Bolivie

Réforme agraire et réappropriation territoriale indigène

Charles-André Udry

En Bolivie, depuis plusieurs semaines, la Ley de Reconduccion Communautaria de la Reforma Agraria est l’enjeu d’un affrontement très dur entre le gouvernement d’Evo Morales et les partis exprimant les positions et les intérêts des grands propriétaires terriens et, plus généralement, des défenseurs de la propriété privée. Ainsi, depuis deux semaines, les trois partis de droite au Sénat – Poder Democratico y Social (PODEMOS), Unidad Nacional (UN) et le Movimiento Nacionalista Revolucionario (MNR) – bloquaient l’adoption de la loi votée par le parlement.

Une mobilisation de paysannes et paysans indiens s’organisa. Parfois, après plus de deux semaines de voyage – en fait, d’expédition – quelque 6000 d’entre eux se rassemblèrent sur la place des Héros à La Paz. Parmi les organisations paysannes «indigénistes», il faut souligner la présence de la puissante Confédération des Peuples de l’Orient (CIDOB). Pedro Numi de la CIDOB insistait non seulement sur la rétrocession des terres aux peuples indigènes, mais aussi «sur la garantie de l’accès à l’éducation, à la santé et à la technologie agricole».

L’enjeu immédiat était simple: ou l’opposition permettait au Sénat de fonctionner et d’entériner la loi ou la présidence, sous la pression de ce soutien populaire, se devait de l’imposer par un décret présidentiel.

De retour de Hollande, Evo Morales – tant que l’impasse existe dans une procédure législative, le président ne peut pas quitter le pays durant plus de cinq jours ! – dut mettre au pied du mur l’opposition s’agitant au Sénat. Le décret était rédigé et il avait l’appui des principales organisations paysannes. Evo Morales en déclarant sa volonté, dans ce contexte de mobilisation nationale paysanne, d’imposer la réforme par décret a fait sombrer le chantage de la droite.

En effet, cette dernière menaçait de continuer à bloquer le fonctionnement du Sénat tant que le gouvernement ne reculait pas sur la réglementation du fonctionnement de l’Assemblée constituante. Autrement dit, tant que le MAS et ses représentants ne changeaient pas la décision selon laquelle les articles de la nouvelle Constitution peuvent être adoptés à la majorité absolue et non pas à celle des deux tiers, selon la règle initiale. Or, la règle de la majorité absolue transforme en fantôme l’opposition de droite dans l’Assemblée constituante, projet institutionnel qui fut proclamé comme la clé de voûte des réformes politiques de Morales.

Le 28 novembre, depuis le siège du gouvernement à La Paz – le Palacio Quemado – Evo Morales déclara: «Quand la démocratie bénéficie à la majorité, et non pas à quelques familles, cela ne plaît pas à la droite ; et elle fait  un coup institutionnel.» Puis, il demanda, avec insistance – sous les yeux de milliers de paysans qui entouraient le Palais – que les sénateurs aillent prendre leur place sur les bancs du Sénat et votent cette loi.

La bataille était d’importance dans «la guerre du latifundio». Celle-là fut gagnée, grâce à la mobilisation des paysans. Ainsi, Juan Canasa, qui venait de la région de Potosi, déclarait à une journaliste: «Mon grand-père à reçu quatre hectares lors de la réforme agraire de 1953 [une réforme qui se produisit dans le cadre d’une révolution], il laissa un hectare pour chacun de ses fils et les petits-enfants n’ont rien reçu ; alors que dans l’Orient chaque vache dispose de 25 hectares. Ce n’est pas juste.»

En effet, dans cette région riche de la Bolivie, 14  familles détiennent 312'966 hectares dans les seuls deux départements du Beni et de Santa Cruz. Une partie de ces terres n’est même pas mise en valeur. Ces familles sont, depuis longtemps, des piliers des divers partis de la droite la plus dure. Aujourd’hui, ce sont ces familles – qui se sont approprié le sol entre 1953 et 1992, en particulier sous les régimes dictatoriaux militaires – qui montent aux barricades contre la réforme agraire et, demain, contre son application.

