Bolivie 

Les nouvelles batailles pour le gaz

Pablo Stefanoni*

Le référendum convoqué par le gouvernement du président Carlos Mesa pour définir le destin du gaz est entré dans la dernière ligne droite. Les discussions sur les moyens de récupérer les ressources naturelles des mains des firmes transnationales intègrent chaque fois plus les différents secteurs sociaux de Bolivie. Et les termes techniques liés à l'exploitation des hydrocarbures font déjà partie du langage quotidien des Boliviens. Beaucoup désirent faire du gaz une ressource qui permette au pays de sortir de son retard historique et de sa pauvreté.

C'est pourquoi, il y a huit mois, indigènes, mineurs et paysans se sont soulevés contre la décision du président de l'époque, l'entrepreneur minier Gonzalo Sánchez de Lozada, d'exporter du gaz aux Etats-Unis et au Mexique par des ports chiliens (le pays qui a gagné la Guerre du Pacifique en 1879 et s'est approprié le littoral maritime  bolivien).

Le principal étendard des mouvements sociaux en octobre 2003 était la nationalisation du gaz et son industrialisation (transformation) en territoire bolivien. La Guerre du gaz a provoqué 80 morts et plus de 400 blessés. Après l'échec de leurs tentatives répressives et de leurs dénonciations de «la subversion étrangère», Sánchez de Lozada (ex-président renversé) et ses principaux ministres ont démissionné. Ils se sont enfuis à Miami - «leur pays», selon les 50 mille manifestants qui demandaient leur démission sur la place San Francisco de La Paz.

L'actuel président Carlos Mesa (historien et entrepreneur de presse) est le produit de la succession constitutionnelle appuyée par la majorité des mouvements politiques et sociaux. Comme vice-président de Sánchez de Lozada, il a refusé d'accepter les massacres par lesquels le gouvernement précédent avait vainement essayé de se maintenir en place, et cette décision lui a offert le capital politique nécessaire pour former un gouvernement.

À quelques heures d'assumer ses fonctions comme nouveau président, Mesa s'est engagé face à des milliers de personnes dans la ville d'El Alto (l'épicentre des protestations) à modifier le modèle néolibéral. Le référendum convoqué pour le 18 juillet cherche à répondre à l'«agenda d'octobre». Sa politique de réformes modérées lui a gagné l'appui additionnel du dirigeant de l'opposition Evo Morales, du Mouvement vers socialisme (MAS), qui est devenu son principal allié politique. Pendant ce temps, d'autres mouvements sociaux et syndicaux accusent Mesa de «poursuivre le modèle néolibéral».

La question du gaz sensibilise à l'extrême les Boliviens les plus écartés du partage de la richesse nationale. Les paysans et les indigènes craignent de nouveau, comme dans le passé, qu'une ressource naturelle abondante soit exploitée sous une forme coloniale en faveur d'intérêts étrangers, comme en témoignent les «cimetières  miniers»  [les mines d'argent et d'étain abandonnées et aussi les «tombes» des mineurs morts ou tués par les régimes répressifs], sans aucun bénéfice pour la majorité du pays. Aujourd'hui même, tandis qu'on discute son exportation, presque personne ne dispose en Bolivie de réseaux de gaz naturel et beaucoup de paysans font leur cuisine et chauffent leurs maisons avec des excréments animaux.

En outre, on n'évoque pas l'histoire des investissements étrangers en Bolivie précisément à cause de leur «contribution» au développement national, sans parler de leur respect pour la souveraineté bolivienne. La Standard Oil nord-américaine a été nationalisée en 1937, après que la preuve eut été faite que pendant la Guerre du Chaco, entre la Bolivie et le Paraguay, elle organisait la contrebande du pétrole vers le pays ennemi en passant par l'Argentine. Et dans la vague nationaliste du début des années 1970, la Gulf a été nationalisée, sous le gouvernement militaire d'Alfredo Ovando Candia [membre de la junte militaire avec Barrientos de 1964 à 1966, puis président en 1969-1970, année de la nationalisation de la Gulf]

Dans l'imaginaire populaire, l'histoire de la Bolivie est l'histoire d'un pillage: argent, guano, salpêtre, étain et maintenant gaz et pétrole. Et ces images ont de nouveau fait irruption à propos de l'exportation du gaz.

