Débat

Confrontation des hypothèses d’une théorie
de l’action collective pragmatiste à des cas empiriques

Irène Pereira *

Il s’agit pour nous dans cette étude de confronter les hypothèses et les concepts de la théorie de l’action collective de Dewey[1] à plusieurs exemples d’action collective auxquels nous avons participé.

Les observations sociologiques que nous avons faites sur des actions collectives ont eu lieu soit avec Alternative libertaire, soit avec Sud Culture. Cela nous a permis d’observer des différents types de mobilisations. En effet, l’observation d’une section syndicale, nous permet d’aborder les mobilisations à un niveau micro-sociologique.

Au contraire, l’investissement dans une organisation politique permet de les aborder à un niveau macro-sociologique. En effet, vivre, par exemple, la mobilisation anti-CPE (Contrat de première embauche) du point de vue de sa section syndicale d’entreprise ou du point de vue d’une organisation qui réunit des étudiants et des salariés de divers secteurs conduit à avoir deux points de vue différents sur une même mobilisation.

Par ailleurs, le fait d’être dans une organisation politique conduit à s’investir davantage sur des mobilisations qui ont lieu en dehors du cadre du travail.

Nous avons suivi, en situation d’observation participante, pour l’instant trois actions collectives: deux dans un cadre syndical et une dans un cadre politique. Sur les deux actions collectives syndicales que nous avons suivies, nous ne nous appuierons, pour cette étude, que sur l’une dans d’entre elles[2]. Cette action collective concerne l’augmentation de la quotité de travail de contractuels. L’action collective suivie dans un cadre politique concerne la mobilisation autour de la revendication pour une loi-cadre contre les violences faites aux femmes.

Outre ces deux actions collectives, que nous avons suivies en tant que sociologue et que militante, nous nous appuierons sur deux autres actions collectives que nous avons suivies en 2006 en tant que militante. La première concerne le mouvement autour du retrait du CPE. Nous avons suivi ce mouvement à la fois en tant que militante syndicale et que militante politique. La seconde concerne une action collective locale autour d’un licenciement collectif que nous avons suivi en tant que militante politique.

L’hypothèse que nous allons chercher à tester et à affiner dans cette étude consiste à considérer que la théorie de l’action collective de Dewey nous permettrait de rendre compte, de manière relativement adéquate, de la construction des mobilisations collectives dans le cadre des deux organisations étudiées. Cette hypothèse s’appuie sur une hypothèse plus générale selon laquelle les pratiques militantes contemporaines, inspirées du syndicalisme révolutionnaire, peuvent être analysées à partir d’une grammaire philosophique pragmatiste.

Une situation indéterminée

La théorie de l’action collective de Dewey part de la notion de situation. La situation est, pour Dewey, «le tout contextuel [3]» dans lequel se déroule l’expérience. Nous avons vu que la situation à partir de laquelle se déclenche l’action collective est une «situation indéterminée». La situation indéterminée est une situation problématique et qui, de ce fait, exacerbe les dualismes sociaux. Nous allons donc décrire rapidement les situations qui ont déclenchées les actions collectives étudiées, sans analyser pour l’instant leur caractère problématique.

La mobilisation anti-CPE trouve son événement déclencheur dans l’annonce par le gouvernement De Villepin de la mise en place d’un nouveau contrat de travail réservé au moins de 26 ans. Ce nouveau contrat prévoit une période d’essai de trois ans.

En ce qui concerne l’action de soutien à un mouvement de lutte contre un plan de licenciement, cette action collective trouve son événement déclencheur dans l’annonce d’un plan de licenciement dans une entreprise qui fait d’importants bénéfices, mais qui choisit de délocaliser sa production dans un pays où elle paye moins d’impôts.

Donc nous constatons que dans ces deux cas, la situation de l’action collective naît à la suite d’un événement. Dans les deux cas, il s’agit d’une annonce: dans un cas de la mise en place d’un nouveau type de contrat de travail et dans l’autre d’un plan de licenciement.

Dans les deux autres actions collectives, la situation n’est pas événementielle, mais au contraire elle dure dans le temps.

Pour ce qui relève de la mobilisation autour d’une «loi-cadre contre les violences faites aux femmes», la situation qui perdure est celle des violences que subissent les femmes. En particulier, un chiffre revient régulièrement, c’est celui du nombre de femmes qui décèdent en France du fait de violences physiques subies: «En France, une femme meurt tous les quatre jours sous les coups de son compagnon.»

