Bolivie

Un processus révolutionnaire différent

Hugo Blanco *

Nous publions ci-dessous un article d’Hugo Blanco, un camarade et ami très cher, qui a participé à la «prise du mandat présidentiel» à La Paz (Bolivie), le 22 janvier 2006.

Hugo connaît, par sa vie militante, ce que représente l’histoire douloureuse et tragique des populations indiennes du Pérou et de la Bolivie. On ne peut dès lors que comprendre l’émotion d’Hugo Blanco face à cette «révolution contre l’Etat colonial» et la façon dont il entre en syntonie avec les aspirations de centaines de milliers d’Indiens de Bolivie avec lesquels il peut parler leurs propres langues.

Hugo Blanco ne s’attache pas à décrypter, dans ce bref article, des phrases ou des parties de discours d’Evo Morales. Et encore moins les longues déclarations ou les entretiens du penseur vice-président Alvaro Garcia Linera, dont la perspective tracée est bien loin d’une révolution et plus près dans l’orientation proclamée «de la création d’un capitalisme andin pour les 50 ans à venir».

Hugo Blanco aborde, sous un tout autre angle, le processus en cours que ne le fait, de façon sectaire et superficielle, l’Américain James Petras. Certes, Petras peut mettre le doigt sur de véritables questions et interrogations. Nous aurons l’occasion de les développer dans une longue étude qui sera publiée sur ce site, mais qui est destinée à une revue latino-américaine.

Hugo Blanco met en relief ­­– parmi les 16 ministres nommés dont 4 femmes – la ministre de la Justice [1] et le ministre du Travail [2].

A ces 16 ministres, Evo Morales s’est adressé ainsi: «Disposer d’une autorité revient à servir le peuple et non pas à vivre du peuple […]. Moi-même, je ne voulais pas entrer en politique, parce que les politiques, les gens les voient comme des voleurs, comme des malfaiteurs. Nous avons comme tâche de rendre sa dignité à la politique.»

Pour saisir le climat ambiant des débats politiques – fait sur lequel Hugo Blanco insiste – on peut noter  que cinq ministres ont été immédiatement mis en question, en public, par divers représentants des secteurs sociaux en lutte. Celui qui a été le plus attaqué est le ministre des Mines et de la Métallurgie: Walter Villarroel Morochi. En effet, Villarroel est considéré comme un de ceux qui ont participé à la destruction de la COMIBOL (Corporacion Minera de Bolivia) ; symbole de l’étatisation des mines après la «révolution de 1952», mais aussi symbole de la manière dont les occupants du pouvoir peuvent extraire privativement de la richesse, avec plus de facilité que les mineurs extrayaient de l’étain.

Plus gravement, Villarroel a été favorable à une des opérations les plus importantes – en dehors de la question de la gestion des hydrocarbures – de l’avenir économique de la Bolivie. Il s’agit de l’appel d’offres pour l’un des plus grands gisements de fer et de manganèse du monde – la proximité des deux gisements est décisive pour fabriquer des aciers spéciaux –, le gisement de El Mutun. De très nombreuses transnationales, y compris chinoises, sont intéressées à l’exploitation combinée de ces deux gisements. Les accords qui seront passés représentent un des points clés pour le contrôle effectif des ressources de ce pays, pour les décennies à venir.

Le ministre de la Défense, Walker San Miguel Rodriguez, un avocat, a participé à des opérations peu claires concernant la réorganisation-vente de la compagnie aérienne Lloyd Aero Boliviano (LAB). L’association des pilotes de la LAB a déposé une plainte pour détecter les irrégularités dans le transfert de propriété de la LAB.

Le ministre de l’Education, Felix Patzi Paco, n’est pas accepté par la Confédération des instituteurs, une Confédération qui a mené de très nombreuses luttes au cours des années 1990 et qui a un grand rôle dans l’encadrement populaire.

Un conflit existe de même autour de la nomination du ministre de l’Eau: Abel Mamani. Il est issu de la Fédération des juntes de quartiers d’El Alto (FEJUVE). Le conflit entre un secteur important des combattants populaires d’El Alto et Evo Morales est une donnée publique. Mamani est accusé d’avoir utilisé la FEJUVE pour ses visées personnelles. Ce constat d’utilisation d’appareils syndicaux ou associatifs par des politiciens, pour leurs carrières, ne se limite certes pas à la Bolivie !

