie du PS dans le département: elle espère au moins 10% mais sait déjà que l'essentiel de son score sera assuré par les bureaux du centre-ville, compris dans le canton. Dans les quartiers populaires, elle ne semble pas tout à son aise. «Ici l'écologie n'est pas très ancrée. On axe sur le logement et les jeunes et l'emploi. Moins sur le bio...», dit-elle. Quant aux communistes, ils misent sur une figure locale pour passer la barre des 5%: André Rabouille, facteur, 49 ans, né dans le quartier, «un mec du peuple». «Les gens ne s'y retrouvent plus... Le PS est-il vraiment à gauche? C'est la même politique, c'est de l'accompagnement, la casse industrielle... Au gouvernement, ils n'ont rien fait», explique aussi René Chevalier, autre candidat PCF à Arras. Problème, les communistes appartenaient à la gauche plurielle; au conseil général, ils sont dans la majorité avec le PS. «C'est vrai, ça, c'est une question, on l'a en interne...», admet-il. En attendant, place Verlaine ou au pied de la tour Courbet, tous tentent d'attirer l'électeur, multipliant les porte-à-porte. Antoine Détourné «se donne à connaître», l'alliance de la droite et du centre efface toute étiquette partisane, misant sur la popularité de certaines figures locales. Un atout qui pourrait lui permettre de remporter le canton, si l'abstention pénalise trop la gauche. «La seule méthode, c'est la proximité et le terrain. Les élus ne sont pas assez au cœur des réalités», dit Frédéric Leturque, adjoint au maire Modem. Le FN, lui, n'a qu'à faire campagne pour s'assurer des suffrages. * Article publié sur le site Mediapart. (18 mars 2011) A l'encontre, case postale 120, 1000 Lausanne 20 Soutien: ccp 10-25669-5 |
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