Afghanistan Le Canada et les allégations de torture Hélène Buzzetti * Depuis le début du mois de mai 2007, le quotidien deToronto, The Globe and Mail a rapporté sur les pratiques des forces armées canadiennes en Afghanistan. Il y a un peu plus d’une semaine, le Pr. Michael Byers, de l'Université de Colombie-Britannique, et le directeur du Centre irlandais pour les droits humains, William Schabas ont écrit à l'enquêteur principal de la Cour afin qu'il étudie le comportement et les décisions du ministre canadien Gordon O'Connor et du chef d'état-major Rick Hillier. Ils soutiennent que les grands patrons des Forces armées canadiennes (FAC) ont accepté de «confier» des prisonniers aux autorités afghanes malgré les risques d'abus. Tant le ministre O'Connor que Stephen Harper ont assuré mercredi qu'on ne leur avait jamais fait rapport de cas de torture comme ceux dont a fait état The Globe and Mail cette semaine. Or, le quotidien avait publié des extraits d'un rapport rédigé par des diplomates canadiens tendant à démontrer qu'on savait, à Ottawa, que les prisonniers confiés aux autorités afghanes risquaient d'être torturés. M. Byers et W. Schabas s’adressent à la Cour pénale internationale. Elle ne doit pas être confondue avec la Cour internationale de justice, qui a aussi on siège à La Haye. La Cour de justice (le principal organe judiciaire des Nations Unies) règle essentiellement les différends entre États, tandis que la Cour pénale (indépendante de l'ONU) peut trancher en matière de responsabilité criminelle individuelle. Dès 2002, les allégations de tortures n’ont cessé d’être rapportées dans la presse. Ainsi, en décembre 2002, le Washington Post dénonçait, avec le don de l’euphémisme, des méthodes qui «brouilleraient les limites traditionnelles entre le bien et le mal, le légal et l'inhumain». Le quotidien étatsunien décrivait,notamment, un ensemble de conteneurs métalliques transformés en centre d'interrogatoire de la CIA sur la base aérienne de Bagram, QG des forces américaines qui traquaient les (alors) «vestiges des Talibans». Les suspects qui refusaient de coopérer étaient obligés de se tenir debout ou à genou pendant plusieurs heures, le visage cagoulé de noir. Ils étaient maintenus dans des postures difficiles ou pénibles, privés de sommeil tout en étant soumis à une lumière artificielle 24 heures sur 24, dans le cadre d'une technique éprouvée dite de «stress et de contrainte». «Dans le cadre de la guerre générale à facettes multiples contre le terrorisme menée par l'administration Bush, l'un des aspects les plus opaques, et pourtant vital, constitue la détention et l'interrogatoire de terroristes présumés», soulignait le Washington Post. Aujourd’hui, les troupes impérialistes en Afghanistan sous-traitent la torture la plus «grossière», après avoir mis en pratique quelques méthodes modernes d’interrogatoire. Elles offrent lesdits suspects aux chefs de guerre locaux et aux affidés du maire de Kaboul ; ce qu’est, en réalité, Karzaï, qui, effectivement, n’a pas élu mais choisi comme président par les Etats-Unis. Il est reconnu que divers gouvernements impérialistes participant à la guerre en Afghanistan pour «la défense des droits de l’homme» ont passé un «accord», en décembre 2005, à Genève, avec les autorités afghanes. Il avait trait au traitement des prisonniers, un «accord» qui ne prévoyait aucune surveillance de leur sort et donnait, par conséquent, carte blanche à Kaboul pour les torturer et les exécuter. Au nom du maintien de la démocratie à la Karzaï ? Le correspondant du Globe, Graeme Smith, a interviewé 30 prisonniers capturés dans la province de Kandahar qui ont affirmé avoir été «battus, fouettés, privés de nourriture, soumis à des températures très basses, étranglés et électrocutés durant l’interrogation». Ces témoignages ont été disqualifiés car ils provenaient de «Talibans». Une attitude raciste qui est commune à toutes les guerres coloniales. Le Rapport du gouvernement canadien a été censuré. Sa version originale, publiée dans le Globe, indique pourtant que: «Les exécutions extrajudiciaires, les disparitions, la torture et l’incarcération sans procès sont très fréquentes» et que «la situation générale des droits humains en Afghanistan s’est détériorée en 