Brésil Elections municipales: l’ancienne République Entretien avec Marina Fix et Pedro Fiori Arantes * Les élections municipales au Brésil se teindront le 5 et le 26 octorbre au Brésil. Nous en avons déjà analysé une dimension politique au travers d'un entretien avec Ricardo Antunes (26 septembre 2008). Nous publions ci-dessous la traduction d'un entretien réalisé par Michelle Amaral da Silva, pour l’hebdomadaire Brasil du Fato, avec un architecte, Pedro Fiori Arantes, et une urbaniste, Marina Fix. Ils y discutent du nouveau visage des villes brésiliennes face à la nouvelle vague de crédit immobilier, aux travaux du PAC [Programme d’Accélération de la Croissance] et face à la persistance des politiques publiques-privées, socialement et spatialement ségrégationnistes (réd). Les débats des élections municipales n’ont pas abordé en profondeur la question de l’usage et de la propriété du sol, qu’il soit urbain ou rural. Bien au contraire, les campagnes électorales restreignent généralement le débat à la compétition personnelle entre les «meilleurs gestionnaires» et leurs «projets mirobolants» qui impliqueraient des solutions spectaculaires à une série de questions historiques auxquelles est confrontée chaque ville brésilienne. Pour approfondir le thème, nous nous sommes entretenus avec l’architecte Pedro Fiori Arantes et l’urbaniste Mariana Fix, tous deux titulaires d’un master à l’Université de São Paulo (USP). Ils cherchent à montrer les relations récentes perverses qui existent entre propriété du sol, le capital immobilier et la spéculation financière, d’un côté, et, de l’autre, les conséquences (désastreuses) de ces politiques qui se traduisent par plus de concentration de la propriété et de la rente foncière ainsi que par des relations de travail semi-esclavagistes aussi bien sur les chantiers que dans des villes où la ségrégation devient de plus en plus forte. Au cas où Pedro et Mariano auraient raison, le «Consensus de Washington» [1] serait entré dans une nouvelle phase au Brésil. Maintenant que nous avons ici même complètement intériorisé la «bible» néocoloniale, nous serions, selon eux, «la meilleure vitrine de ce que défend la Banque Mondiale sans que celle-ci ait à se donner la peine de venir nous dire ce que nous avons à faire». En résumé: les techniciens des mégalopoles, alignés sur l’idéologie néolibérale, n’ont plus de conseils de marketing ou de gestion à prodiguer à nos candidats-gestionnaires. Les élections sont-elles un bon moment pour discuter du devenir de la cité ? Des questions aussi fondamentales que la propriété et l’usage de la terre urbaine sont-elles habituellement un sujet de campagne ? Perdo Arantes – Je n’ai pas suivi de façon assez systématique les campagnes électorales dans tout le pays pour pouvoir me prononcer. Mais je ne vois pas dans les partis politiques de défense programmatique des politiques de réforme agraire, dans le sens d’une démocratisation radicale du droit à la cité et à la citoyenneté. Quant à la majorité des mouvements urbains, ils ne luttent même plus pour cela, se limitant à avancer des revendications sectorielles. Je crois que nous vivons une espèce de démesure historique: dans les années 1980, au temps de la «redémocratisation», il existait des forces politiques et une disponibilité populaire pour divers changements, tels par exemple que le contrôle social de la propriété urbaine, alors qu’il n’existait pas d’instruments légaux. En revanche, presque 20 ans plus tard, nous disposons d’une législation relativement progressiste, mais à un moment historique où il n’existe même plus de force politique pour appliquer la loi, en l’occurrence le Statut de la Ville [2]. Certains faits sont effarants, et nous ne parvenons même à réagir: la quantité d’immeubles vides au Brésil correspond à plus de deux tiers du déficit en logements, et même dans le sud et le sud-est ces chiffres sont quasi équivalents. Cela veut dire que la propriété privée n’est en rien affectée par la législation et qu’elle plane au-dessus des droits sociaux. Au Brésil, nous ne parvenons pas à séparer juridiquement et idéologiquement le droit d’usage et le droit de propriété, comme cela s’est fait en Europe. Là, la politique urbaine du logement, avant l’onde néolibérale, a été basée sur le droit d’usage, par l’octroi de logements sur le mode de loyers subventionnés, par une taxation lourde sur les