Brésil

Pour une nouvelle centrale combative

Júnio Gouvêa *, Jorge Luiz Martins **, Paulo Pasin ***

Construire un nouvel instrument organique de front unique de classe, indépendant de l’Etat, des gouvernements et des patrons, est une  nécessité pour les salariés brésiliens face à l’essoufflement de la CUT (centrale unique des travailleurs, étroitement liée au gouvernement Lula), du poids du péléguisme [1] en général et du risque d’éclatement du camp syndical combatif. Nous publions ci-dessous un article paru dans la revue Combat socialiste, publié par un courant du PSOL.

A l’échelle mondiale, l’année 2008 présente de nombreuses incertitudes. La crise financière et économique d’ensemble, qui s’est déchaînée dès le mois d’août dernier avec la crise des crédits hypothécaires à risque nord-américains, est en train de s’aggraver. Avec un capitalisme intensément  mondialisé, la consolidation d’une récession dans la principale économie de la planète – celle des Etats-Unis – va provoquer une crise économique mondiale. Il vaut la peine d’insister sur le fait que la mondialisation n’est pas un phénomène purement financier, appartenant seulement au monde des banques, des bourses et des investissements, mais aussi à celui de la chaîne productive et du flux intense du commerce mondial (les Etats-Unis sont aujourd’hui le principal marché des exportations chinoises). Dans ces circonstances, il n’y a pas d’espace pour un «découplage» d’aucune région du monde par rapport à la récession économique  au Etats-Unis et ses premiers prolongements en Europe.

En effet, le Brésil n’est pas et ne sera pas immunisé contre cette crise. Au contraire, extrêmement dépendant du flux du commerce international (les exportations ont constitué l’axe même de la croissance de l’économie au cours des quatre dernières années) et d’investissements externes, le pays est extrêmement vulnérable.

D’un autre côté, on ne peut ignorer qu’en surfant sur la vague de la croissance de l’économie ­ – qui maintenant paraît s’essouffler ­– l’économie du Brésil a fini l’année 2007 avec des chiffres qui confirment une stabilité économique lui permettant d’affronter la crise mondiale dans des conditions meilleures que lors de la crise antérieure (2000-2001): croissance de 5% du PIB, forte expansion industrielle, croissance du commerce, réévaluation du salaire minimum, relance et forte croissance du crédit populaire suite à une baisse des taux d’intérêts.

C’est cette stabilité – fruit de la conjoncture internationale favorable des années antérieures –qui est la cause la grande popularité du gouvernement Lula. Le gouvernement a en effet une marge de manœuvre pour contrôler la situation à travers une combinaison de politiques sociales assistentialiste (programme «Bourse Familiale», programme «Université pour Tous», investissement dans l’Economie Solidaire), l’octroi d’importants crédits à l’économie populaire,  le contrôle de l’inflation, et la création d’un nombre raisonnable d’emplois formels permettant de diminuer la tension créée par le chômage massif, même si ce ne sont que des emplois encore très précaires et soumis à un très fort arbitraire.

Cependant, sans nier cette conjoncture favorable au gouvernement Lula et à l’agenda du grand capital, il est très important de souligner que les contradictions structurelles vont s’aggraver avec le début de la crise économique à l’échelle mondiale et suite à l’actuelle politique économique. Politique qui repose sur trois piliers: 1° garantir la rémunération du capital financier ; 2° livrer-privatiser l’infrastructure et les services publics du pays ; 3° attaquer les droits de la classe ouvrière. On ne doit pas perdre de vue que le Brésil n’a pas encore achevé l’application du programme global du capitalisme impérialiste.

Contradictions et revendications

Il existe de nombreuses contradictions pouvant ouvrir des brèches et créer des conditions pour une action indépendante des secteurs plus combatifs du mouvement syndical et populaire. La première d’entre elles est le fait qu’indépendamment de l’ampleur et de la gravité de la crise aux Etats-Unis, impossibles d’ailleurs à prévoir aujourd’hui, nous nous trouvons déjà, sur le plan interne, face à un durcissement de la politique économique des gouvernements au niveau fédéral, des Etats et des préfectures, plus spécialement dans le secteur public. Et tout indique que la politique de privatisation et de bradage des infrastructures va se poursuivre.