2006». Il serait bon que les opposants aux guerres impérialistes effectuent, dans leurs pays – Italie et France, y compris – un tel travail de recherche et de dénonciation. La demande de libération d’un·e journaliste, d’un·e membre d’une ONG, de leurs «collègues» afghans ne peut occuper, seule, toute la scène médiatique. Ne serait-ce que parce que les gouvernements impérialistes impliqués s’efforcent de le faire afin de camoufler l’importance de leur engagement militaire derrière les Etats-Unis dans ce pays qui, depuis près de trois décennies, vit une terrifiante tragédie. Et les «demandeurs d’asile» provenant de l’Afghanistan y sont renvoyés… car la sécurité y règne ! (cau) ******* Les autorités canadiennes n'ont jamais vérifié les allégations de torture de prisonniers afghans avant de déclarer que celles-ci étaient sans fondement. Lorsque deux détenus ont confié à des agents du service correctionnel canadien en visite dans leur pénitencier qu'ils avaient été maltraités, le Canada s'est contenté de transmettre l'information à Kandahar. C'est du moins ce que l'on peut conclure des réponses évasives du ministère des Affaires étrangères invité à expliquer ce qu'il est advenu de ces allégations. Depuis quatre semaines en effet, Le Devoir tente de savoir si les autorités canadiennes ont documenté ces allégations et ont fait enquête à ce sujet. Après s'être renvoyé la balle à plusieurs reprises, ni le ministère de la Sécurité publique (dont relèvent les agents correctionnels en poste en Afghanistan) ni celui des Affaires étrangères n'ont été en mesure de fournir de détails sur l'affaire. Tout au plus l'appareil gouvernemental a-t-il répondu, jeudi soir dernier, d'un courriel laconique. «Les responsables canadiens ont informé les autorités afghanes à Kandahar, écrit Ambra Dickie, porte-parole au ministère des Affaires étrangères. L'information pertinente a aussi été fournie à la Commission afghane indépendante des droits de la personne et au Comité international de la Croix-Rouge.» Quelles informations, au juste, ont été transmises? Impossible de le savoir. Qu'en ont fait les Afghans? «Cette question devrait être adressée aux autorités afghanes. Le Canada continue d'offrir son aide pour l'enquête afghane.» Nulle part dans la réponse du gouvernement n'est-il fait mention d'une tentative canadienne de recueillir des détails sur les cas allégués de torture, que ce soit le nom des deux prisonniers se disant maltraités, la nature des traitements dont ils se disent l'objet, quel pays les a capturés, etc. Pour Amir Attaran, un professeur de droit de l'Université d'Ottawa qui documente le traitement des prisonniers en Irak et en Afghanistan, une telle réponse est «choquante», «incroyable» et «complètement étrange». «Les États-Unis sont 100 fois plus transparents que le Canada à propos de leurs prisonniers, soutient M. Attaran. Le Canada se comporte comme une dictature militaire.» Selon lui, les silences d'Ottawa s'expliquent d'une seule façon: «Le Canada sait très bien qu'il y a de sérieux problèmes avec les prisonniers et qu'il s'expose à des accusations de crimes de guerre. [...] C'est pourquoi il ne veut pas savoir.» La réponse du ministère des Affaires étrangères arrive alors que la Chambre des communes reprend ses travaux aujourd'hui après une semaine de relâche. Le premier ministre Stephen Harper a profité de ce congé pour effectuer une visite-surprise en Afghanistan. Là-bas, aux côtés d'un M. Harper ravi et devant les médias canadiens, le président Hamid Karzaï a démenti toutes les allégations. «Nous n'avons pas de tels cas de torture, vous pouvez donner ma garantie au peuple canadien.» Tout porte à croire que les partis d'opposition reviendront à la charge aujourd'hui. Le libéral Denis Coderre, par exemple, compte talonner Ottawa sur la date de retour au pays des soldats canadiens. En outre, le Conseil de Senlis, un think tank intéressé par la culture du pavot en Afghanistan, inaugure aujourd'hui un bureau à Ottawa et demandera une refonte de la mission. Pas de chasse à la preuve Ces deux allégations de torture, recueillies par des agents canadiens, ont été révélées par le ministre de la Sécurité publique lui-même, il y a quatre semaines. «Il y a eu quelques incidents où des