immeubles vides et par le mélange (la mixité) de classes dans les centres urbains, tout cela étant considéré comme faisant partie de la politique du «bien-être social». Ici au Brésil, la classe dominante a réussi à convaincre les pauvres que ce qui est bien c’est d’être propriétaire, alors qu’ils vivent eux-mêmes loin dans la périphérie, dans une maison insalubre. Mariana Fix – Cette expulsion des travailleurs vers des périphéries toujours plus distantes a été critiquée par les mouvements populaires et les occupations d’édifices vides dans des zones centrales constituent un exemple de cela. Comme ces immeubles ne remplissent par leur «fonction sociale» – dans les termes définis par la Constitution et par le Statut de la Ville – ils devraient faire l’objet d’une série d’actions conduites par les pouvoirs publics, comme le IPTU [Impôt sur les Immeubles et le Territoire Urbain] qui est progressif dans le temps et qui rend l’usage du logement obligatoire. La bataille pour l’accès à la terre urbaine dans des zones urbaines centrales, bénéficiant d’infrastructures, d’emplois et de services, devrait être menée aujourd’hui dans les campagnes politiques. Mais le discours qui prévaut est celui de l’apparent bon sens: les centres urbains ont besoin d’être «revitalisés», embellis. Peu de gens se risquent à montrer le caractère idéologique de ce discours, qui associe usage populaire et détérioration, comme si l’unique manière de «récupérer» le centre était d’y faire revenir les élites. Cette vision renforce des pratiques d’organismes publics qui, au sens propre du terme, balaient des personnes hors du Centre [de Saõ Paulo], comme si celles-ci étaient des ordures. Cette conception montre également le peu de cas qui est fait de ceux qui vivent actuellement dans le Centre [de S.P.] et qui sont constamment victimes de violence, comme cela est documenté dans le dossier «Violations des droits humains au centre de São Paulo», publié par le Fórum Centro Vivo [Forum Centre Vivant]. La vision selon laquelle les améliorations dans le Centre ne viendront qu’avec la valorisation immobilière – qui rend bien service aux commerces urbains – recrée d’antiques mécanismes d’empêchement de l’accès au sol pour la population. Il faut s’opposer clairement au projet qui se cache derrière le sens commun de la «revitalisation» ainsi qu’au projet de réforme urbaine. Comment la crise étasunienne du secteur immobilier et la recherche de nouveaux marchés influencent-elles les prochaines élections municipales brésiliennes ? Pedro – Alors que le secteur immobilier nord-américain est en crise, le nôtre vit le plus grand boom des 50 dernières années, comme en Chine, où le phénomène atteint des proportions monumentales. Qui aurait imaginé qu’on en viendrait presque à manquer de maçons et de ciment au Brésil ? En effet, le secteur de la construction est en plein boom, intégrant le marché des couches disposant d’un revenu moyen-bas, et qui constituent un secteur important pour des entreprises de construction, comme par exemple la Tenda [grande entreprise de construction] et la MVR [Groupe d’investissements immobiliers au Brésil]. Ce n’est pas un hasard si ces entreprises sponsorisent aujourd’hui des équipes de football… Mariana – La taille de certaines villes est aujourd’hui en train de doubler, des quartiers entièrement nouveaux sont sortis de terre, d’autres sont en construction, et d’autres sont déjà saturés. Le prix de la terre est en train de grimper et même d’exploser dans des régions et des villes que le marché immobilier a choisies comme nouveaux débouchés. La politique de crédit a encouragé ce boom immobilier. Ce processus se produit dans un véritable climat de laisser-faire, très loin de la régulation sociale censée être opérée par le Statut de la Ville. Le marché est en train de profiter des mesures prises par le Ministère des Villes, qui ont mis à disposition des fonds du SBPE [Système d’épargne et de prêts] et du FGTS [Fond de garantie pour le Temps de Service], à savoir un élargissement du crédit immobilier au Brésil et la loi d’aliénation fiduciaire, deux éléments qui permettent la reprise rapide de l’immeuble dans le cas d’insolvabilité de l’acheteur. Mais les conséquences de ce boom immobilier peuvent être désastreuses au cas où le reste de l’économie croîtrait sans que les salaires ne suivent ce rythme. Préoccupées de donner satisfaction