Brésil Le syndicalisme au Brésil: Interview de Ricardo Antunes L’approbation du projet de loi 1.990/07 par la Chambre Fédérale, le 11 mars dernier, constitue une reconnaissance légale des centrales syndicales en tant qu’entités générales de représentation des travailleurs. Cela a été considéré par certains secteurs progressistes (même situés très à gauche) comme une avancée pour les travailleurs. La légalisation en elle-même est évidemment un facteur positif, mais l’analyse ne peut s’arrêter à cela. Avec cette légalisation, on a approuvé le principe du prélèvement de la cotisation syndicale obligatoire à la source [par l’entreprise] dont les effets néfastes pour la structure syndicale. Un néo-péléguisme [1] est mis en place. Ces effets sont analysés par le sociologue Ricardo Antunes, professeur à l’Université d’Etat de Campinas (Unicamp), dans cet entretien qu’il a accordée à Correio da Cidadania. La légalisation des centrales, considérée sous l’angle d’une mesure de cooptation sociale, de plus prise sournoisement par le gouvernement Lula, est également abordée ici par R. Antunes. La Chambre Fédérale a approuvé le 11 mars dernier un projet de loi 1.990/07 qui reconnaît légalement les centrales syndicales en tant qu’entités générales de représentation des travailleurs, ce qui a été considéré par certains secteurs à gauche comme une avancée, dans la mesure où les centrales acquièrent ainsi la personnalité juridique, qui leur assure l’autonomie dans le droit de représenter légalement les travailleurs. Que pensez-vous de cela ? Ricardo Antunes: Je dirais que le plus néfaste n’est même pas cela, parce que la légalisation des centrales syndicales est en soi un fait positif. Les centrales n’ont pas besoin de légalisation pour exister. La CUT [Centrale Unique des Travailleurs] existe depuis 1983, Force Syndicale depuis 1991 et les autres centrales ont aussi déjà un certain âge. Ainsi la légalité des centrales n’est pas négative. Dans un certain sens, celle-ci est même positive: imaginons une situation politique différente de celle-ci où l’on aurait un gouvernement dictatorial. L’illégalité de la centrale serait toujours un prétexte pour son élimination. Mais ce n’est pas ici que réside le plus grand problème, mais plutôt dans le fait qu’avec la légalisation des centrales syndicales, on a également approuvé le principe du prélèvement de la cotisation syndicale obligatoire. Là, la tragédie est complète. Parce que, comme si le caractère néfaste ce prélèvement obligatoire ne suffisait pas, les centrales syndicales en viennent maintenant à promouvoir une avancée encore plus grande dans le processus d’ «attelage» des syndicats à l’Etat. Rappelons que ce «prélèvement syndical obligatoire »a été instauré par le gétulisme [substantif formé sur le prénom de Gétulio Vargas qui a été président du Brésil de 1930-45 et de 1951-54] à la fin des années trente, afin de garantir que les syndicats aient une vitalité économique indépendamment du nombre de leurs membres ; de cette façon, syndicat, fédération et confédération recevaient un pulpeux magot de la part des travailleurs. Cet «attelage» est déjà évident par l’existence du FAT [Fonds de soutien au travailleur], par la cooptation gouvernementale, et maintenant par le «prélèvement syndical obligatoire». Les centrales se trouvent prisonnières de l’Etat, dans une sorte de renforcement du néopéléguisme de l’ère luliste. Si sous le gétulisme il existait un néopéléguisme syndical, maintenant les centrales syndicales entrent en plein dedans, sans avoir même tenté de s’y opposer. L’unique tendance ou centrale syndicale qui se manifeste clairement contre cela c’est le regroupement Conlutas [vous les articles sur ce site consacré à Conlutas]. Je ne sais pas si l’Intersyndicale a fait quelque chose, mais de toute façon, celle-ci n’agit pas en tant que centrale syndicale. Le processus de cooptation des syndicats par l’Etat – et donc d’étatisation – a fait un grand pas en avant. C’est là, à mon avis, l’aspect le plus néfaste. S’il y avait seulement la légalisation des centrales syndicales, disons que cela ne changerait pas grand chose, parce que, comme je l’ai dit, les centrales ont une existence légale au Brésil, depuis longtemps déjà. Même sous la dictature militaire, la CUT avait une existence légale, parce qu’elle avait