La nomination du millionnaire Salvador Ric Riera au poste de ministre des Infrastructures publiques, un lieu de corruption par excellence, a suscité les objections de divers syndicats et organisations sociales de Santa Cruz, ville dont est originaire le flamboyant ministre. Et où la droite bolivienne dispose de ses plus solides assises.

L’avenir du processus révolutionnaire va dépendre non seulement des mobilisations, de la capacité à construire la difficile passerelle vers un changement radical, mais aussi des interventions politico-économiques extérieures. Parmi elles, on ne peut se limiter aux Etats-Unis et à l’emblématique et impressionnante ambassade qui frappe la vue de tout un chacun qui a marché dans La Paz. L’intervention neuroleptique des institutions politico-économiques brésiliennes n’est pas assez soulignée par les «analystes» critiques. Petrobras et le gouvernement Lula vont opérer des transactions économico-politiques. Le pouvoir brésilien peut être un acteur de premier ordre pour ce qui a trait à l’extraction, à la gestion et au transport du gaz. Sans même mentionner la dimension de présence militaire dans la région amazonienne (qui s’effectue en collaboration avec les Etats-Unis), présence dont l’armée brésilienne est un pilier.  

Or, le contrôle et la propriété des ressources en hydrocarbures (pétrole et surtout gaz) structurent la mobilisation populaire, au moins depuis 2003, car ces revendications renvoient à une réappropriation de la terre dont les peuples indigènes ont été expropriés depuis 500 ans.

Nestor Kirchner, le président argentin, fera (et fait) front unique avec Lula. En outre, il est loin d’être certain que Fidel Castro ne rejoigne pas, de fait, la politique des deux présidents «de gauche» – selon divers médias – susmentionnés.

A tout cela s’ajoute la situation sociale et économique très difficile que traverse la Bolivie après deux décennies de contre-réformes néolibérales. C’est donc un processus qui est en cours. C’est une étape historique qui s’ouvre pour les Indiens de Bolivie. Ces derniers ne se réduisent pas aux Aymaras et Quechuas. Parmi eux les tensions liées à l’histoire sont nombreuses. Dans ce sens, l’Assemblée constituante, qui s’établira en août 2006, est de première importance. Hugo Blanco le met en relief, à juste titre. Même si les analogies qu’il fait avec le calendrier de la révolution russe révèlent les restes d’une assez brève éducation argentino-trotskiste qu’Hugo a eu la chance – et le malheur – de connaître.

Ce qui se passe et va se passer en Bolivie mérite une grande attention et devrait, au moins, susciter quelques réserves raisonnées avant d’asséner des «condamnations» eurocentristes. La Bolivie n’est pas le Brésil, elle n’est pas l’Argentine... C’est élémentaire. Mais l’élémentaire n’est pas toujours ce qui est le plus aisé à comprendre pour ceux qui craignent l’incertitude, et donc la réflexion. C.-A. Udry.

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J’étais en Bolivie lorsque le mandat présidentiel a été transmis à Evo Morales. J’étais invité par le camarade Evo.

Une ambiance de processus révolutionnaire flottait dans l’air et traversait ce peuple. On le percevait dans le nombre de personnes réunies et la ferveur révolutionnaire des gens à l’occasion des grands rassemblements. On le sentait à l’occasion des discours combatifs d’Evo, qui fit référence au Che et à la phrase de Marcos [dirigeant du mouvement zapatiste indien au Mexique]: «commander en obéissant». Evo a parlé clairement contre le néolibéralisme. Cette ambiance se retrouve aussi dans le fait que le ministère de la Justice [1] est occupé par une servante qui a souffert des abus physiques, psychologiques et sexuels qui sont de l’ordre de la «coutume» dans nos pays. Elle se perçoit dans le fait que le ministère du Travail [2] soit occupé par un syndicaliste, elle s’exprime dans le fait qu’une grande quantité de généraux ont été démis, etc.

Ici, je veux me concentrer seulement sur aspect: le type de révolution.

Evidemment, nous respectons beaucoup la révolution cubaine et son principal instrument, l’armée de guérilla [Hugo Blanco fait référence ici à la révolution de 1959]. Nous respectons de même beaucoup le processus vénézuélien. Un officier [Hugo Chavez] qui a fait un coup d’Etat contre un gouvernement corrompu et qui, par la suite, a gagné face aux partis bourgeois lors des élections, face à ces partis qui avaient dégoûté les gens.

Nous reconnaissons que ce qu’ils ont fait [les deux] est bien et que c’était le chemin correct à suivre.