à leurs actionnaires, de nombreuses entreprises qui sont entrées en Bourse «lancent», pourrait-on dire, leurs produits vers l’acheteur, sans nécessairement évaluer la capacité de paiement de celui-ci à moyen terme. Si on laisse les différences de côté (comme les liens entre l’immobilier et le financier qui sont beaucoup plus profonds aux EU), la situation rappelle l’actuelle crise des subprimes. La baisse des revenus salariaux des travailleurs, liée à l’augmentation du taux d’intérêt pourrait chez nous aussi conduire à une situation d’insolvabilité massive, avec des secteurs de la population à la rue et la chute de la valeur des immeubles. Aux Etats-Unis, avec la crise, on estime que près d’un million de familles de travailleurs ont déjà été mises à la rue et ont perdu ce qu’elles avaient accumulé pendant des générations. Mais même en supposant que le montage financier se passe bien, il faut remettre en question ce que signifie le fait même d’adopter un modèle d’urbanisation tel que celui-là. Ces quartiers-condominiums (quartiers en copropriété) sont les produits selon une logique privative et ségrégationniste, caractéristique du marché immobilier brésilien. De plus, beaucoup de ces quartiers sont reliés fragilement à la ville voisine par des routes étroites qui seront rapidement surchargées. Le manque de qualité de ces nouveaux espaces est d’ailleurs tel que certaines de ces habitations sont appelées «édifices-garages» par ceux mêmes qui les construisent. De plus, même les gens qui ont déjà compris la relation existant entre le boom immobilier et les embouteillages évitent de soulever la question de l’euphorie régnant autour de la croissance de l’industrie automobile. Je pense que l’on ne discute pas assez des relations entre ce modèle d’expansion urbaine et la priorité donnée à l’automobile, et que cela nous empêche de mieux prendre la mesure du désastre qui est en train de se produire. Qu’en est-il de l’actuelle influence du FMI, de la Banque Mondiale surtout et de la BID [Banque Interaméricaine de Développement] sur les élections municipales et sur les politiques publiques dans la course pour les municipalités ? Assistons-nous à un nouveau round du Consensus de Washington ? Pedro – La Banque Mondiale, la BID et le FMI sont de moins en moins en train de faire la pluie et le beau temps au Brésil. Le problème est que nous avons intériorisé ce qui auparavant état une forme de domination externe. Le «consensus» est à Brasilia ou à São Paulo, pas seulement à Washington. Paraphrasant la musique de Caetano, l’on peut dire que «le FMI est ici». La dette interne est si grande que le nouveau garrot ne passe plus par le FMI, mais par la Febraban [la Fédération brésilienne des banques] et par les 70 familles environ qui détiennent les trois quarts de la dette publique. Dans le cas des politiques urbaines, le problème n’est plus l’influence actuelle de la Banque Mondiale, mais celle qui est restée en héritage et qui est devenue consensus pour la majorité des gestionnaires publics. Tout cela signifie: réaliser des politiques basées sur la récupération entière des coûts, supprimer des subsides, focaliser sur des poches de pauvreté, restreindre le principe d’accès universel, assumer une logique financière d’investissements publics toujours plus rentables, élaborer des partenariats publics-privés, stimuler et financer des solutions de marché, terciariser (sous-traiter) des projets pour des gérances, etc. Lorsque dans le cadre de mon master j’ai étudié les politiques de la Banque Mondiale et de la BID (vers la fin du gouvernement Cardoso, avant l’arrivée de Lula au pouvoir), j’ai compris comment ces institutions modelaient la tête de nos techniciens, produisant sur eux un véritable «ajustement intellectuel». Aujourd’hui, la technocratie brésilienne a appris de telle manière la leçon qu’elle anticipe déjà ce que la Banque pourrait lui demander, par une sorte d’intériorisation du consensus, ou de la domination. Nous sommes aujourd’hui la meilleure vitrine de ce que la Banque Mondiale défend sans que celle-ci ait à se donner la peine de venir ici nous dire ce qu’il faut faire. Mariana – Peut-être pourrions-nous dire que dans la définition des politiques urbaines, la proportion entre coercition et consentement varie. Un exemple du comment ces organismes internationaux agissent dans le concret a été la venue d’une mission de