une force sociale importante qui lui donnait une légitimité. Dans la mesure où il existe une relative légitimité auprès des bases sociales du travail, il semble étrange qu’au sommet des appareils, un processus allant vers une sorte de néo-étatisation du syndicat s’intensifie. Cette légalisation ne va-t-elle pas dans une certaine mesure également renforcer le caractère de centralisation du pouvoir au sommet («cupulismo» du syndicalisme ? La légalisation en elle-même, non. Le projet du gouvernement de réforme syndicale de la fin du premier gouvernement, qui heureusement n’a pas été approuvé, avait un aspect «cupuliste» clair, dans la mesure où il y était défini ce que seraient les centrales syndicales, qui en dernière instance définirait les syndicats, ainsi que la possibilité de participation ou non de ces derniers. Selon le projet, lorsqu’il aurait existé plus d’un syndicat dans un secteur donné, ce serait la centrale qui, par délégation, aurait désigné le syndicat responsable. Ou pour le dire plus clairement: la réforme vidait de toute substance la base des syndicats et renforçait les sommets. Mais il y a un second élément important et vrai. Il est clair que dans le processus de légalisation des centrales syndicales, le gouvernement Lula les a cooptées. D’ailleurs, c’est très étrange. Il tient aujourd’hui dans ses mains la CUT et Force Syndicale. Force Syndicale, qui était l’opposition de centre-droit, avec un profil plus néolibéral au début du gouvernement, participe aujourd’hui activement au Ministère du Travail. En clair, sommes-nous face à une mesure de plus de cooptation sociale adoptée sournoisement par ce gouvernement ? C’est clair. Cependant, ce n’est pas la légalisation qui conduit à cela. Ce qui conduit à cela, entre autres choses, c’est le renforcement des organes de direction par l’introduction du «prélèvement syndical obligatoire», parce que maintenant autant la CUT que Force Syndicale et la Nouvelle Centrale Syndicale des Travailleurs (NCST) ne dépendent plus de cotisations en fonction de leurs membres. En plus des fonds du FAT et de tous les moyens mis à la disposition des centrales syndicales par le gouvernement Lula, celles-ci vont maintenant engloutir légalement 10% du montant des contributions syndicales. C’est beaucoup d’argent. Par la «contribution syndicale obligatoire», tous les salariés, hommes et femmes qui travaillent dans des entreprises privées, verront un jour par année de leur salaire déduit, qu’ils soient syndiqués ou non. Et 10% de cela, ce qui représente beaucoup d’argent, ira aux centrales syndicales. La portion qui sera engloutie par les centrales est-elle donc plus grosse qu’auparavant ? Oui, et cela renforce la disjonction, la séparation qu’il existe entre la base et le sommet, parce que le sommet aura de l’argent, et de l’argent étatique. Cela le pousse (le sommet) à être plus dépendant de l’Etat et à perdre la distance qu’il entretenait avec lui. C’est la fin de ce qu’il y a eu de plus légitime et de plus vigoureux dans la CUT dans toute son histoire: dans les années 80, elle était une centrale syndicale possédant une très forte représentativité dans la base ouvrière brésilienne, que ce soit auprès de l’ouvrier industriel, du salarié moyen, du travailleur du secteur public ou du travailleur rural. Elle avait un enracinement fort dans la classe ouvrière brésilienne. Dans la mesure où cet enracinement n’existe plus et qu’elle devient dépendante des ressources de l’Etat, la CUT avance dans son processus de verticalisation, de bureaucratisation, d’institutionnalisation et d’étatisation. Il est clair également que dans le gouvernement Lula, il y a une stratégie claire: fortifier les centrales par le sommet pour les avoirs toujours comme masse à disposition pour manœuvrer, en assurant de la sorte au gouvernement un certain ancrage social. Ce qui est tragique, c’est que ces deux centrales, qui dans les années 1990 encore ne traversaient pas ensemble la même rue, marchent maintenant main dans la main. Pensez-vous que Conlutas et l’Intersyndicale [courant de gauche dans et hors de la CUT) – des centrales surgies plus récemment pour, on peut le supposer, reprendre la combativité perdue de la CUT – puissent jouer un rôle effectif quelconque dans le contexte historique actuel, semblable à ce que fut celui de la