Dans le cas de l’augmentation de la quotité de travail des contractuels, la situation qui va être jugée problématique par les participants au mouvement de lutte dure depuis au moins trois ans. Cela depuis que les contrats proposés aux contractuels à temps incomplet du week-end ne sont plus des contrats à 50%, mais à 40%. Cette situation est une conséquence, dans l’établissement administratif public dans lequel se situe la section syndicale à laquelle nous participons, des accords sur la réduction du temps de travail.

Voici donc décrites en quelques lignes les situations qui vont être jugées problématiques par les participants à ces actions collectives. Nous allons donc maintenant étudier quels problèmes soulèvent ces situations.

Soulever un problème

Dewey montre que la situation qui déclenche l’enquête, en l’occurrence en ce qui nous concerne une action collective, pose un problème. Nous allons donc tout d’abord nous demander à qui cette situation pose un problème avant d’étudier les problèmes qui sont posés.

Les minorités actives

A l’origine de l’action collective, ceux qui soulèvent le problème pour le transformer en une action collective plus large sont une minorité. Pour les désigner, nous utiliserons l’expression de minorité active[4]. Les minorités actives sont constituées, dans les cas que nous avons étudiés, de personnes disposant soit de ressources militantes, soit de ressources incorporées.

Dans le cas du CPE, la première fois où j’entends parler d’un début de mobilisation anti-CPE, c’est à une réunion de mon groupe à AL (Alternative libertaire). Un militant étudiant fait état d’une réunion entre différents représentants d’organisations de jeunesse. Il prédit, d’ailleurs, qu’il risque d’y avoir véritablement un mouvement important au vu du degré de mobilisation dont semble faire preuve les organisations les plus institutionnelles: MJS (Mouvement de la jeunesse socialiste et UNEF (syndicat étudiant). Cet exemple fait apparaître deux éléments. Concernant la mobilisation anti-CPE, les minorités actives à l’origine du mouvement sont des individus disposant de ressources militantes. Ces ressources militantes leur permettent d’être au courant de l’existence d’un projet concernant un nouveau contrat de travail visant les jeunes travailleurs et d’en connaître aussi le contenu.

Pour ce qui a trait à la lutte contre le plan de licenciement, nous n’avons pas suivi la lutte syndicale en tant que telle, mais la tentative de constituer un mouvement de soutien aux salariés. Un autre point doit être précisé, c’est qu’il s’agit d’une action collective qui a échouée.

Il nous paraissait important aussi d’inclure une action collective qui échoue, car toutes les tentatives de constituer des actions collectives ne réussissent pas. Il s’agit donc, dans ce cas, de l’examen de la tentative, par une minorité active, de constituer une action collective. Comment est née cette tentative ? Le groupe local d’AL auquel je participe désire s’investir dans le soutien à des luttes locales. Nous apprenons par le biais d’un article paru dans un blog d’informations alternatives que des salariés sont en train de mener une grève dans notre secteur géographique d’implantation. Nous prenons contact avec eux par le biais d’internet. Nous leur disons que nous désirons faire partie de leur comité de soutien. Il se trouve que ces grévistes souffrent, malgré leurs efforts en ce sens, du manque de médiatisation de leur lutte. Ils nous demandent de les aider à agir en ce sens.

Dans le cadre de la loi-cadre, il s’agit aussi d’une mobilisation qui part d’un collectif militant: le CNDF. Ce collectif a pour vocation de défendre les droits des femmes et de relancer une dynamique unitaire et un mouvement féministe. La revendication d’une loi-cadre devient la revendication phare de ce collectif qui a pour fonction de créer et d’entretenir cette dynamique de lutte unitaire.

Enfin, le cas de la mobilisation autour de l’augmentation de la quotité de travail nous permet de suivre à un niveau microsociologique plus fin le déclenchement d’une mobilisation. Une femme contractuelle d’une cinquantaine d’années et d’origine étrangère me demande, en tant que représentante syndicale, comment il est possible d’être titularisé ou de travailler plus. Je lui dis qu’il n’est pas possible d’être titularisée dans l’état actuel de la situation, aucun concours n’étant prévu. Elle insiste. Je lui réponds qu’il existe un moyen de travailler plus qui serait l’augmentation de la quotité de travail prévue par son contrat. Le type de contrat sur lequel elle est engagée peut aller jusqu’à 70%. Elle me demande alors d’agir dans ce sens. Je lui propose d’aller voir d’autres contractuels et de leur demander s’ils ont la même revendication. Pour ma part, je ne suis pas très optimiste sur la suite de cette mobilisation. Mais à mon étonnement, certains contractuels sont motivés par cette revendication et vont aider les militants de Sud culture à mobiliser autour de cette revendication. La contractuelle qui déclenche la mobilisation, si elle reste très motivée elle-même par cette revendication, va avoir un rôle limité dans l’élargissement de cette mobilisation. Cela tient à ses ressources limitées: peu à l’aise avec la langue française et l’écrivant difficilement, elle éprouve des difficultés pour prendre en main une mobilisation. Parmi les contractuels, trois en particulier, ne disposant pas de ressources militantes, vont apparaître rapidement, aux yeux des autres, comme les leaders non-syndiqués du mouvement. Cela s’explique à la fois par leur motivation, mais aussi par leur capacité à prendre la parole en public. La maîtrise du discours en particulier oral apparaît donc comme une autre ressource importante[5].