la BID, lorsque Marta Supplicy était maire PT de São Paulo (2001-2004). Les techniciens de la BID se sont montrés opposés à la construction de logements sociaux dans le centre et ont essayé de vendre aux techniciens locaux le modèle argentin de Puerto Madero, omettant de parler des conséquences sociales négatives qu’avait générées le remodelage de la zone portuaire à Buenos Aires, et en taisant aussi le caractère immobilier et privatif de ce modèle. Dans les derniers temps, des dites «Opérations urbaines» se sont multipliées, dans les grandes villes surtout. Comment celles-ci fonctionnent-elles de façon générale, et dans des périodes d’élections en particulier ? Mariana – De nombreuses villes – pas seulement les grandes – prennent le succès supposé de certaines opérations urbaines implantées à São Paulo comme exemple à suivre. Elles expérimentent ces opérations comme si celles-ci étaient une espèce de formule magique, une planche de salut. Cet instrument de partenariat public-privé serait soi-disant capable de résoudre le problème du financement de travaux d’infrastructure, sans utiliser de ressources publiques. Souvent toutefois, ils adoptent l’instrument sans analyser de près ses mécanismes de fonctionnement ainsi que les conséquences sociales, politiques et économiques de son application. De manière résumée, les opérations consistent à définir un périmètre urbain dans lequel des exceptions à la loi seront faites et des usages auparavant interdits seront autorisés (moyennant paiement en argent) pour permettre que l’on construise plus. Récemment, ce paiement a été substitué par la conversion des mètres carrés additionnels dans un titre émis à la Bourse par le pouvoir municipal, titre appelé Cepac. Ce titre est une forme financiarisée de vente de sol virtuel dans la ville, une tentative de créer un marché secondaire du droit de construire. C’est-à-dire que vous pouvez acheter un titre comme investisseur et spéculer avec lui, sans détenir un immeuble dans le périmètre de l’opération ou être de l’entreprise qui va construire Mais, pour que le marché accepte cette règle du jeu, il est nécessaire que le pouvoir public fasse de grands investissements, afin de générer de la confiance sur le marché par rapport au potentiel de valorisation d’une zone déterminée de la ville. Dans le cas de São Paulo, cela a signifié le fait d’expulser des habitants des favelas, d’ouvrir de nouvelles avenues, d’exproprier des maisons de ladite classe moyenne, et, enfin, d’ouvrir les champs aux affaires en dépensant de l’argent public et en promouvant de l’exclusion sociale. Enfin, ce qui est perçu par la vente de titre de l’opération ne peut être investi que dans le même périmètre, ce qui finit par concentrer les investissements et la richesse dans un seul secteur de la ville, par augmenter le contrôle privé sur les dépenses publiques et par fragmenter le tissu urbain. Le plus bel exemple de cela – et probablement le plus pervers – est le Pont Estaiada, qui a commencé à être construit lorsque Marta Supplicy était maire et qui a été maintenant inauguré par Kassab [maire conservateur-libéral actuel de S.P.]. Ainsi, cette opération urbaine est une manifestation de cette combinaison (typiquement brésilienne) entre retard et modernité que le sociologue Chico de Oliveira a rebaptisée récemment d’Ornithorynque. Bien qu’on ne s’y attarde pas en période de campagne électorale, les opérations urbaines sont très utilisées à l’heure de définir le contour des politiques urbaines. Elles fonctionnent comme une espèce de rideau de fumée sur le «destin» des fonds public, habillant d’un nouveau vêtement des mécanismes anciens de privatisation des bénéfices et de socialisation des pertes. Que pensez-vous du Programme d’Accélération de la Croissance (PAC) du Gouvernement Fédéral ? Quelles en sont les principales conséquences pour la ville ? Pedro – Le PAC a peu avancé pour le moment, mais il est prévu de faire grands investissements dans les villes, surtout en infrastructure de transport, d’assainissement et d’urbanisation de favelas. Le PAC ne renverse pas la logique, il apporte plus d’eau au moulin des entreprises de construction et de la politique traditionnelle des grands travaux. Le PAC est également en train d’injecter des ressources sur le marché immobilier, dans un cadre de laisser-faire, comme l’a dit Mariana. Mais comme les sociétés immobilières