CUT ? Certainement que Conlutas et l’Intersyndicale peuvent jouer un rôle très positif, mais certainement pas semblable à ce que fut celui de la CUT. Parce que la CUT est née dans un processus très particulier de luttes sociales au Brésil. Je dis souvent que la décennie des années 1980 a été la plus importante pour les luttes sociales au Brésil, depuis les années soixante. Avec même, dans un certain sens, un niveau de luttes supérieur aux années soixante. Il suffit de voir que sont nés en 80 le PT, en 83 la CUT et en 84 le MST, en parallèle avec une explosion de grèves dans le pays entier, dont avec quatre grèves générales… Nous avons eu dans les années quatre-vingts un niveau de grèves parmi les plus forts au monde, c’est dire que ce fut une décennie d’avancée pour les luttes sociales de tous les salariés. Il est clair que la naissance des deux centrales, Conlutas et l’Intersyndicale, vingt et quelques années après, se fait dans un contexte de reflux, de désorganisation de la gauche brésilienne, avec un PT morcelé et qui se transforme complètement en un parti de l’ordre. Le parti vient de décider, le 24 mars, qu’à la limite, les alliances ne sont pas exclues avec le PSDB [Parti social-démocrate brésilien, la droite bourgeoise représentée par Fernando Henrique Cardoso, avant la présidence de Lula] et la droite plus dure. Je veux dire que le niveau de compromission auquel est arrivé le PT indique combien la gauche s’est gangrenée. Et la CUT, qui était pourtant l’héritière d’une parcelle importante de la gauche syndicale, s’est aussi inclinée récemment. Le Parti Communiste du Brésil, une composante de la gauche qui soutenait jusqu’il y a peu la CUT, est récemment sorti de la centrale. Nous avons donc aujourd’hui Conlutas, plus proche du PSTU [Parti Socialiste Unifié des Travailleurs] et de secteurs du PSOL [Parti du Socialisme et de la Liberté], ainsi que d’autres forces indépendantes d’autres partis ou groupements plus petits. Nous avons l’Intersyndicale, également avec des secteurs liés au PSOL, d’autres qui sont sortis du PT et n’ont pas de liens partidaires, d’autres qui sont sortis de la CUT et même le Courant Syndical Classiste, qui était lié au Parti Communiste du Brésil. Donc la situation est double. D’un côté, c’est une situation plus défavorable, puisque nous sommes en train de commencer à mettre ensemble les morceaux qui restent de la gauche syndicale pour essayer d’avoir une certaine «authenticité», un niveau d’organisation qui nous rende capables d’avancer. Mais c’est le pôle représenté par Conlutas et par l’Intersyndicale qui fondamentalement a fait opposition au gouvernement Lula dans toutes ses tentatives de réformes, ou mieux, de contre-réformes: réforme de la prévoyance, de revenus imposés des retraités, jusqu’à la tentative de réforme syndicale de la fin du premier mandat. Cette opposition est également renforcée par le MST qui porte, lui, les coups autrement. Il organise des occupations, lutte pour la réforme agraire, lutte contre la production de transgéniques, contre les transnationales, mais il se trouve dans une position politique difficile, en raison de la relation tendue qu’il entretient aujourd’hui avec un gouvernement contre lequel il ne mène par d’opposition frontale, mais auquel il n’adhère pas non plus complètement. Le MST reconnaît que le gouvernement Lula est différent de celui de Fernando Henrique en ce qui concerne la criminalisation des luttes sociales. Mais si l’on enlève cela, pour le reste tout est semblable. Le volume des occupations de terre ne s’est pas modifié. La différence, c’est que le gouvernement Lula ne veut pas d’un MST dans l’opposition, et qu’il mène donc en ce qui le concerne une «politique du robinet qui goutte». Cette situation, quasi schizophrénique, ne finit-elle pas par être très démobilisatrice ? C’est clair que si le MST n’organise pas autant d’occupations, il sortira plus d’eau du robinet et que si le MST avance, la tendance sera alors à fermer le robinet [le MST doit nourrir des dizaines de milliers de paysans qui attendent d’avoir des terres et sont dans des campements]. Mais comme le gouvernement Lula ne veut pas d’un MST en franche opposition , parce qu’alors il perdrait une importante base sociale, il finit évidemment par faire quelques concessions qu’il ne désirait, en fait, qu’accorder