prisonniers ont dit qu'ils l'étaient [torturés]», avait lâché Stockwell Day de manière presque anodine, à la surprise générale, alors qu'il était pourchassé par des journalistes dans un corridor. La colline parlementaire était déjà en pleine tempête sur le traitement réservé aux prisonniers capturés par les troupes canadiennes en Afghanistan, à cause d'un reportage du Globe and Mail publié une semaine plus tôt. Quelques instants après, l'attaché de presse du ministre, Mélisa Leclerc, assurait que ces deux allégations n'étaient pas prouvées, une défense reprise le lendemain par le premier ministre Stephen Harper. Il semble aujourd'hui que les représentants canadiens en poste en Afghanistan n'aient jamais tenté de les prouver. À la seule vue des prisonniers, les deux agents correctionnels, Ric Fecteau et Linda Garwood-Filbert, en ont déduit que torture il n'y avait pas eu. «Quand tout cela est sorti, le ministre a donné un coup de fil à la dame qui est là, Linda Garwood-Filbert, pour avoir l'information de première main», avait expliqué Mélisa Leclerc. «En lui parlant, elle a mentionné deux cas entre autres. Ce n'est pas une plainte formelle qu'elle a reçue dans un petit formulaire "Voici madame...". Dans le cadre de ces visites-là, certains détenus ont dit "J'ai été torturé, j'ai été torturé." On a regardé les corps, il n'y avait aucune marque sur le corps.» Faut-il comprendre que les agents canadiens ont pu examiner les détenus? «Ils les voyaient! Les personnes étaient devant eux. Ils ne leur ont pas demandé de se déshabiller!», a répondu Mme Leclerc. Poussée à fournir davantage de détails, Mme Leclerc a ajouté: «Je ne pourrais pas aller jusqu'à dire qu'ils ont été examinés, mais ils n'ont vu aucune preuve. C'est ce qu'ils ont dit au ministre. Maintenant, si on me demande combien, quand, qui, c'est quoi le nom de la personne, à quelle heure, je n'ai pas ces détails-là.» On ignore quand les prisonniers auraient apostrophé les agents correctionnels canadiens. M. Fecteau et Mme Garwood-Filbert sont en Afghanistan depuis février et leur conversation avec le ministre a eu lieu à la fin avril. Selon le représentant canadien d'Amnistie internationale, Alex Neve, la réponse du gouvernement «prouve le désintérêt du Canada à faire la lumière sur ces allégations sérieuses». «Elles sont toujours balayées du revers de la main sans qu'on sache clairement quelles démarches ont été faites pour vérifier ces allégations», déplore M. Neve. L'histoire se répète Le comportement des représentants canadiens n'est pas sans rappeler celui des diplomates ayant travaillé sur le cas de Maher Arar en Syrie. Ils avaient écarté la possibilité que M. Arar ait été torturé, même si la Syrie a un sombre bilan en la matière. Ottawa a dépensé 27 millions de dollars pour tenir une commission d'enquête sur ce cas (plus les frais juridiques d'environ 4 millions de dollars de la GRC et l'indemnisation de près de 13 millions de dollars versée à M. Arar). Dans son rapport, le juge Dennis O'Connor conclut que le Canada devrait prendre plus au sérieux ce type d'allégations. «Comme le détenu peut être empêché de parler librement, il importe que les responsables consulaires chargés de gérer son cas soient capables de déceler les signes d'abus ou de torture, dans la mesure du possible, écrivait le juge. Même lorsqu'il y a eu torture ou mauvais traitement, il peut n'y en avoir aucun signe physique. J'ai reçu des témoignages selon lesquels des pays comme la Syrie ont des moyens d'infliger de grandes douleurs sans laisser aucune trace physique, ou du moins aucune qui soit visible tant que le détenu est vêtu.» Tout comme la Syrie, l'Afghanistan est réputé pour le mauvais traitement réservé à ses prisonniers. Le sort réservé aux détenus afghans capturés par le Canada est important, car il est signataire des conventions internationales contre la torture. Celles-ci non seulement interdisent la torture, mais exigent des pays signataires qu'ils ne remettent jamais un prisonnier à un tiers susceptible de les maltraiter. * Hélène Buzzetti est journaliste au quotidien canadien francophone Le Devoir. (28 mai 2007) A l'encontre, case postale 120, 1000 Lausanne 20 Soutien: ccp 10-25669-5 |
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