Le gouvernement PSDB (Parti de la social-démocratie brésilienne) de José Serra [le gouverneur social-démocrate de l’Etat de Sao Paulo] se trouve à l’avant-garde sur cette question, puisqu’il a mis en vente 18 entreprises d’Etat – parmi lesquelles, la Compagnie d’Energie de l’Etat de SP, la Sabesp qui s’occupe de la voirie, le Métro, la banque Nossa Caixa, etc. et sept autoroutes de l’Etat de São Paulo. Mais  les membres du PSDB ne sont pas les seuls à être touché par la folie de la privatisation. Après un temps d’arrêt, le processus de privatisation a repris sous le second mandat du gouvernement Lula, avec notamment les ventes aux enchères et le bradage des terres nécessaires à l’exploitation et à la production de pétrole et de gaz, d’autoroutes et de centrales hydroélectriques sur le fleuve Rio Madeira [un des affluents de l’Amazone].

Sans cesse, le gouvernement fédéral insiste sur le PAC [Programme d’Accélération de la Croissance], qui doit être mis en place avec les fameux PPPs [le partenariat privé-public] mettant ainsi la BNDES [Banque Nationale de Développement Economique et Social] sur la ligne de front du crédit [fait à bon compte au secteur privé ou privatisable] et des investissements, afin de donner le signal au capital privé qu’il peut venir sans crainte faire une seule bouchée des infrastructures du pays.

Face aux signes de turbulence dans l’économie, la Banque Centrale recommence déjà à penser à nouvelles hausses des taux d’intérêts. Mesure qui peut être fatale en ayant pour conséquence qu’à moyen terme la crise financière en vienne à influer sur l’économie réelle.

La politique de surexploitation du travail et les attaques contre les droits des travailleurs va également se poursuivre. Au-delà du cas des travailleurs dans l’industrie de la canne à sucre et du nombre scandaleux de travailleurs-esclaves à la campagne, la situation n’est guère différente dans les entreprises et dans les bureaux des villes. Les salariés ont été soumis au cours des dernières années à d’épuisantes journées de travail, en plus d’un rythme de production qui, à chaque fois, augmente le nombre de victimes d’accidents et de maladies. Ces salarié·e·s sont très vite déclarés inaptes au travail étant donné les conditions fixées par le capitalisme.

La reprise même du nombre d’emplois formels dans l’économie n’échappe pas à cette logique d’une politique d’ensemble néolibérale et anti-populaire, puisque la précarisation des salaires et des droits s’aggrave, même dans les nouveaux emplois reconnus et disposant de la couverture contractuelle et sociale. Pour le dire autrement, on ne discute pas de la qualité de l’emploi créé, mais seulement de la quantité.

D’un autre côté, le capital et le gouvernement à son service ont eu de la difficulté à avancer dans leur agenda de démontage et de déréglementation, puisqu’en effet ils n’ont pas encore suffisamment réussi à briser la résistance des travailleurs et de leur organisation accumulée au cours de la période passée. Pour cette raison, on assiste à un durcissement encore plus grand du capital et des gouvernements (fédéral et Etats fédéraux) qui essaient de criminaliser les mouvements et de détruire l’organisation syndicale et populaire des travailleurs et du peuple au moyen de la répression policière, du licenciement de militant·e·s, de persécutions ainsi que de la criminalisation des luttes et de ceux qui les mènent.

Les privatisations et la remise dans les mains du privé  d’une partie de l’infrastructure, en même temps que l’approfondissement du projet d’expansion de l’agronégoce (pour faire de notre pays l’avant-garde de la production-exportation d’éthanol) sont en train d’aggraver encore la déforestation en général (qui s’est déjà largement produite antérieurement avec le boom du soja) et la destruction de la forêt amazonienne en particulier, avec tous les dommages environnementaux et sociaux prouvés que cela entraîne.