qu’à l’agrobusiness. Le regroupement Conlutas et l’Intersyndicale représentent donc dans un cadre tel que celui-ci un pôle de résistance du syndicalisme de gauche, d’où naîtra l’embryon d’une tendance. Comme la conjoncture est très différente, ce pôle n’aura pas le poids qu’a eu la CUT, qui est née presque comme une centrale unique. Rappelez-vous que son nom c’est bien: Centrale Unique des Travailleurs. Mais elle n’est pas née centrale unique parce qu’une partie du «péléguisme» n’y est pas entrée et les partis communistes traditionnels non plus. A l’époque, le Parti Communiste Brésilien [d’origine pro-soviétique] et le Parti Communiste du Brésil [d’origine pro-chinois] ont créé le Conclat (Congrès des classes travailleuses) et ensuite ils ont suivi des chemins différents. Mais nous pouvons dire que la CUT est née comme la centrale unique d’une partie importante des mouvements sociaux, des luttes sociales et de différents secteurs de la gauche brésilienne. Conlutas et l’Intersyndicale ont dans ce sens une amplitude bien plus petite, mais ils sont un pôle de résistance important, et ils ont certainement la capacité d’enrégimenter des syndicats importants. Il suffit de dire que Conlutas a un syndicat fort dans deux usines métallurgiques de poids de São José dos Campos, qu’il est très apte à entreprendre des actions et combatif, et que l’Intersyndicale en a une représentation importante dans la métallurgie à Campinas. Je dis souvent que ce sont les deux syndicats les plus importants menant la lutte sociale et politique dans le pays, et, ce qui est le plus difficile, ils le font en opposition au gouvernement Lula. Il faut dire que ce gouvernement est très articulé, c’est un gouvernement qui parle très bien pour les pauvres, mais qui garantit la belle vie aux riches. Et cela crée une situation très difficile, parce qu’en général, les gouvernements bourgeois, eux, parlent pour les riches, gouvernent pour les riches et ne dialoguent pas avec les pauvres. Vous avez mentionné le fait que la réforme syndicale prévue n’est pas passée au cours du premier mandat. Mais la chose n’est-elle pas en train de se faire peu à peu pour arriver tout doucement où ils voulaient ? Ah oui ! Par chance, dans l’arrangement de Lula avec le PDT [Parti Démocrate Travailliste], le Ministère du Travail est resté avec Carlos Lupi, qui est moins néfaste que Marinho. Parce que Lupi est l’héritier d’un parti, le PDT, qui a un lien avec l’ancien gétulisme. Pour eux, faire exploser la CLT (Code du travail), c’est faire exploser ce qui est resté du gétulisme. Luiz Marinho (membre du PT qui avait cette fonction) disait déjà, avant d’être remplacé et de changer de ministère, que la réforme syndicale et celle du Code du Travail se feraient à travers de petits paquets de mesures. Comme ils n’ont pas réussi à faire une réforme ample en un seul gros paquet, les petits paquets nous arrivent peu à peu. Et en relation avec la réforme du Code du Travail, pensez-vous qu’une quelconque proposition structurée puisse sortir encore dans ce gouvernement ou va-t-elle également arriver en catimini ? Ces mesures appliquées au monde syndical seraient-elles en train de préparer le terrain pour plus de «paquets» destinées au monde du travail ? Comme le gouvernement Lula a encore pas mal de temps devant lui, j’ai l’impression qu’ils n’arriveront pas à sortir un gros paquet de réforme syndicale et de réforme du Code du Travail. Y compris parce que des mesures de cet ordre tendraient à diviser les centrales syndicales, plutôt qu’à ouvrir un débat qui pourrait diviser tous les secteurs au sein du bloc d’appui au gouvernement Lula. Par exemple, dans les classes dominantes, dans différents secteurs de la bourgeoisie, il y en a qui sont pour et d’autres contre la CLT, comme il y en a qui sont pour et contre la réforme syndicale. Dans les centrales syndicales également, il suffit de vous rappeler la représentation unique syndicale (unicité). Y a-t-il encore actuellement une quelconque discussion sur l’unicité ? Et comment la menez-vous dans le contexte actuel ? Dans cette première tentative de réforme syndicale – que j’ai appelée à l’époque projet Frankenstein, un pot-pourri de morceaux dépareillés de syndicalisme nouveau et d’ancien «péléguisme» rajeuni, avec une touche de syndicalisme social-démocrate