Nous avons donc vu que l’action collective supposait des minorités actives dotées de ressources. Ces ressources peuvent être des ressources militantes, mais elles peuvent être, aussi en dehors des ressources militantes, des ressources incorporées, comme la capacité à prendre la parole. Les militants possèdent, pour leur part, en outre, des ressources matérielles et des ressources relationnelles.

Le problème

Mais si ces minorités actives essaient de mettre en place une action collective, c’est que la situation constitue pour elles un problème. Nous allons donc examiner comment et quel a été le problème soulevé par chaque situation que nous avons décrite.

Pour la minorité active qui s’oppose au CPE, dont font partie les étudiants militants à AL – qui sont parmi les premiers étudiants mobilisés sur leurs universités contre le CPE – il n’est pas normal qu’un jeune salarié ne puisse bénéficier, durant trois ans, des mêmes garanties que celles que confère le CDI (Contrat à durée indéterminée).

Le problème qui est donc soulevé est donc de savoir si les conditions d’existences des salariés doivent être soumises aux exigences de profit des entreprises. Ce problème apparaît, par exemple, dans les arguments qui vont être utilisés par les militants durant le mouvement: «avec une période d’essai de trois ans, il ne sera pas possible de louer un logement.»

A l’inverse, les tenants du CPE n’auront de cesse de répéter que les entreprises n’accepteront d’embaucher que si l’Etat leur garantit une certaine flexibilité. En constituant une action collective pour s’opposer à la mise en place du CPE, c’est ce problème que ces minorités actives portent dans l’espace public.

Les salariés, qui s’opposent au plan de licenciement de leurs entreprises qui fait des profits, entendent eux aussi soulever un problème. Ils en sont d’ailleurs conscients puisqu’à la première réunion de leur comité de soutien (et d’ailleurs dernière réunion pour des raisons liées à des divergences entre les grévistes et certains représentants des organisations du comité), ils soulèvent la question des licenciements, non pas boursiers, mais fiscaux. Certains d’entre eux ont visiblement en tête la grammaire critique d’organisations anti-libérales comme ATTAC. Le problème qu’ils désirent soulever, en médiatisant leur situation, est celui de savoir là aussi si les conditions d’existence des individus doivent être soumises aux impératifs de profits des entreprises.

En ce qui concerne, la question du temps de travail des contractuels ce qui est considéré comme posant problème est le fait de devoir «vivre» avec 580 euros par mois. Ceux qui participent à la mobilisation sont liés par un intérêt direct. Ils affirment leurs difficultés personnelles à vivre avec un tel salaire. Ainsi un étudiant, lors d’une assemblée générale, affirme qu’il est encore obligé de vivre chez ses parents à 26 ans, car son salaire ne lui permet pas de louer un logement indépendant. Lors de montées en généralité, l’affirmation qui revient n’est pas uniquement le caractère personnellement difficile de cette situation, mais son caractère anormal à un niveau général: «on ne peut pas vivre correctement avec 40% d’un salaire d’agent de la fonction publique.»

Il y a une dénonciation d’une situation qui apparaît comme injuste, car invivable. Le problème qui est donc posé met là aussi en balance les conditions d’existence des individus avec les intérêts de l’entreprise qui les emploient. A cette différence que dans le cas d’une administration, qui n’a pas pour fonction de dégager du profit, c’est les intérêts organisationnels de l’administration qui les emplois qui sont interrogés. Là aussi, les modes d’organisation du travail, liées à des contraintes budgétaires, sont-elles supérieures aux exigences des individus concernant leurs conditions d’existence ?