Ainsi, on peut dire que le débat sur la construction d’une nouvelle centrale syndicale au Brésil passe aussi par la construction unitaire d’une plate-forme de revendications, puisque les conséquences de l’actuelle politique économique, et plus encore dans l’hypothèse de turbulences sur la scène mondiale, vont retomber sur le dos de la classe ouvrière.

Vaincre les fragilités

Cette relation entre la recherche de mobilisation et d’unité pratique et la construction d’un nouvel instrument de front unique constitue, selon nous, un paramètre essentiel, une condition même au succès de ce nouveau processus de réorganisation du mouvement.

En 2007, il y a eu un processus initial d’actions de résistance. On peut citer la marche contre Bush le 8 mars, la Rencontre Nationale du 25 mars, la tentative de blocage à l’occasion de la Journée Nationale de Luttes du 23 mai et également la Marche Nationale qui, au mois d’octobre, a conduit environ 15’000 travailleurs et travailleuses, ainsi que des étudiants, à Brasilia.

Cependant, les difficultés auxquelles le mouvement est confronté sont encore immenses. Il existe encore une profonde confusion dans la conscience de larges couches de la classe ouvrière qui continuent à appuyer le gouvernement Lula, bien que de dernier soit l’ «exécutant» principal qui avalise l’agenda du grand capital. Il y a eu également une énorme cooptation par le gouvernement de directions syndicales et de couches importantes du mouvement (il suffit de voir l’échec de la CUT en tant qu’instrument indépendant des travailleurs).

En plus de cela, même dans le secteur combatif, il existe encore peu d’accord et de compréhension quant à la nécessité de se constituer en un ample processus unitaire de résistance pour affronter l’agenda du gouvernement et du capital et avancer dans le sens d’une unification véritable – sans hésitations, mais aussi sans ultimatums – entre tous ceux qui désirent aller de l’avant dans la recherche d’une unité de la classe ouvrière, afin d’offrir une alternative à l’échec de la CUT en tant qu’instrument indépendant de lutte des salariés.

Un exemple clair de l’absence de cette compréhension au sein d’une grande partie des secteurs classistes fut le refus de mener à terme la constitution du Forum National des Mobilisations. Bien que celui-ci ait été approuvé de manière unanime lors de la Rencontre du 25 mars, sa réalisation n’a pas été prise en charge  de manière responsable par la plus grande partie des secteurs présents à la rencontre.

Les défis de la nouvelle centrale

Il ne sera pas possible de remonter le temps pour rattraper le retard pris en raison de l’inexistence d’un Forum National capable de canaliser les énergies  et de donner une continuité à la concentration des forces militantes réunies le 25 mars.

La question pour 2008 sera d’essayer, par une unité pratique, de dépasser cette fragilité, en même temps que de chercher à construire les paramètres de ce que devrait être l’unité dans une nouvelle centrale syndicale.

Esquissons ici quelques points permettant de lancer le débat sur cette unité.

La CUT a adhéré à l’idée de la «gouvernabilité» et, en raison de la logique même de cette option, la CUT perd chaque jour un peu plus la capacité d’unifier les luttes menées en défense des droits de la classe ouvrière. Mais pour les militants syndicaux socialistes, la fin de l’histoire n’existe pas. La lutte de classes est plus actuelle que jamais, et c’est pour cela qu’avec la fin de la CUT, notre action devra prioritairement se tourner vers la reconstruction du pouvoir de lutte des travailleurs et des travailleuses.

Se pose donc d’entrée la question de la lutte pour la construction d’une centrale syndicale de classe et de lutte, qui soit démocratique et indépendante des patrons, des Etats et des gouvernements. Celle-ci ne devra pas hésiter pas à se différencier et à affronter l’ensemble de la politique économique du gouvernement Lula, des gouvernements alliés des Etats fédéraux et des municipalités, ainsi que tous les gouvernements du bloc PSDB-DEM [Parti Social-Démocrate et Parti «Democratas», l’ancien PFL qui était le Parti du Front Libéral].