Mises en question du référendum

Bien que le référendum soit présenté comme faisant partie de l' «agenda d'octobre», de nombreux secteurs sociaux contestent le contenu des cinq questions du référendum et dénoncent: «Tu votes, mais ne décides pas».

Des dirigeants comme Roberto de la Cruz, de la Centrale ouvrière régionale (COR) d'El Alto, considèrent qu'il s'agit d'un «tramparendum (référendum piège) puisqu'il exclut une question fondamentale de l'agenda des mouvements sociaux: la nationalisation des hydrocarbures.

Bien que par le référendum on consulte la population sur la récupération de la propriété étatique des hydrocarbures (à la sortie du puits), le délégué présidentiel pour la révision de la participation au capital des firmes, Francesco Zaratti, laisse clairement entendre dans un récent entretien paru dans le bimensuel de La Paz El Juguete Rabioso, que la consultation n'entraînera pas l'annulation ni la résiliation des contrats actuels de risque partagé avec les entreprises transnationales, puisque le gouvernement lutte pour la sécurité juridique des investissements. Et comme ces contrats ont une durée de 40 ans, la situation changera peu au cours des prochaines décennies, que ce soit le Oui ou le Non qui gagne au questionnaire officiel (référendum).

Pour Óscar Olivera - qui s'est rendu célèbre par son rôle durant la Guerre de l'Eau à Cochabamba en 2000, quand la transnationale Bechtel a été expulsée -, la récupération de la propriété étatique des hydrocarbures et la «refondation» de l'entreprise étatique YPFB - prévue dans le référendum - est plutôt formelle, puisque sans l'annulation des contrats et la nationalisation des hydrocarbures «elle jouera un rôle limité, car YPFB sera sans capacité de décision ni de contrôle». Il allègue que la Bolivie est «un pays et un État néocolonial «; c'est pourquoi il faut nationaliser non seulement le gaz, mais l'État bolivien lui-même.

Ses déclarations renforcent les dernières révélations selon lesquelles plusieurs fonctionnaires de l'État dans le secteur des hydrocarbures et de l'entreprise étatique YPFB - qui doit contrôler la réalisation des investissements - sont payés sur des fonds versés par les entreprises transnationales elles-mêmes (comme Petrobrás ? Brésil ?, Repsol ? Espagne ?, Shell, Enron, etc.).

Ce qui est toutefois «légal», puisque prévu dans les contrats de risque partagé signés par l'administration Lozada. À quoi s'ajoute le fait que les principaux partis reconnaissent que l'ambassade américaine doit donner son approbation pour la nomination des ministres et d'autres fonctionnaires gouvernementaux.

Entre le boycott et le «trois oui et deux non»

Les secteurs les plus radicalisés comme la Centrale ouvrière bolivienne (COB), dirigée par Jaime Solares, les paysans aymaras de l'Altiplano, groupés dans la Centrale unique de travailleurs paysans de Bolivie (CSUTCB) dirigée par Felipe Quispe, et plusieurs comités de quartier d'El Alto ont appelé à boycotter la consultation à travers l'action directe.

Felipe Quispe, l'un des principaux acteurs de la consolidation du mouvement indigène aymara dans l'Altiplano (qui a passé cinq années en prison pour avoir organisé la «guerre des Communautés» au début des années 90) a appelé à boycotter le référendum avec des mobilisations et des blocages éclairs (pour éviter la répression étatique), y compris en brûlant les urnes ou en empêchant l'ouverture des écoles. Un appel semblable a été lancé par Roberto de la Cruz, de la Centrale ouvrière régionale (COR) d'El Alto, qui a annoncé une campagne «maison par maison» pour conscientiser la population d'El Alto et desserrer «le frein aux mobilisations» mis par le parti d'Evo Morales, qui dirige la Fédération des comités de voisins d'El Alto (FEJUVE).

A l'autre extrémité du pays, les indigènes de l'est - majoritairement guaranis - proposent d'écrire le mot «nationalisation» sur chacune des questions du référendum au moment d'émettre le vote, dans un contexte où les élites dominantes locales de Santa Cruz de la Sierra (une des régions pétrolières) réclament une plus grande autonomie régionale et cherchent à désentraver l'exportation du gaz (chose qui, selon les critiques, sera possible si le oui l'emporte aux deux dernières questions du référendum).