Pour ce qui a trait à la loi cadre, le problème qui soulevé est d’une autre nature. Ce qui suscite l’indignation, ce sont les violences diverses, en particulier physiques, que subissent les femmes. La dénonciation naît d’une tension entre une égalité formelle devant la loi et une réalité dans laquelle les femmes continuent à subir des oppressions particulières. Le problème qui est donc posé dans l’espace public, entre autres par le biais de l’organisation de manifestations, est celui de savoir s’il est normal qu’un groupe social, du fait de son identité sexuelle, puisse être l’objet de violences ?

Nous constatons donc que les quatre actions collectives que nous avons étudiées amènent à soulever des problèmes concernant l’organisation de la société telle qu’elle est. Ces actions collectives portent en elles une critique implicite de la société et une théorie implicite de la justice. Une société juste est une société dans laquelle l’organisation sociale accorde une valeur supérieure aux individus sur les impératifs économiques, où aucun groupe social, comme par exemple les femmes, ne subit de situations d’oppression. Nous constatons que souvent l’action collective tente d’amener ces problèmes dans l’espace public.

Elaborer des revendications

Nous avons vu que pour Dewey, l’enquête consiste à chercher des solutions afin d’unifier la situation. Dans le cas de l’action collective, ces solutions portent le nom de revendications. La question des revendications pose tout d’abord celle des délibérations qui amènent à les élaborer et à les adopter. Elle pose aussi celle de la théorie critique et de la théorie de la justice que supposent ces revendications.

Délibérer et décider

Nous avons déjà émis l’hypothèse, dans une étude précédente, que le paradigme pragmatiste, dont nous faisons l’hypothèse, supposait une importance particulière accordée à la délibération comme mode de décision. L’étude de l’action collective, avec ces impératifs liés à l’action, nous permet d’étudier dans quelle mesure la délibération collective, comme mode de décision, intervient.

Concernant le CPE, la question de la délibération comme mode de prise de décision intervient de manière particulière avec la question des assemblées générales dans les universités. Les revendications sont votées dans les assemblées générales (AG), avant d’être adoptées par la coordination nationale. Néanmoins, sur la question de la délibération comme mode de prise de décision, si cette pratique est fortement défendue par les militants d’Alternative libertaire, il semble qu’il n’en aille pas de même pour tous les autres groupes militants.

D’un côté, les organisations qualifiées «de bureaucratique», par les militants d’AL, au premier rang desquelles l’UNEF, ont la réputation de vouloir noyauter et diriger le mouvement. Ce fait semble se confirmer au début du mouvement avec la divulgation d’une note qui explique aux militants de l’UNEF comment noyauter les AG[6]. D’un autre côté, ceux qu’on appelle «les totos» s’opposent comme à l’EHESS à toute forme procédurale de prise de décision.

En tant que militant de base dans une section syndicale, en milieu professionnel, je vis la question des revendications du mouvement anti-CPE de manière différente. Habituée aux méthodes de l’université, je demande en AG à ce que les revendications soient votées. Or ces méthodes ne sont pas dans la culture syndicale habituelle sur mon lieu de travail, en particulier dans les habitudes de la CGT. Les militants de la CGT, qui est le syndicat le plus puissant, refusent le vote des revendications en affirmant que nous savons tous que l’on est contre le CPE. Je tente de soumettre des revendications au vote, il s’en suit une confusion, due à l’attitude de la CGT (Confédération générale du travail), qui m’oblige à renoncer.

Par ailleurs, les revendications figurant sur les tracts de Solidaires sont les revendications qui ont été adoptées par la coordination nationale étudiante. Le fait de suivre ces revendications fait certainement l’objet d’une décision au Bureau National de Solidaires qui regroupe un représentant de chaque syndicat. Néanmoins, elles ne font certainement pas l’objet d’un vote et d’une discussion en Conseil des Sections, qui réunit des représentants de chaque section du syndicat Sud Culture. L’intérêt et l’accord, porté par chaque section au mouvement, passe par le fait que celle-ci s’investit ou non localement en tenant des assemblées générales et en participant aux manifestations.

En ce qui concerne la mobilisation autour de «la loi-cadre», la revendication est adoptée au sein du collectif national pour le droit des femmes. La revendication d’une loi est technique, elle est donc élaborée par des juristes féministes expertes sur la question.

