Economie politique La réforme Alain Bihr * «La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner sans cesse les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c'est-à-dire l'ensemble des rapports sociaux. Le maintien sans changement de l'ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cetteinsécurité perpétuelles distinguent l'époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions antiques et vénérables, se dissolvent ; ceux qui les remplacent vieillissent avant d'avoir pu s'ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s'en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d'envisager leurs conditions d'existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés.»[1] Dans ce célèbre passage du Manifeste du parti communiste, Marx et Engels soulignent une des caractéristiques majeures du mode capitaliste de production, qui le distingue fortement des précédents: il ne peut se reproduire sans se transformer en permanence ; le maintien de ses rapports constitutifs fondamentaux passe par l’ébranlement continuel de tout l’édifice social qui en résulte. Les raisons de cette instabilité permanente et généralisée ne sont pas indiquées ici par Marx et Engels. Ils s’en sont cependant expliqués par ailleurs; et elles se laissent au demeurant aisément deviner. Il s’agit, d’une part, de la lutte des classes qui oppose le capital au travail salarié et dont l’enjeu est l’extorsion par le premier au second du maximum de surtravail sous forme de plus-value. A quoi se surajoute, d’autre part, la lutte entre les différentes fractions de la bourgeoisie, comme entre les capitalistes individuels (la concurrence intercapitaliste), dont l’enjeu est la répartition entre eux de ce butin collectif. C’est notamment la résistance opposée par les travailleurs à leur exploitation (leurs luttes pour réduire la durée et l’intensité du travail et pour augmenter leur niveau de vie) qui a constamment obligé les capitalistes à bouleverser la base technique et sociale des procès de production et, par suite, de proche en proche, tout l’édifice social. Il faut avoir présent à l’esprit cet arrière-plan si l’on veut comprendre les raisons des transformations qui ont affecté le sens de ce mot aujourd’hui galvaudé par le néolibéralisme, comme tant d’autres: la réforme. Car on saisit immédiatement, d’une part, que la réforme est le mode de permanence propre au capitalisme ; mais aussi, d’autre part, que le contenu et l’orientation dominante des réformes dont se nourrit la reproduction du capital dépendent fondamentalement du rapport de forces entre capital et travail salarié. Réforme et révolution Au tournant du XXe siècle, au sein des organisations politiques fédérées au sein de la IIe internationale social-démocrate (au sens que ce terme possède à l’époque) s’est déroulé un vif débat opposant réformistes (alors qualifiés encore de «révisionnistes») et révolutionnaires. Selon les premiers, le socialisme pouvait se construire progressivement, au sein même du capitalisme, à travers un certain nombre de réformes plus ou moins radicales (appelées par la suite «réformes de structure»), telles que la nationalisation des grands groupes industriels et financiers, la municipalisation du sol (pour mettre fin à la spéculation foncière), l’encadrement du crédit, la réglementation du rapport salarial par les conventions collectives et la législation du travail, l’institution d’un appareil public de protection sociale, etc. Pour les seconds, au contraire, seule une rupture révolutionnaire, impliquant notamment l’expropriation de la bourgeoisie et des propriétaires fonciers ainsi que la réappropriation par les travailleurs des moyens sociaux de production, le tout dans le cadre d’une dictature du prolétariat, pouvait engager la société sur la voie du socialisme. Après 1914 (l’éclatement de la Première Guerre mondiale) et surtout après 1917 (la révolution en Russie, la prise du pouvoir par les bolcheviques et l’établissement du soi-disant régime soviétique), le débat a continué à opposer social-démocrates réformistes, partisans de la recherche de formules de compromis entre grand capital et mouvement ouvrier organisé, et léninistes (de toutes obédiences) partisans de la construction de régimes dont l’URSS représentaient, peu ou prou, le modèle. Les premiers ont fini par l’emporter sur les seconds lorsque, à partir des années 1930, dans un contexte de dépression économique profonde, de faillite idéologique du libéralisme classique et d’affrontements entre démocraties parlementaires et régimes fascistes, les luttes de classes ont abouti, dans l’ensemble des Etats capitalistes développés, au compromis fordiste [2.]. Pour prix de son renoncement à la lutte révolutionnaire, le prolétariat européen et nord-américain se voyait garantir le plein emploi, la réduction de son temps de travail, la croissance de son pouvoir d’achat et l’annexion à une consommation marchande sans cesse étendue, une socialisation de la protection sociale de l’enfance, de la maladie, de l’infirmité, de la vieillesse, etc. La réforme devenait ainsi synonyme de conquêtes par les travailleurs d’acquis sociaux, par le biais de leurs organisations syndicales et leurs représentants politiques social-démocrates, même si ces derniers pouvaient quelquefois (notamment en France) continuer à développer une idéologie et une phraséologie révolutionnaire, promettant la «rupture avec le capitalisme» à la première occasion qui leur serait donnée d’exercer le pouvoir d’Etat. Bref, qu’elle ait été conçue comme une fin en soi, devant garantir l’amélioration continue des conditions d’existence des travailleurs dans le cadre désormais intangible du capitalisme ou qu’elle ait été conçue comme autant d’acquis destinés à faire évoluer le rapport de forces en faveur de travailleurs, jusqu’à rendre l’indispensable rupture