Bien qu'avec des stratégies différentes, tous ces mouvements ont entamé une campagne pour le million de signatures en faveur de la nationalisation des hydrocarbures, une consigne qui, selon une enquête de Radio Erbol, dispose de l'approbation de 80% des Boliviens ; bien qu'avec des avis différents sur ce en quoi consisterait cette mesure. De fait, le gouvernement lui-même indique que sa politique est aussi nationalisatrice, puisqu'elle implique de récupérer le contrôle étatique de la propriété des hydrocarbures et d'en finir avec la libre commercialisation du gaz et du pétrole par les entreprises étrangères.

Pour leur part, les cocaleros (paysans producteurs de coca) du Chapare (dans la région de Cochabamba, et majoritairement influencé par le MAS) et les syndicats de commerçants informels (l'un des plus nombreux de Bolivie) ont appelé leurs adhérents à voter Oui aux trois premières questions (liées la récupération de la propriété à la sortie du puits) et Non aux deux dernières (sur l'exportation et l'utilisation du gaz comme mécanisme de pression pour récupérer une sortie souveraine à la mer, ce qu'ils considèrent comme un chèque en blanc au gouvernement de Carlos Mesa pour exporter du gaz par le Chili et ne pas industrialiser). Cette position dispose d'un certain appui même dans l'Altiplano.

Le MAS est l'un des piliers du référendum et une barrière de contention face aux mouvements radicaux qui prônent la nationalisation. Le discours d'Evo Morales du 3 juillet a appelé ses secteurs militants à s'engager maissivement afin de voter au référendum, qu'il considère comme une conquête d'octobre 2003 et un frein aux pressions de la droite putschiste. Plusieurs analystes politiques soutiennent même que le référendum ne serait pas possible sans l'appui du MAS d'Evo Morales.

Récemment, Morales (qui se trouve dans un processus de «viabilisation» destiné à capter l'appui des secteurs moyens aisés, en vue des présidentielles) s'est prononcé contre la nationalisation des hydrocarbures en des termes similaires à ceux de l'administration Mesa: «J'ai peut-être parlé de nationaliser à l'époque où j'étais dirigeant syndical, dans l'association, quand j'étais dans la protestation et non dans la proposition. Mais nous avons vu qu'il faut être sérieux et que les propositions doivent être viables ; aussi avons-nous conclu qu'il vaut mieux récupérer les hydrocarbures. Les nationaliser impliquerait de payer des milliards de dollars, alors que nous ne pouvons même pas payer le service de la dette externe actuelle».

Les cinq questions proposées par le président Carlos Mesa sont dans les faits une consultation plébiscitaire, puisque son rejet signifierait un dur coup politique porté au Président et son éventuelle démission. «Le référendum est la politique que le gouvernement soumet à l'examen du pays... si je perds, je me verrai obligé de m'en aller», a dit Mesa lors d'un séminaire pour des jeunes. Bien que, pour le moment, le Président dispose d'un vaste soutien dans les sondages et qu'il en déduit que le Oui aux cinq questions obtiendra un pourcentage important des votes  émis, l'un des défis du gouvernement est de garantir la participation massive au référendum et d'imposer l'autorité étatique dans les régions les plus conflictuelles de l'Altiplano.

Une tâche malaisée si nous nous rappelons qu'il y a quelques jours les habitants d'Ayo Ayo (à seulement 80 km de La Paz) ont expulsé la police et les procureurs de l'État pour empêcher qu'on fasse une enquête sur l'enlèvement et le décès du maire Benjamín Altamirano, accusé de corruption par les habitants de la commune. Et ils ont mis sur pied une «police syndicale» et un gouvernement autonome, qui menace de s'étendre à toute la province d'Aroma.

C'est pourquoi le gouvernement a déjà mis à disposition l'intervention des Forces Armées pour garantir la consultation et «utiliser toute la force qui sera nécessaire» pour éviter le boycott. (12 juillet 2003)

*Contribution faite pour le collectif RISAL (Belgique)