Le processus révolutionnaire bolivien est complètement différent. C’est une montée des luttes populaires progressives et combatives, sans une organisation centralisée. Une partie des combattants a décidé de s’organiser pour conduire la lutte sur le terrain de l’ennemi: les élections. Cette fraction d’entre eux a construit un parti: Instrument Politique pour la souveraineté des peuples [indigènes, IPSP]. Comme le pouvoir a placé des pièges légaux contre l’inscription de ce parti [Hugo Blanco fait référence aux oppositions légales faites à la création du parti dont E. Morales deviendra la figure publique], cette fraction a décidé d’entrer dans une organisation qui avait un statut légal: le MAS. C’est pour cette raison qu’aujourd’hui on fait référence au MAS-IPSP.

Dans le mouvement révolutionnaire bolivien, y compris dans le MAS, il y a une grande diversité de points de vue. C’est de façon toute naturelle que les gens manifestent des désaccords avec Evo. Mais il n’y a pas d’expulsion, comme dans le PT du Brésil. Evo affirme: «Je peux me tromper, mais je ne trahirai pas». Il ajoute: «Si je m’arrête, poussez-moi !»

Cuba et le Venezuela ont chacun leur commandant. La Bolivie, non. Evo parle de manière systématique de la refondation de la Bolivie. Il mentionne que lors de la première fondation de la Bolivie», les populations indigènes en ont été exclues [1825: l’indépendance est proclamée à Chuquisaca. Le terme Bolivie est utilisé en l’honneur de Simon Bolivar. Sucre sera le premier vice-président. La Paz deviendra la capitale en 1899 suite à la «révolution libérale].

Dans cette refondation, ces populations seront présentes. Mais pas seulement elles, sera présent aussi tout le peuple bolivien.

Evo réaffirme que le 6 août 2006 sera mis en place l’Assemblée constituante. Cette Assemblée représente le grand désir ardent du peuple bolivien. Tous sont conscients que ce qu’ils ne veulent pas c’est d’une Constituante composée de partis traditionnels comme l’ont été tant d’autres. Ils savent, avec clarté, que cela doit être une Assemblée constituante qui réunisse les représentants des peuples indigènes de tous les secteurs populaires de la Bolivie. Déjà on discute des objectifs que devra approuver cette Constituante. Les gens voient dans le gouvernement d’Evo une garantie de réalisation de cette Assemblée. Si l’on veut faire une comparaison avec la révolution russe, ce serait en quelque sorte le Congrès des soviets.

Nous espérons que l’absence du «parti révolutionnaire» soit un avantage et non pas un désavantage. L’histoire nous le dira. Nous ne voulons pas faire de théories à ce propos. Je voudrais simplement indiquer que nous sommes [par analogie] au mois de «février russe» [allusion à la révolution de février 1917] et que le 6 août sera «l’octobre». Bien que, depuis février, tout le monde – la base comme les directions – espère qu’en octobre il ne faudra renverser personne.

Le processus en cours au Pérou a des analogies avec celui de la Bolivie, certes sous une forme embryonnaire. On y voit bourgeonner des révoltes victorieuses des mouvements sociaux qui ne se trouvent sous l’emprise d’aucune direction d’aucun parti. Le processus bolivien aura une grande influence dans notre pays [le Pérou]. C’est notre obligation de le faire connaître. 27 janvier 2006.


1. La ministre de la Justice se nomme Casimira Rodriguez Romero. Elle a connu les pires conditions de domesticité à l’âge de 13 ans. Depuis 1992, confortée par une foi religieuse, elle s’est engagée dans la création de la Fédération des travailleuses domestiques. Après dix ans, en 2002, une loi a été passée par le parlement pour assurer une protection minimum de ces travailleuses. [NdT]

2. Le ministre du Travail se nomme Santiago Alex Galvez Mamani. C’est un dirigeant syndical du secteur manufacturier. Lors de sa nomination, il a affirmé: «j’assume ce défi avec beaucoup de responsabilités, d’autant plus que le destin du pays ne réside pas seulement dans les mains des dignitaires de l’Etat, sinon dans celles de chaque travailleur». [NdT]

* Hugo Blanco est un des dirigeants historiques de la gauche révolutionnaire au Pérou. Il a participé au mouvement d’autodéfense armée des paysans dans la région de Cuzco et fut emprisonné, dans des conditions très dures, de nombreuses années durant les années 1960. Il sera, de retour d’exil, élu comme sénateur, début des années 1980. Il sera «exilé» par Fujimori. Au cours de nombreuses années, il sera l’un des dirigeants paysans les plus reconnus des populations indiennes du Pérou.


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