européen propre à l’ère néolibérale – le gouvernement Lula maintenait une situation très ambiguë pour l’unicité syndicale. L’unicité syndicale ne disparaissait pas, mais des brèches s’ouvraient pour sa fracture à la base du syndicat, dans la mesure où l’on exigeait un pourcentage minimum d’affiliation au syndicat pour que celui-ci soit représentatif. Il existait une unicité limitée donnée par les syndicats qui auraient déterminé la représentativité en relation au nombre de membres. Le projet n’a pas eu le courage ni de maintenir l’unicité pleine, ni de rendre effectives la liberté et l’autonomie. Cela a divisé les centrales, parce que, par exemple, des secteurs de Force Syndicale y ont été opposés, que le Parti Communiste du Brésil à l’intérieur de la CUT a été contre également et que des secteurs de l’articulation (un courant du PT) et d’autres centrales syndicales ont oscillé entre positions favorables et défavorables. C’est-à-dire qu’en ce moment, et à la lumière de situations antérieures, ce qui est le plus urgent, c’est de pouvoir «bercer» les bases, en évitant toute division ? Exactement, il n’y a pas d’accord entre les centrales, et c’est là le talon d’Achille de la structure syndicale brésilienne. L’adoption de la convention 87 de l’OIT [Organisation Internationale du Travail], qui garantit la légalité et la liberté syndicale, conduirait à une opposition très forte dans différents secteurs à l’intérieur de la base d’appui au gouvernement Lula. Je pense donc que celui-ci va faire à nouveau ce qu’il vient de faire en «découpant en rondelles» la réforme du Code du Travail et la réforme syndicale. Et une fois qu’une nouvelle élection l’aura rendue victorieux, le gouvernement sera en mesure d’avancer une réforme de plus grande ampleur. Dans ce sens, le gouvernement Lula a perçu qu’il lui manquait une base d’appui et il lui a été très difficile de toucher à ce guêpier. Ne pas faire passer la réforme syndicale ouvrirait maintenant une division très forte au sein des secteurs et des blocs qui composent la base d’appui au gouvernement. J’imagine donc que la tendance est maintenant de cheminer tranquillement vers des mesures partielles qui vont changer la CLT, ce qui a d’ailleurs été fait par le gouvernement de Fernando Henrique. Comme le gouvernement de celui-ci n’a pas réussi à casser la CLT dans la moelle, qu’a-t-il fait ? Il a pris une série de mesures partielles qui ont permis la précarisation, les coopératives frauduleuses (pas soumises à l’imposition et au Code du train) et des mini-réformes qui ont peu à peu «frelaté», par la marge, quelques fondements de la CLT. J’imagine que le gouvernement Lula marche dans cette direction. Il n’y a pas la force, ni le temps, ni le consensus entre les secteurs qui lui accordent leur soutien pour entrer dans une réforme syndicale et une réforme du Code du travail de l’ampleur de ce qui avait été imaginé au début. Comment verriez-vous, même si ce n’est que dans l’idéal, le futur des salariés et du syndicalisme ? La configuration de la classe ouvrière brésilienne a beaucoup changé. Nous devons comprendre cette nouvelle morphologie du travail. Celui-ci a beaucoup changé dans les cinq dernières années: mais si l’on regarde cinq années en arrière, 50% des salariés brésiliens se trouvaient déjà dans la précarité. Cela veut dire que presque 50 millions de personnes (sur une population économiquement active d’un peu plus de 80 millions à l’époque) vivaient déjà d’une manière ou d’une autre dans la précarité. Cette classe ouvrière plus taylorisée et fordiste des années 60, 70 et 80, et spécialement celle de la post-dictature, a beaucoup changé. Et dans cette morphologie du travail, les syndicats se trouvent confrontés à plusieurs défis. Par exemple, le salariat est aujourd’hui composé autant par des hommes et des femmes stables que par des précarisés, sans parler de l’immense armée de chômeurs. Le salariat présente également aujourd’hui un profil générationnel. Dans le monde industriel, des jeunes de 35 ans sont déjà considérés comme vieux pour le travail ; des éléments de genre sont également très forts, puisque la féminisation du monde du travail a été très large, alors que les syndicats restent eux très machistes et prisonniers de la conception de travail stable et très verticalisé. Aujourd’hui, le capital