privées achètent des terres sans arrêt (les cinq plus grandes possèdent déjà un stock de presque 100 milliards de reais), le pouvoir public a renoncé à maintenir en réserve un stock de terres pour la régulation immobilière et pour la mise en place de programmes urbains de logement qui obéiraient à des critères sociaux et non seulement économiques. Les projets du PAC-favela, de son côté, ne sont pas faits en dialogue avec les communautés ou avec les mouvements de lutte pour le logement, mais selon des études d’ingénierie qui intéressent les entreprises de construction et qui sont intéressantes en terme de marketing politique. Ce sont des travaux qui peuvent avoir des impacts sociaux et environnementaux très négatifs, comme à l’époque du régime militaire, où différents éléphants blancs [3] ont été érigés dans nos villes. Le fait de disposer de fonds publics fédéraux pour des politiques urbaines est sans doute important, puisque nous avons vécu la décennie entière des années 1990 avec une restriction énorme de ressources pour des investissements dans les villes, ce qui nous a laissés otages de la BID et de la Banque Mondiale. Maintenant cette situation peut être partiellement renversée, puisque nous sommes en train de vivre un cycle d’investissement endogène avec des ressources budgétaires fédérales, de la BNDES [Banque Nationale Brésilienne pour le Développement Economique et Social] et de la Caixa Econômica, ce qui pourrait donner de la marge aux gestionnaires pour penser à faire des choses différentes, au lieu de continuer la même rengaine. Nous nous trouvons à un moment où les administrations de gauche pourraient utiliser ces fonds pour montrer qu’il est possible de mener des politiques publiques structurelles qui bénéficient de fait aux majorités, selon nos propres critères de qualité et d’universalité. Concernant la récente augmentation exponentielle de la favelisation dans les villes (un phénomène d’ailleurs mondial), quelles sont les principales perspectives que vous diagnostiquez, aussi bien négatives que positives ? Pedro – Le Brésil a vécu une croissance exponentielle des favelas au cours des deux dernières décennies et actuellement la situation est un peu plus stable, mais pas moins dramatique. Avec les ressources publiques croissantes pour des politiques urbaines, cela permet à des gestionnaires de droite ou de gauche de parler déjà dans leurs municipalités ou Etats d’en finir avec le manque de logements ou, au moins, d’urbaniser la quasi-totalité des favelas. Mais le fait d’urbaniser les favelas est-il une solution ? Quel est le modèle urbain que nous voulons pour le Brésil: allons-nous accepter la dualisation de la ville ? D’un côté, la ville des élites et des classes moyennes, urbanisées sur le modèle européo-occidental et de l’autre, les villes-favelas des pauvres, urbanisées selon un modèle d’infrastructure urbaine «tiers-mondiste» au rabais ? Toute la législation de production de la ville est contournée quand on urbanise une favela: la grandeur des lots est réduite, celle des routes aussi, les chaussées peuvent être supprimées, les réseaux de distribution suivent d’autres normes, le drainage est précaire, l’accès pour les ambulances, les pompiers, et le ramassage des ordures est limité, des escaliers interminables sont projetés, des habitations insalubres sont maintenues, il n’y a pas d’espace pour des places ou des équipements publics comme le prévoit la législation fédérale, les déchets n’ont pas besoin d’être recyclés, etc. Sur les 30 dernières années de basse croissance économique, qui a été la période de favelisation au Brésil, nous avons eu peu d’argent pour investir dans les villes, c’est pourquoi nous menions des politiques de modestes de raccommodage. Si l’afflux de ressources que nous sommes en train de recevoir se poursuit, si une partie de la rente pétrolière des nouveaux champs pétroliers nous est donnée pour investir dans les villes, alors nous devons nous demander s’il n’est pas le moment de changer de paradigme. De faire, au lieu de seulement bricoler, une vraie ville à la place des favelas et des «ruches». Il faut, d’un côté, mettre à plat les situations critiques et se mettre à reconstruire, avec des projets de qualité nouvelle, la participation populaire, la recherche universitaire, les milieux écologiques, des mélanges d’usages, etc. De l’autre côté, il faut désacraliser