Egypte

«L'armée reste le bouclier ultime»

Entretien conduit par Joseph Confavreux * avec Tewfik Aclimandos

Dans la révolution tunisienne, l'armée a eu un rôle déterminant en refusant de tirer sur les manifestants, et en poussant Ben Ali au départ. En Egypte, elle est aussi un élément pivot, et ambigu, de la réussite ou de l'échec de la révolte démocratique qui s'exprime de manière inédite au Caire, à Alexandrie ou dans les villes moyennes du Delta.

Samedi 29 janvier 2011, le président égyptien Hosni Moubarak a nommé deux généraux aux postes de vice-président (Omar Souleiman, chef du renseignement) et de premier ministre (Ahmad Chafic, ancien commandant de l'air et ministre de l'Aviation). Mais l'on voyait aussi, dans la capitale, des manifestants sympathiser avec des militaires.

Quel peut-être le rôle de l'armée ? Eléments de réponse avec Tewfik Aclimandos, politologue, historien, chercheur au Collège de France et spécialiste de l'armée égyptienne.

On a vu pour la première fois vendredi 28 janvier des chars dans les rues du Caire. L'armée est-elle désormais partie prenante de la répression du mouvement populaire qui s'exprime en Egypte ou faut-il pour l'instant faire une distinction entre les militaires et les autres forces de maintien de l'ordre ?

L'armée a pris position. Elle est garante de l'intégrité du territoire national, du pouvoir de l'Etat et du maintien de l'ordre. Mais, pour le moment, l'armée a plutôt contribué à calmer le jeu. Elle est surtout là pour intimider.

Si la police est débordée, elle interviendra sans doute; mais il n'est pas non plus sûr qu'elle le fasse systématiquement et partout. L'armée n'est pas homogène et c'est une institution très discrète, voire secrète. Les militaires n'auront recours à la violence qu'en dernière extrémité. Je ne pense pas que l'armée tire de gaieté de cœur sur la foule, mais les logiques d'insurrection et de répression peuvent basculer très vite.

Quelle est l'image de l'armée parmi par la population égyptienne ?

L'armée est l'institution la plus respectée du pays. Beaucoup plus que les services de sécurité ou la police. C'est l'institution qui est – ou qui passe pour – la moins corrompue en Egypte. Elle incarne, dans l'imaginaire des Egyptiens, à la fois l'institution qui ressemble le plus à celle d'un Etat légal et rationnel et au fonctionnement d'une famille. Sans être un ascenseur social, c'est une institution dont les cadres reflètent en partie la diversité sociale et géographique de l'Egypte. A tort ou à raison, l'armée passe pour incarner les meilleures des vertus égyptiennes et elle détient un vrai prestige.

Quel rôle jouent en ce moment les militaires dans les rues du Caire, d'Alexandrie ou de Suez ?

L'armée est l'élément clé du dispositif sécuritaire de Moubarak. Elle représente entre 350'000 et 500'000 hommes. Mais c'est une sorte de bombe atomique. On ne veut pas l'utiliser, mais on sait qu'elle est là, présente. La nouveauté est que le régime a dû faire ce qu'il avait déjà dû faire en 1986 et qu'il n'aime pas faire: appeler les militaires au secours. En 1986, les conscrits s'étaient soulevés et les militaires avaient dû intervenir pour remettre du calme dans les casernes.

Mais la situation est aujourd'hui beaucoup plus volatile. L'armée dispose d'une puissance de feu bien supérieure à celle de la police: pour le moment, elle n'est pas utilisée, mais elle est devenue visible.

Existe-t-il, dans l'armée égyptienne, des officiers susceptibles de s'opposer au chef de l'Etat égyptien et de jouer un rôle comparable au général Rachid Ammar en Tunisie, en refusant de se dresser entre le peuple et le régime ?

On n'en sait rien. Techniquement, c'est une armée professionnelle, dont Moubarak est le commandant en chef. Il est le chef des forces armées, il est issu du sérail, et il est évident que la chaîne de commandement est importante pour les militaires. Mais, face à une situation exceptionnelle, on ne sait jamais.

Que des gens dans l'armée aient des états d'âme, c'est certain. Mais les militaires ont pour habitude d'obéir à la chaîne de commandement avant d'écouter leurs états d'âme.

Hosni Moubarak est un ancien chef d'état-major, il a fait toute sa carrière dans l'armée et il jouit d'un certain prestige. L'armée égyptienne s'est sentie humiliée lors de la guerre des Six-Jours, en 1967, qui s'est traduite par la perte de la bande de Gaza et du Sinaï. Moubarak est alors nommé chef d'état-major de l'armée de l'air après cette défaite et, même s'il surestime considérablement son rôle – et celui de l'aviation – dans la revanche d'octobre 1973, il ne s'en est pas trop mal tiré dans un domaine où les Israéliens étaient pourtant logistiquement bien supérieurs. Il incarne donc une sorte de fierté militaire.