Dans le cas de l’augmentation de la quotité de travail, nous avons déjà vu comment la revendication naît. Par la suite, une plateforme de revendication est élaborée. Cette plate-forme est élaborée au cours d’une réunion d’information syndicale. Je demande aux vacataires quelles sont les revendications qu’ils ont à formuler, outre celle sur la quotité de travail. Dans le premier groupe (nous sommes obligés pour des raisons de contraintes liées à l’organisation du travail de scinder les participantes en deux groupes, afin d’organiser les réunions), un certain nombre de personnes énoncent des revendications portant sur: la possibilité de permuter les jours de travail, de travailler les jours fériés en semaine ou sur la clarification de la fiche de paie.

Le second groupe n’a rien à ajouter à ces revendications. Il n’y a pas de débat sur le bien- fondé des revendications, elles font consensus. Le seul problème qui se pose est de savoir quel jour et jusqu’à quel pourcentage on demande pour l’augmentation de la quotité de travail. Il ne se dégage pas de consensus sur ce point. La revendication qui se dégage est alors de demander une augmentation pour le jour et pour le pourcentage qui convient à chacun en attendant de savoir ce que répond la direction.

On constate donc que si la délibération est un mode de légitimation des revendications valorisées dans les milieux libertaires, ou aux pratiques d’inspiration libertaires, toutes les revendications ne passent pas une épreuve de légitimité par la délibération. Le fait pour les individus de s’investir ou non dans l’action collective constitue un autre type d’épreuve de légitimation de la revendication.

Théories critiques et disputes autour des revendications

Les revendications portées par les actions collectives supposent une théorie critique implicite. Cette théorie critique n’est d’ailleurs pas toujours homogène et, dans ce cas là, il peut y avoir des disputes autour de la revendication portée.

Lors du mouvement anti-CPE, on peut voir deux stratégies de revendication à l’œuvre. Les organisations les moins radicales ne revendiquent que le retrait du CPE, au contraire les organisations les plus radicales voient dans le mouvement autour du CPE, un mouvement de masse qu’il faut porter au plus loin de ses potentialités révolutionnaires. L’opposition entre réformiste et révolutionnaire semble encore fonctionner dans ce contexte. On peut à ce propos comparer les revendications de l’intersyndicale nationale et celle de la coordination nationale. Afin de garder la CFDT (syndicat) dans l’intersyndicale nationale, la CGT accepte de restreindre la revendication au retrait du CPE et du CNE (Contrat nouvelle embauche). La position critique, qui est portée par cette revendication, est celle uniquement d’une limitation de la politique libérale du gouvernement. La coordination nationale étudiante élargie ses revendications au fur et à mesure vers un projet nettement anti-libéral. L’appel de Nancy revendique par exemple  la régularisation de tous les sans-papiers et le droit au logement pour tous.

Une autre dispute oppose ceux qui voient dans le CDI le type de contrat de travail qu’il faut défendre et ceux qui s’opposent au CDI lui-même. Cette dispute porte sur la question de la centralité de la catégorie travail dans le capitalisme contemporain. La critique du CDI de la tendance «Ni CPE, ni CDI» regroupe deux positions qui sont implicitement plus ou moins liées. D’une part, elle regroupe ceux qui dans la lignée de Negri, considèrent que le travail a perdu sa centralité et qui réclament un revenu garanti, et ceux, d’autre part, qui dans une vision post-situationniste considèrent le travail, en lui-même, comme une oppression.

La position, qui consiste à défendre le CDI, suppose de considérer que le travail continue de constituer une catégorie centrale. Il ne s’agit donc pas tant d’assurer un revenu d’existence, mais de transformer le système économique afin qu’il assure des conditions de travail et d’existence convenables pour tous. Les deux positions sont présentes dans les deux organisations que nous étudions, bien que la seconde position soit dominante.

Concernant la revendication d’une loi cadre, il s’agit d’avancer une revendication qui peut être une avancée complète pour certaines organisations ou pour d’autres une revendication transitoire. Dans le cas d’AL, il s’agit d’une revendication transitoire comme l’exprime le titre d’un article paru dans le mensuel de l’organisation en mars 2007: «Une avancée possible, mais pas une fin en soi».

L’article situe la loi par rapport au système patriarcal. Ce système est vu au même titre que le système capitaliste comme devant être éliminé. La loi est aussi située par rapport aux luttes anti-racistes et aux luttes contre l’homophobie. L’article souligne aussi l’effort que contient la loi d’opter pour la prévention plutôt que la sanction. Mais, il critique aussi le rôle de l’Etat législateur en tant que soutien du système patriarcal. On constate donc qu’une revendication peut être plus ou moins radicale en elle-même, mais elle peut aussi s’inscrire différemment selon le projet politique de l’organisation qui la défend. Ainsi, l’article mentionné ci-dessus, situe la loi, dans une montée en généralité, par rapport à une critique anti-patriarcale et un projet libertaire anti-étatique.