la propriété privée et appliquer les instruments du Statut de la Ville pour imposer l’usage social des immeubles vides dans les zones centrales, beaucoup d’entre eux étant exemptés d’impôts depuis des années. Si nous ne faisons pas cela, nous confirmerons tant le «modèle-favela» que la propriété immobilière anti-sociale comme étant de règle dans la ville brésilienne, et avec cela nous accepterons qu’il existe des cités et des citoyens de deux catégories. Mariana – Nous sommes en train d’assister à la croissance non seulement des programmes d’urbanisation mais aussi de la politique de déplacement de favelas, de celles surtout qui sont localisées dans les régions dans lesquelles le capital immobilier agit. Il y a beaucoup d’exemples du fait que les occupations illégales sont largement tolérées quand elles n’interfèrent pas avec les circuits de réalisation de la rente foncière. Ce n’est que dans les régions rejetées par le marché que les travailleurs réussissent à s’installer, comme le montre Erminia Maricato. Alors qu’en même temps, dans des régions qui intéressent le marché, la politique de pureté sociale est plus forte que jamais. A moins que le déplacement soit très difficile, comme c’est le cas des grandes favelas, celle de Rocinha [à Rio] et de Paraisópolis [à S.P.] par exemple, la règle c’est de retirer tous les noyaux de pauvreté des régions riches. A São Paulo, en même temps que la Préfecture annonce un vaste programme d’urbanisation, celle-ci promeut une offensive violente contre les habitants des favelas, de celles surtout qui sont proches d’axes routiers importants et qui sont donc visibles par ceux qui circulent en voiture. Jardim Edith, la favela qui se trouve juste à côté du Pont Estaiada, au carrefour des avenues Berrini et Jornalista Roberto Marinho, est un exemple de cela. Une bonne partie des habitants a été expulsée au milieu des années 1990, pratiquement tirée vers la région de protection environnementale de la ville, aux confins des écluses de Billings et Guarapiranga. Ceux qui sont restés ont dû se mobiliser pour ne pas être expulsés à nouveau, par l’administration actuelle, malgré le fait que la favela soit située dans une Zeis, une Zone Spéciale d’Intérêt Social. A la fin, seulement 243 familles seront concernées par un projet de logement au plan local, un nombre très réduit si l’on considère que plus de 80 mille personnes ont déjà été expulsées du périmètre de l’opération urbaine. L’asymétrie est de tel ordre que les ressources apportées par la vente des titres CEPAC dans l’opération urbaine, qui devraient avoir été utilisées pour le logement, ont été détournées pour la construction de cet imposant Pont Estaiada sur le Fleuve Pinheiros. C’est dire que le problème n’a pas été le manque d’argent… Le pont est l’expression de cela, il apparaît comme un triomphe. Ironiquement, il impose sur la réalité, la réalité de son image, et il recèle le désir d’éliminer du paysage urbain les gens qui vivaient là, les marquant en même temps du signe de la différence et de l’indifférence, pour utiliser une expression très suggestive de Laymert Garcia dos Santos [Evêque portugais, né en 1913], formulée à une autre occasion. Figurant sur les couvertures de guides et de revues ainsi que sur des pages entières dans les journaux, ce pont est notre nouvelle carte postale. Dans ce contexte, comment évaluez-vous spécifiquement les politiques publiques pour le logement ? Et les manières par lesquelles les mouvements sociaux des sans-terre et des sans-toit ont agi face à ces politiques ? Pedro – La politique de logements populaires est encore très inégale au Brésil. Dans les Etats plus pauvres, elle est quasi inexistante ou alors elle adopte des systèmes de lots urbanisés ou de travaux faits par les habitants eux-mêmes pour exécuter des maisons de basse qualité (auto-construction). Dans les Etats plus riches, la politique du logement suit encore un modèle productiviste semblable à celui du régime militaire, avec de grands ensembles de logements dans les périphéries urbaines, des appartements ou des petites maisons toutes semblables qui ne forment pas une ville. Ce modèle, au goût des entreprises de construction, a déjà été critiqué partout dans le monde, au moins depuis le début de la décennie des années 1970, lorsque les Etats-Unis ont commencé à multiplier des ensembles de ce type. Vous voyez un ensemble de