En outre, dans l'armée, l'ancienneté est quelque chose de très important. Moubarak a vingt ans de plus que les généraux qui dirigent actuellement l'armée égyptienne. Il était déjà général quand les généraux actuels n'étaient que des petits capitaines ! Il a aussi été le directeur de l'Académie de l'armée de l'air et a formé de nombreux officiers. Cela rend difficile la contestation de Moubarak par de nombreux officiers, mais cela ne l'interdit pas.

L'armée est-elle une institution clé du régime de Moubarak, si on la compare à la Tunisie, où elle était tenue à distance du premier cercle du pouvoir ?

C'est une institution clé, même si elle est tenue à l'écart de la gestion du quotidien et des affaires courantes. Moubarak a développé les services de police, pour qu'elle n'ait pas à s'occuper du maintien de l'ordre, mais on constate aujourd'hui que cela n'a pas suffi, que l'armée demeure le bouclier ultime. Mais l'armée n'a jamais été castrée, comme elle a pu l'être en Tunisie.

De l'armée sont issus de nombreux cadres des Moukhabarat – les services de renseignements – qui jouent un rôle important dans le régime égyptien. Certains gouverneurs, notamment dans les gouvernorats sensibles [les gouvernorats sont la division administrative de premier ordre de l'Egypte, qui en compte 29], sont issus des rangs.

On trouve aussi des militaires ou d'anciens militaires à la tête d'entreprises publiques sensibles, dans l'industrie voire dans les médias. Ils sont aussi très nombreux dans les cabinets ministériels. Les officiers forment une élite, un corps spécifique, dans lequel le régime puise à la fois pour les récompenser et les utiliser. Jusque-là, l'armée était une institution clé, mais relativement en retrait. Que va-t-il se passer maintenant qu'elle se trouve projetée sur le devant de la scène ? Tout dépendra de ce qui se passe dans les rues.

Depuis 1952, l'Egypte moderne n'a connu que des militaires à sa tête: Nasser, Sadate et enfin Moubarak. Pourrait-elle accepter un chef de l'Etat qui ne soit pas issu de ses rangs ?

La question ne se pose pas pour l'instant. Mais plusieurs officiers se sont prononcés en privé, ces derniers temps, contre la perspective d'une succession dynastique, où le fils d'Hosni Moubarak – Gamal – aurait pris la succession du père. Mais on ne sait pas si ces officiers sont opposés à Gamal Moubarak parce qu'ils refusent une transmission héréditaire du pouvoir ou parce qu'ils ne veulent pas d'un civil.

En outre, certains militaires égyptiens ont encore une conception «nassérienne» de l'économie et ne souhaitent pas que des secteurs clés du pays passent entre les mains du capital étranger et des hommes d'affaires dont Gamal Moubarak a la réputation d'être l'émissaire.

Il y a bientôt 60 ans, en 1952, l'Egypte était déjà exaspérée face à un pouvoir autocrate vieillissant et le roi Farouk avait alors été déposé par un groupe de jeunes officiers emmenés par Nasser. La comparaison entre 1952 et 2011 a-t-elle du sens ? Est-ce que l'armée pourrait se poser en recours dans un moment politique troublé ?

Ce n'est guère comparable. En 1952, le pouvoir n'avait rien à voir avec l'armée. Là, c'est un membre du sérail qui est à la tête de l'Etat, qui s'appuie sur les militaires et qui est respecté par l'institution militaire. Si sa présence met en danger l'Etat égyptien, on verra. Pour le moment, ils sont là pour faire respecter les règles et protéger l'Etat égyptien, Moubarak compris.

Il me semble encore tôt pour imaginer ce qui se passerait si les militaires jugeaient devoir faire une distinction entre la protection de l'Etat et celle de Moubarak.

Leur mission de défendre l'intégrité territoriale donne aux militaires des devoirs, et ils sont donc attachés aux accords de Camp David. Ils veulent à tout prix éviter une guerre avec Israël. Ils feront donc probablement leur possible pour ne pas laisser un mouvement qui ne reconnaît pas les accords de Camp David [comme c'est le cas des Frères musulmans] prendre la tête de l'Etat, et leur donner des ordres. Mais il n'est pas du tout certain non plus qu'ils suivront aveuglément le régime actuel.

Un coup d'Etat militaire est-il envisageable ?

Dans mon esprit, personne ne le veut, y compris les militaires eux-mêmes, mais la donne évolue très vite. L'obstacle majeur à un coup d'Etat serait que les 20 ou 30 généraux qui dirigent l'armée soient d'accords entre eux et c'est loin d'être évident. Pour le moment, l'idée de l'armée est, à mon avis, plutôt de laisser Moubarak finir son mandat. Mais cela peut changer rapidement.

Comment avez-vous perçu le discours tenu par Moubarak à la télévision égyptienne ?

Il n'a pas fait de concessions. Il a tenu le discours qu'il tient d'habitude: «Je suis le patron, je sais que les gens souffrent. J'ai fait et je vais faire des réformes mais c'est moi qui donne le rythme.» Cela fait 30 ans que les Egyptiens entendent ça.

* publié sur le site Mediapart

(31 janvier 2011)


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