Dans le cas de la mobilisation autour de la quotité de travail, la revendication principale est l’augmentation de la quotité de travail. Cette revendication est portée par une partie du personnel contractuel du week-end, mais pas par certaines organisations syndicales. La CGT en particulier reproche à cette revendication d’être en opposition avec l’emploi de titulaires: 20 emplois à 50%, c’est 7 emplois de titulaires, selon ses calculs. Il y a là une opposition de stratégie entre la section Sud C. et la CGT. Sud C. opte pour la stratégie qui consiste de renforcer le statut des contractuels afin d’espérer qu’ils soient en position pour monter un mouvement de titularisation. La CGT essaie de lutter pour le recrutement de titulaires, même si celui-ci se fait au détriment des personnels non-titulaires qui ne sont pas alors renouvelés dans leurs contrats.

La question des revendications met en jeu plusieurs disputes. Elle peut faire apparaître des disputes liées à des théories critiques ou à des projets de société différents. Elle peut mettre en jeu des stratégies différentes. La revendication peut alors être portée, toutefois elle s’insère de manière différente dans le projet de société de chaque organisation. L’élaboration de la revendication fait passer de la dénonciation morale à l’analyse politique. La revendication s’insère dans une théorie critique.

Implicitement, ce qui apparaît à travers les problèmes posés et les revendications élaborées, c’est la théorie critique des mouvements sociaux. Ce qui est critiqué c’est l’oppression en général, et en particulier économique, que subissent différents groupes sociaux. La description qui est donnée de la société, est celle d’une société dans laquelle les travailleurs ne possèdent pas de pouvoir de décision sur leurs conditions économiques d’existence. En tant que travailleurs du privé, ils sont privés de tout pouvoir sur les moyens privés de production leur permettant d’assurer leurs conditions d’existence. En tant que travailleurs du public, ils sont privés de pouvoir sur le mode d’organisation de l’activité de l’Etat. Ce qui apparaît ici est le lien étroit entre la dimension politique et la dimension économique. C’est parce que les travailleurs sont privés, par la structure pyramidale de l’Etat et par la propriété privée de tout pouvoir de décision sur les moyens de production et de distribution, qu’ils ne peuvent assurer leurs conditions d’existence. De même, pour les femmes, en tant que sujet politique autonome, c’est parce qu’elles sont soumises à une organisation sociale dans laquelle elles sont soumises à l’oppression des hommes, qu’elles sont victimes de violences. Les participants à l’action collective identifient plusieurs sujets politiques de l’action collective. Dans les actions collectives portant sur des questions économiques, nous avons vu que ce sont les travailleurs, qui sont les sujets des actions collectives étudiées: travailleurs à temps partiel, étudiants en tant que futurs travailleurs… Dans la lutte pour la loi-cadre, ce sont les femmes qui sont identifiées comme le sujet politique.

Mobiliser ou l’art de constituer des publics

L’action collective pour Dewey suppose de constituer des publics. Nous allons voir que la question de la constitution des publics pour les minorités actives est un point important des actions collectives auxquelles nous avons pu participer. Le public se distingue du sujet politique, dans la mesure où le public que la minorité active cherche à mettre en mouvement peut être plus large, ou parfois plus restreint que le sujet politique. Par exemple dans une manifestation pour le droit des femmes, il peut y avoir aussi des hommes.

Dans le cas du mouvement anti-CPE, tel que nous avons pu le vivre du point de vue de notre section syndicale, la constitution d’un public passait par la distribution de tracts et l’organisation d’AG. Au début de la mobilisation des salariés, les étudiants sont déjà mobilisés depuis plusieurs semaines. De leur côté, les salariés, pour beaucoup, ont une idée très vague de ce qu’est le CPE. Par l’appel à des AG, avant la grève, les organisations syndicales constituent des publics qu’il s’agit d’informer et de convaincre de rentrer dans le mouvement. Les salariés que nous avons en outre en face de nous ne sont pas touchés directement par le CPE: ils ont souvent plus de 26 ans et sont souvent pour la plupart d’entre eux fonctionnaires. Un des arguments entendus pour susciter la mobilisation est alors le risque que fait peser le CPE sur les propres enfants des salariés que nous avons en face de nous.