ce genre et ne distinguez un immeuble d’un autre que parce que l’un n’a pas de barreaux aux fenêtres ou que l’autre a une façade peinte avec une couleur un peu plus gaie. Ce type de projet est présenté comme étant «le rêve de tout habitant de favela»…Il existe donc un non-respect évident de ce que sont les attentes de la population quant à ce que devait être un logement digne. Dans les deux cas, dans la politique de logement pour les pauvres comme pour les riches, ce qui est en train de se produire c’est le déplacement constant des travailleurs depuis les zones plus centrales ayant des infrastructures vers les périphéries distantes et mal desservies. La politique du logement au Brésil est une politique de ségrégation des classes sociales, une politique d’apartheid. Mariana – Les mouvements de lutte pour le logement ont mené ce type de politique au moyen de leurs coopératives, en produisant des maisons et des appartements de qualité nettement supérieure, avec des espaces communautaires, de loisir et de travail. La conquête des coopératives ne devait constituer qu’une étape vers de nouvelles avancées, mais celles-ci ne sont pas venues. Parmi ces avancées attendues, il y avait le logement dans les zones centrales de la ville, dans des bâtiments rénovés ou dans des immeubles vides recyclés, comme nous l’avons mentionné. Mais les mouvements ont rencontré beaucoup d’opposition. Malgré les dizaines d’immeubles occupés, très peu de projets ont été poursuivis. Soit par une barrière imposée par le marché, soit par pure ségrégation sociale, soit encore par l’intervention de fonctionnaires dont la vision est souvent que le centre-ville n’est pas un endroit pour les pauvres, les militants des mouvements ne parviennent pas à s’installer dans des zones jouissant d’une bonne infrastructure. Alors que dans d’autres pays, les occupations d’espaces vides sont considérées comme légitimes, ici elles donnent lieu à des actions violentes de récupération de la propriété. Pedro – Le risque est de reculer, d’accepter la même logique productiviste dominante et de continuer à courir derrière des financements toujours plus restrictifs et des projets toujours plus périphériques semblables à ceux des entreprises de construction. Une partie significative des mouvements urbains est alliée aujourd’hui au secteur de la construction pour réussir à approuver un amendement constitutionnel qui garantisse des clauses financières pour le logement, à tous les niveaux du gouvernement. L’alliance est déjà révélatrice de l’imbroglio dans lequel nous nous trouvons. Mais ce qui est décisif, c’est le fait de discuter de comment cet instrument va être appliqué, des règles du Plan National d’Habitation et des Plans municipaux qui sont en élaboration dans tout le pays. Et là, il est nécessaire de distinguer clairement les intérêts du mouvement populaire de ceux du Sinduscon [le Syndicat de l’Industrie de la Construction de l’Etat de Bahia], sinon nous serons hors course. Si nous nous projetons dans le futur, comme évaluez-vous la probable avalanche spéculativo-immobilière et la prolifération de nouveaux mégaprojets dans le pays (Coupe du Monde, IIRSA [4], Partenariats Public-Privé et PACs futurs) ? Et dans quelles conditions de travail sur les chantiers ? Pedro – Les chantiers conventionnels sont des espaces d’exploitation des plus sauvages, mais cela n’apparaît pas toujours, parce qu’une fois que les œuvres sont terminées et qu’elles sont inaugurées, elles éteignent cette histoire, comme dans le fétichisme de la marchandise décrit pas Marx. En même temps, ce qui se passe sur les chantiers résume, comme une allégorie, les dilemmes de notre propre «construction nationale». Le Brésil, quand il croît, produit des chantiers pharaoniques, où se produisent une plus-value abondante et une exploitation intense du travail. La construction de Brasilia fut l’un de ces épisodes emblématiques, lorsque s’est constitué le syndicat des travailleurs de la construction civile le plus combatif du pays, jusqu’au point où des entrepreneurs ont tiré sur eux et que certains ouvriers ont été tués. Sur l’histoire de ces hommes, il y a le documentaire de Vladimir Carvalho et le livre de Nair Bicalho de Souza. Cela n’est pas de l’histoire du Brésil d’il y a 50 ans. Durant les travaux du Pan [Jeux Pan-Américains de Rio en 2007], à moins de six mois du début des jeux, il y a eu une