est beaucoup plus horizontal, parce que les entreprises se sont «éparpillées». Dans une entreprise qui comptait alors 20 mille travailleurs, il y en a aujourd’hui qui sont membre d’unité de profit séparées, qui travaillent en réseau (segmentation de la production) et des entreprises qui sous-traitent, tout cela dans une compétivité transnationale intense. Ce qui place les syndicats face aux défis suivants: d’abord, ils doivent comprendre cette nouvelle morphologie du travail et, deuxièmement, ils doivent représenter l’ensemble de tous les salariés·e·s, non pas un secteur ou un autre. Les syndicats ont beaucoup souffert du néolibéralisme au Brésil. Et, parallèlement, en raison d’une relative liberté syndicale existant depuis la Constitution de 1988, c’est même devenu une entreprise lucrative que d’ouvrir un syndicat. Ainsi, chaque jour, il s’ouvre des dizaines, des centaines de syndicats. Pourquoi ? Vous montez un syndicat, le registrez, obtenez sa reconnaissance – puisqu’il y a maintenant une relative libéralisation permettant la création de syndicats – puis ceux-ci en viennent à former une machine qui tire de l’argent des membres, du prélèvement syndical obligatoire et du gouvernement. Je dirais que les syndicats de gauche les plus combatifs se trouvent confrontés au défi de comprendre cette nouvelle morphologie du travail, de ne pas tomber dans la disjonction «le syndicat fait la lutte syndicale et le parti fait la lutte partidaire». L’aspect le plus important du MST aujourd’hui, c’est qu’il est un mouvement social qui mène de manière très imbriquée une lutte sociale et politique. Que cela marche ou non, c’est cela ce qui est juste, la lutte sociale et politique. Les syndicats doivent faire cela. Il n’y a plus de place pour cette disjonction, cela s’est brisé. Le syndicat doit revenir à la lutte centrale autour des questions vitales, comme le font les mouvements sociaux et comme doivent le faire les partis. Tristement, les partis sont entrés de plus en plus dans une lutte parlementaire absolument prédestinée à l’échec et ont perdu la possibilité d’être des organismes et des points d’appui dans le processus d’organisation populaire. Ou, pour le dire autrement, c’est de là qu’il faut rebattre les cartes. Pour conclure, je n’ai jamais dit que la crise des syndicats, au Brésil et dans le monde, se trouvait en phase terminale. Il y a effectivement une crise, mais les perspectives de la reprise d’un syndicalisme de gauche plus hardi existent. Dans ce sens, le regroupement Conlutas fait une proposition intéressante. Ce n’est pas une organisation composée seulement de syndicats: il prétend être un pôle d’appui pour l’organisation de luttes populaires extra-syndicales et cela me paraît très important. Je pense que l’Intersyndicale marche également dans cette direction, puisque déjà lorsque celle-ci était l’intérieur de la CUT, elle a toujours été très tournée vers l’organisation des luttes sociales de base. Et il faudra que nous avancions ensemble avec les autres mouvements sociaux, comme nous l’avons vu dans toute l’Amérique Latine, au Venezuela, en Equateur, en Bolivie et en Argentine avec la lutte des travailleurs pour reprendre leurs fabriques en faillite et celle des mouvements de piqueteros. Il y a une nouvelle morphologie des luttes sociales que nous devons accompagner et que les syndicats doivent essayer de comprendre. (Traduction A l’encontre) * Ricardo Antunes est un des sociologues du travail marxistes parmi les plus réputés au Brésil. Il enseigne à l’Université de Campinas ; ville de l’Etat de Sao Paulo, à quelque 90 kilomètres de cette mégalopole. C’est un des grands centres universitaires du Brésil. Ricardo Antunes travaille étroitement avec le MST, Conlutas et l’Intersyndicale. Il est membre du PSOL, mais affirme son indépendance. Valeria Nader, avec la collaboration de Gabriel Brito, a conduit cet entretien pour l’hebdomadaire Correio da Cidadania. 1. Les syndicats «pelegos» étaient les syndicats contrôlés par l’Etat. Ils servaient à contrôler les travailleurs des grandes entreprises. Le pelego fait référence à la couverture mise entre la selle et le cheval, afin d’amortir les chocs (réd) (24 avril 2008) A l'encontre, case postale 120, 1000 Lausanne 20 Soutien: ccp 10-25669-5 |
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