Constituer un public de soutien était le principal enjeu de la tentative de faire naître une action collective en faveur du mouvement de lutte contre les licenciements. Pour cela, nous publions, sur le site internet d’AL et dans le journal, un article écrit par les grévistes sur leur lutte. A leur demande, nous essayons de trouver des contacts avec des radios associatives et nous les mettons en relation avec Radio Libertaire pour qu’ils puissent participer à une émission. Nous organisons aussi une réunion publique sur leur lutte dans notre local fédéral. Pour cette réunion, il nous faut constituer un public. Pour cela, nous envoyons, avec l’accord des grévistes, un texte d’appel à cette réunion à nos contacts mails, eux-mêmes nous donnent aussi les leurs, nous mettons l’appel sur divers sites militants. Nous organisons aussi une diffusion de tracts à la sortie du métro afin d’informer sur la tenue de cette réunion. La réunion est un échec, il n’y a guère plus de trois ou quatre personnes en dehors des militants d’AL.

Dans le cadre de la loi-cadre, constituer un public cela consiste tout d’abord à mobiliser les réseaux militants du CNDF par un appel à la manifestation. A l’intérieur d’AL, où cette lutte a été portée au rang de priorité fédérale, il s’agit de mobiliser plus particulièrement les militants en indiquant, par exemple, qu’un cortège va être organisé. Chaque groupe local de la région parisienne indique alors le nombre de militants qui veulent participer à la manifestation. Le CNDF mobilise aussi ses contacts presse de manière à ce que la manifestation soit médiatisée. De même, en écrivant un article sur le sujet dans le mensuel d’AL, il s’agit de constituer un public autour de cette lutte.

En ce qui concerne le mouvement sur la quotité de travail des contractuels, la minorité active, constituée de deux militants de Sud et des trois ou quatre vacataires mobilisés, décide d’écrire une lettre avec la revendication et de la faire signer à un maximum de personnes intéressées par la revendication. Ecrire la lettre nécessite de maîtriser la rédaction administrative, en invoquant des arguments qui puissent avoir un poids devant l’administration, ce sont donc les militants de Sud qui s’en chargent. Nous demandons en revanche à deux contractuels un peu motivés de faire signer la lettre par les autres contractuels qui pourraient soutenir la revendication. Cette action permet de faire connaître la revendication et de rallier à sa cause d’autres personnes qui sont eux aussi intéressées par cette revendication.

Le public qui se constitue autour de l’action collective est affecté plus ou moins directement par la situation et la revendication. Dans le cas de la loi-cadre, les hommes qui participent à la manifestation ne sont pas le sujet politique de l’action collective. Dans celui de l’action sur la quotité de travail, au contraire, seuls participent ceux qui sont directement intéressés par la revendication, si on excepte les syndicalistes. Le dualisme entre intérêt et solidarité (altruisme) n’a pas de sens pour le pragmatisme: en tant qu’être social, l’émancipation individuelle a pour condition l’émancipation collective. Les différents publics ont aussi des degrés d’implication divers. L’exemple de la loi-cadre, il peut soit entendre la revendication à la radio, soit participer lui même à la manifestation. Mais c’est dans la mesure où il participe à l’expérimentation collective pour faire aboutir la revendication qu’on peut considérer qu’un public participe à l’action collective, c’est à dire devient actif.

L’expérimentation collective

L’action collective fait intervenir comme le remarque Dewey une dimension d’expérimentation collective. Elle consiste à expérimenter des actions élaborées à partir d’un répertoire d’action[7] issu de la tradition militante, mais qui sont ré-élaborées différemment en fonction de chaque situation. Certains auteurs[8] ont souligné le caractère non-conventionnel des répertoires d’action des nouveaux mouvements contestataires, marqué en particulier par le coup de force, par des «actions coup de poing». L’action collective contient aussi des phases de délibérations sur les moyens d’action. Ces moyens d’action visent soit à constituer un public, soit à faire aboutir la revendication. L’action expérimentée vise à introduire un rapport de force qui fasse céder l’employeur ou le gouvernement. L’échec de l’expérimentation conduit à expérimenter d’autres moyens afin de faire aboutir la revendication.

Durant, la lutte contre le CPE, la dimension d’expérimentation est très présente. Lorsqu’on lit les différents appels de la coordination nationale étudiante, on voit que diverses stratégies sont mises en place. A partir du 7 mars, la coordination nationale appelle à la grève reconductible les étudiants. Grâce au blocage des universités, la grève reconductible chez les étudiants se développe de manière significative. Le 17 mars, la coordination appelle à la grève générale en demandant aux salariés de la rejoindre. Les organisations syndicales de salariés, mis à part la CNT (Confédération nationale du travail) et Solidaires (Union syndicale Solidaires), ne suivent pas le mot d’ordre.