grève des ouvriers qui étaient en train de construire un éléphant blanc de plus – le stade João Havelange [ancien dirigeant de la FIFA]. Les revendications étaient modestes, mais elles révélaient le degré d’oppression auquel ils étaient soumis: les travailleurs voulaient de la nourriture meilleure, des équipements de protection contre les accidents, puisqu’ils avaient déjà eu des morts, et ils demandaient que sur le chantier l’eau soit potable et froide plutôt que chaude, comme elle leur était servie sous un soleil brûlant à 40°. Les grands chantiers sont des espaces dans lesquels la lutte de classes est encore très visible, mais les syndicats sont de plus en plus faibles et inféodés aux organisations patronales. Une injection massive de ressources dans des grands travaux, comme cela est en train de se produire, va continuer à reproduire ce modèle d’exploitation. Mariana – Il est symptomatique (et préoccupant) de voir que les regards du secteur de la construction civile sont tournés vers Dubai ou Pékin. Ce n’est pas pour rien que les gigantesques chantiers produisent de l’enthousiasme justement au moment où ils atteignent le plus haut degré de précarisation des relations du travail. Pedro – Les chantiers publics, dans un autre contexte, pourraient justement être la négation de tout cela, ils pourraient être expérimentaux sous plusieurs aspects, depuis ce qui relève de la technique jusqu’à l’organisation même du travail. Les universités pourraient être impliquées, associées à des coopératives de travailleurs et à des entreprises publiques. Cela paraît inimaginable, mais ça ne l’est pas. L’architecte João Filgueiras Lima, appelé Lelé, a réussi, au moyen de diverses entreprises publiques dans tout le Brésil à produire des écoles, des hôpitaux, des équipements urbains d’une manière totalement différente de ce que faisaient les entreprises de construction traditionnelles. Ici à São Paulo, sous la direction de Luiza Erundina, il a monté le CEDEC [Centre d’Etude de la Culture Contemporaine à S.P.] avec la Mayumi Souza Lima, qui était également une coopérative d’ouvriers liée à l’entreprise municipale d’urbanisation. L’exemple le plus fameux de Lelé c’est le Centre Technologique (CTRS) à Salvador, lié au Ministère de la Santé, et qui a produit les hôpitaux du Réseau Sarah dans tout le pays. Ce type de production aurait pu être multiplié, mais il a été combattu. Actuellement l’entreprise court le risque de fermer parce que le lobby des entrepreneurs de la construction a réussi à empêcher que le CTRS participe à des mises au concours et même qu’il divulgue publiquement sa technologie innovatrice. La vieille République des entreprises de construction du Brésil continue à empiler des victoires…(Traduction A l’Encontre) * Mariana Fix est urbaniste et a un master de sociologie de l’USP. Elle est l’auteure des livres Parceiros da Exclusão et São Paulo cidade global: fundamentos financeiros de uma miragem, publiés tous deux par Boitempos (2001 et 2007). Elle a participé à la formation du Fórum Centro Vivo et est membre du Labhab de la FAU-USP. Elle fait actuellement un doctorat à l’Institut d’Economie de l’UNICAMP. Pedro Arantes est architecte est a un master de la FAU-USP. Il est l’auteur du livre Arquitetura Nova (Ed. 34, 2002) et il est l’organisateur du recueil de textes de Sérgio Ferro, Arquitetura e trabalho livre (CosacNaify, 2006). Il est le coordinateur du bureau technique USINA qui appuie des mouvements urbains et ruraux pour la production de logements et d’équipements collectifs. Il est responsable du cours Realidade Brasileira à Curitiba, Porto Alegre et Chapecó sur le thème «La question urbaine». 1. Le «Consensus de Washington»: Formule lancée en 1989 par l’économiste John Williamson pour désigner l’ensemble des politiques dites néolibérales. 2. Le Statut de la Ville: Loi adoptée le 10 juillet 2001 par le Congrès fédéral établissant des normes d’ordre public et d’intérêt social par une régulation de l’usage de la propriété. 3. L’éléphant blanc fait référence aux grandes constructions qui n’ont pas trouvé de fonction réelle. 4. IIRSA: Initiative d’intégration de l’infrastructure régionale d’Amérique du Sud. Vaste programme de construction de nouvelles routes, ponts, etc (3 octobre 2008) A l'encontre, case postale 120, 1000 Lausanne 20 Soutien: ccp 10-25669-5 |
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