Se repose donc pour la classe ouvrière la nécessité historique de reconstruire une alliance entre travailleurs et travailleuses de la ville et de la campagne, retraités et retraitées, chômeurs et chômeuses, travailleurs et travailleuses informels ainsi que toute la fonction publique et de leur donner un nouvel outil de lutte à travers une Nouvelle Centrale Syndicale qui soit plurielle du point de vue politique, démocratique du point de vue de sa structure et capable de construire des espaces d’interaction avec les mouvements populaire et étudiant, en respectant l’autonomie de ceux-ci. Cette organisation devra également être démocratique au niveau de sa direction et avoir pour principe le respect des différences d’opinion politique.

Une nouvelle centrale syndicale anticapitaliste doit impérativement reprendre la lutte pour la liberté et l’autonomie des syndicats, en revendiquant clairement la rupture avec la structure varguiste [2] d’ «attelage» des syndicats à l’Etat à travers le pouvoir normatif de la Justice du Travail, de l'impôt syndical et de l’unicité  syndicale imposée [une seule organisation syndicale est reconnue].

Cette structure «attelée» au gouvernement et à l’Etat cherche maintenant à se relégitimer à travers  l’approbation par le Congrès National d’une réglementation qui continue à nier la liberté d’organisation à partir des intérêts de classe et la liberté d’organisation sur le lieu de travail.

Une nouvelle centrale syndicale doit réinstaurer le dialogue avec les travailleurs et les travailleuses informels, les chômeurs et les chômeuses, les Sans-terre, les Sans-toit - parmi d’autres - et doit chercher à élaborer une plate-forme unitaire de revendications dans le respect de l’autonomie de ces mouvements sociaux.

Nous avons également besoin d’une nouvelle centrale syndicale qui redonne au mouvement syndical sa tradition internationaliste, en exerçant la solidarité avec la lutte des peuples contre l’impérialisme et l’oppression, en Amérique Latine, en Irak et partout. Cette centrale devrait également lutter contre le racisme et tout type de préjugé et de discrimination.

La préservation de l’environnement et du patrimoine culturel des peuples indigènes aussi sont des causes devant être défendues par le mouvement syndical.

Non moins important est le fait que la nouvelle centrale syndicale doit refléter dans sa structure le respect des différences politiques et la pluralité de la classe ouvrière.

La nouvelle centrale doit faire sienne la conception selon laquelle les syndicats ont un caractère de front unique. Cependant, la tolérance et la cohabitation de conceptions différentes  au sein d’un front unique structuré ne doivent pas faire obstacle à l’unification de la lutte pour la défense des intérêts des salariés contre l’attaque du capital et des gouvernements.

Avec la deuxième Rencontre de l’Intersyndicale et le Congrès de Conlutas, des forums importants du mouvement sont réalisés au cours du premier semestre de 2008. De ce point de vue, nous nous trouvons à un moment favorable pour développer ce débat et construire les conditions de réalisation d’une grande Rencontre Nationale de la classe ouvrière, qui regroupe plus de personnes que l’addition de ce que chaque secteur combatif parvient à regrouper actuellement.

Cette Rencontre doit être considérée  comme étant un pas stratégique vers la définition des bases nécessaires à l’unification au sein d’une nouvelle centrale et à la recherche de nouveaux instruments pour la réorganisation des mouvements sociaux.

1. Les syndicats «pelegos» étaient les syndicats contrôlés par l’Etat. Ils servaient à contrôler les travailleurs des grandes entreprises. Le terme «pelego» fait référence à la couverture mise entre la selle et le cheval, afin d’amortir les chocs. (Voir sur ce même site l’interview de Ricardo Antunes du 24.04.08 et l’article d’Elaine Tavares du 25.03.08)

2. Le «varguisme» se réfère à Getúlio Vargas qui a été président du Brésil de 1930-45 et de 1951-54. C’est de cette époque que date la conception des syndicats de type «pelegos».

* Employée de la sécurité sociale et membre de la Direction nationale du PSOL (Parti du socialisme et de la liberté).

** Avocat et membre de la Commission Syndicale du PSOL.

***Travailleur du Métro (SP) et membre de la Coordination de l’Intersyndicale.

 


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