révolutionnaire possible, la réforme était conçue par les frères ennemis du mouvement ouvrier comme quelque chose d’éminemment positif. Evaluation en définitive partagée par la partie la plus éclairée de la grande bourgeoisie, comprenant que ces réformes social-démocrates allaient, en définitive, en dépit des apparences, dans le sens de ses intérêts les plus fondamentaux, en assurant la perpétuation des conditions de sa domination, non seulement sur les travailleurs mais sur les autres fractions ou couches de la classe dominante, tout comme sur les autres classes possédantes. En somme, sous la dénomination vague de «progrès social», la réforme faisait consensus entre la quasi totalité des forces sociales en présence. Réforme et contre-révolution C’est sans doute ce qui a incité cette même fraction hégémonique de la classe dominante (le grand capital) à se saisir de ce terme pour masquer le sens réel des transformations socio-économiques qu’elle a entreprises, à partir de la fin des années 1970, dans un contexte historique très différent. Contexte caractérisé, d’une part, par une nouvelle et très profonde crise économique mondiale du capitalisme, dans laquelle celui-ci est entré à partir du début des années 1970 et dont il n’est toujours pas sorti ; d’autre part, par une rapide transnationalisation du capital, destinée sinon à résoudre cette crise, du moins à s’y adapter autant que possible, en en faisant payer le prix aux travailleurs, non seulement dans les Etats capitalistes développés, mais sur toute la planète. Pareille transnationalisation passe par la destruction, tantôt rapide et brutale, tantôt lente et progressive, de bon nombre des acquis de la période antérieure, autrement dit des réformes entreprises et conduites dans le cadre du compromis fordiste. Qu’il s’agisse de démanteler la réglementation légale et conventionnelle du rapport salarial, de manière à flexibiliser et précariser toujours davantage les formes et les conditions d’emploi aussi bien que de rémunération salariale ; ou de démanteler les systèmes socialisés de protection sociale face à la maladie (assurance maladie) ou face à la vieillesse (l’assurance vieillesse) pour leur substituer des formes d’assurance privée, sans doute fructueuses pour le capital financier mais désastreuses pour tous ceux qui ne peuvent pas se les payer et même éventuellement pour ceux qui peuvent se les payer (quand les capitaux financiers en questions font faillite); ou qu’il s’agisse encore de soumettre de la manière la plus directe le système de formation initiale et continue aux impératifs étroits du capital, en le transformant lui-même en une branche de la production capitaliste. Toutes ces «réformes», d’inspiration néo-libérale, constituent désormais l’agenda de la quasi totalité des gouvernements de la planète. Evidemment impopulaires, puisque destinées à liquider bon nombre des acquis antérieurs des travailleurs, elles ne peuvent pas se justifier seulement par la soi-disant nécessité qui présideraient à leur introduction ; par exemple par les contraintes de la mondialisation. Pour se légitimer, il leur faut encore convaincre les présentes et futures victimes de ce qu’elles préparent des lendemains qui chantent, que le marché universel, non seulement mondial en ce qu’il couvre la planète entière mais encore en ce qu’il englobe toutes les sphères de l’existence humaine et de la réalité naturelle, sera un nouveau paradis sur Terre. Et c’est bien à cette fin que les politiques néo-libérales se parent des oripeaux de la réforme. Le plus singulier dans cette affaire est sans doute que les derniers à participer à ce marché de dupes ne sont pas les héritiers de la tradition réformiste, les ci-devant dirigeants politiques et syndicaux social-démocrates. Parler de réformes à propos d’une entreprise fondamentalement réactionnaire (au sens propre du terme, les politiques néo-libérales visent par certains de leurs aspects à ramener le salariat à un état historique antérieur aux réformes social-démocrates) voire contre-révolutionnaire (en tant qu’elles visent à écraser le mouvement ouvrier, à priver les travailleurs de toute autonomie d’action, d’organisation et de pensée) n’est sans doute pas une opération idéologique trop difficile pour des partis et des hommes politiques de droite, dont l’adhésion à la thématique réformiste n’a été, pendant la période antérieure, qu’opportuniste. Mais la chose est autrement délicate pour des organisations, syndicales et politiques, de gauche qui ont fondé toute leur identité historique sur cette même thématique. Continuer à se proclamer social-démocrate et à faire croire que l’on assume l’héritage historique de la social-démocratie comme le font en France Hollande, Strauss-Kahn ou Fabius, en Allemagne Schröder, en Grande-Bretagne Blair, alors que leurs politiques détruisent méthodiquement les acquis du réformisme social-démocrate, c’est évidemment autrement difficile et en définitive casse-gueule. Car ces «réformistes» néo-libéraux qu’ils sont devenus, qui travaillent désormais à défaire ce que leurs ancêtres proclamés ont construit, scient manifestement la branche sur laquelle ils persistent à vouloir s’asseoir. * Sous la rubrique «La novlangue du néo-libéralisme», A contre courant (ACC), se propose de passer régulièrement au filtre de la critique les mots clefs de cette langue qui enseigne la soumission volontaire au monde actuel, en le faisant passer pour le meilleur des mondes ou, du moins, le seul monde possible. En espérant ainsi permettre à tous ceux qui subissent ce monde et éprouver comme une prison de se (ré)approprier un langage adéquat à leurs propres intérêts et au combat pour s’en libérer. Nous avons déjà publié sur le site de A l’encontre deux textes d’Alain Bihr sur la «novlangue du n& |
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