La seule famille Saavedra Bruno, dans le département de Santa Cruz, détient 17’298 hectares selon les données fournies par l’Institut de la Réforme Agraire. Il en va de même pour la famille Monasterios Nieve, qui contrôle la chaîne de télévision privé Unitel: 36'104 hectares. Dans le Beni, les familles Yanez et Llapiz possèdent, respectivement 54'198 hectares et 24'934.

C’est contre cette forme d’expropriation que les milliers des femmes et d’hommes ont parcouru des centaines de kilomètres, arrivant fourbus et les pieds déchirés à La Paz ; sans même parler d’un accident qui fit quatre morts. Leur détermination ne laissait pas beaucoup de place à une «négociation» à laquelle sont habitués les propriétaires terriens et leurs représentants politiques. C’était une marche pour la réappropriation immédiate et historique de leurs terres.

Evo Morales, dans son allocution, demanda aux grands propriétaires terriens de ne pas faire obstacle à la réforme, sans quoi ils risquaient de devoir affronter la question de leur occupation. En effet, l’affrontement social va porter sur la définition des terres productives ou improductives (non cultivées) qui est un élément important de la réforme agraire décidée. Ainsi, le sénateur Walter Guiteras, membre de PODEMOS, a reconnu qu’il avait le statut de latifundiste. Toutefois, il a immédiatement objecté «qu’il se considérait sous la protection de l’Etat» car ses propriétés dans le Beni (un des fournisseurs de viande pour la Suisse) étaient «toutes productives». Sa famille possède 49'051 hectares et lui, directement, 2'911.

«La guerre du latifundio» est loin d’être gagnée et elle va se mener dans les régions qui représentent le bastion de la droite, l’Orient bolivien. Mais la détermination des populations indigènes de se réapproprier leurs terres historiques n’a jamais été aussi forte. Ce processus est, de la sorte, différent de celui de 1953.

C’est cette dialectique entre, d’une part, le processus «socio-ethnique» et territorial qui marque la Bolivie depuis plusieurs années et, d’autre part, la dynamique oscillante des forces politiques au pouvoir – comme le MAS d’Evo Morales – qu’ignorent les analystes ne connaissant pas la société bolivienne. De là, ils portent des jugements qui se réduisent trop souvent à disséquer les déclarations – certes plus que discutables – du vice-président Alvaro Garcia Linera. En outre, ils manifestent une ignorance du point de départ – sur le plan économique, social et politique – d’un processus de changement structurel dans un pays comme la Bolivie, dont l’insertion territoriale particulière dans le continent représente un obstacle supplémentaire.

Dans l’immédiat, après cette reculade du 28 novembre 2006, la droite va organiser la mobilisation contre le changement du règlement de l’Assemblée constituante et contre l’application de la loi de réforme agraire. Pour l’heure, elle déserte le Sénat afin d’empêcher la ratification des contrats signés avec 12 firmes du secteur des hydrocarbures. Selon la tradition, la droite va menacer d’organiser «une grève civique», c’est-à-dire un sabotage économique.

Elle peut le faire dans l’Orient, mais pas sans opposition forte, comme l’a démontré la mobilisation relativement nouvelle (dans l’histoire bolivienne) de secteurs indigènes de cette région. Par contre, dans l’Occident cela sera très difficile. Lundi 27 novembre 2006, le quotidien de La Paz, La Razon, donnait le résultat d’un sondage de l’institut Apoyo, Opinion y Mercado: dans l’Occident indigène, la gestion du gouvernement d’Evo Morales est soutenue par 67% des personnes interrogées.

Le processus socio-politique en Bolivie a ses traits propres. Il ne peut pas être simplement mesuré à l’aune des déclarations politiques des gouvernants ou en effectuant des comparaisons hâtives et anachroniques avec les années 1950-1980, selon des schémas qui n’ont plus d’arrimage social.


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