Mais de leur côté, les étudiants d’AL, par exemple, se rendent comptent en discutant avec les salariés de l’organisation, durant les réunions internes qu’organisent les militants, que la grève ne prend pas avec vigueur chez les salariés. L’Appel d’Aix du 25 et 26 mars demande donc aux étudiants de faire partout où c’est possible des AG communes avec les salariés et d’aller tracter dans les entreprises. Lors de la coordination de Lille du 1er et 2 avril, la coordination appelle à une stratégie de blocages multipliés dans toute la France avec des salariés et des étudiants. Au début de la semaine suivante, le CPE est retiré.

A un moment la stratégie de la coordination se concentre dans le fait d’appeler les salariés à la grève générale. Mais la stratégie échoue, c’est à ce moment-là qu’une autre stratégie émerge qui consiste à mettre en place des opérations de blocage dans toute la France. Cette stratégie est le fait de ce que Dewey appelle l’intelligence collective. En effet, au même moment où la coordination du 1er et du 2 avril est en train de mettre en place cette stratégie, AL, par exemple, est en train de préparer un tract qui va aussi dans ce sens. En effet, on peut dire que l’idée est dans l’air, l’idée qu’il faudrait organiser des actions coup-de-poing partout en France pour faire retirer le CPE puisque la grève générale ne semble pas se déclencher.

En tant que militante à Sud Culture, je suis les positions de Solidaires, qui suit les positions de la coordination étudiante, qui sont celles que suit Sud Etudiant aussi. Le répertoire d’action, en milieu professionnel, est un répertoire d’actions légales et donc routinisées: assemblée générale le matin, grève, puis manifestation. Le caractère particulier de la mobilisation réside surtout dans son caractère unitaire: les syndicats étudiants et tous les syndicats de salariés. Avec la mise en place de la stratégie de blocage, nous sortons du répertoire d’action légale et routinisée pour entrer dans le répertoire d’actions illégales. Nous participons au blocage des caisses d’un musée. Ce blocage est décidé par les secrétariats nationaux de Sud et de la CFDT, mais sans la présence de la CGT, pour des raisons que je ne saisis pas bien (peut–être y sont-ils hostiles ?). La mise en place d’une telle action nécessite les ressources de militants ayant déjà pratiqué ce type d’action et connaissant le lieu. Il nécessite aussi de mobiliser un réseau militant. C’est d’ailleurs là, la limite de la stratégie des blocages, c’est qu’en dehors des étudiants, cette stratégie ne mobilise que des salariés déjà militants. L’action s’accompagne d’une diffusion de tract bilingue qui vise à expliquer aux visiteurs les raisons de notre action. Nous voyons donc que l’expérimentation d’une action peut s’accompagner d’une action de constitution d’un public.

Les participations aux manifestations autour de la loi-cadre ne mobilisent qu’un public militant. Les actions sont relativement routinisées, ne laissant que peu de place semble-t-il à une stratégie d’expérimentation. Il s’agit de participer à des manifestations[9] qui regroupent des organisations militantes. Elle requiert des ressources militantes classiques de la part d’une organisation militante: disposer de tracts, de banderoles, d’un mégaphone ou d’une sono…Elle nécessite aussi des ressources de la part des militants qui y participent comme de savoir animer une sono ou scander les slogans dans le mégaphone. Cependant, comme il s’agit d’une manifestation féministe, le problème réside dans le fait de trouver des militantes femmes qui sachent ou osent le faire.

La mobilisation autour de l’augmentation de la quotité de travail a requis l’expérimentation de plusieurs types d’action pour faire avancer la revendication. Une lettre, avec le nom et la signature de ceux qui appuient la revendication, est envoyée à la direction avec une demande de rendez-vous. La direction au bout d’une semaine n’a toujours pas répondu. Les contractuels les plus actifs, au cours d’une assemblée générale, demandent donc aux organisations syndicales de déposer un préavis de grève. La demande de dépôt du préavis de grève est appuyée en AG par 17 contractuels qui manifestent leur soutien en levant le bras. Des organisations syndicales présentes, seul Sud accepte de déposer le préavis de grève. Le dépôt du préavis conduit la direction à recevoir une délégation (délégation qui comprend malgré, le refus de la direction, des contractuels) et à accepter d’entamer une procédure de négociation sur la revendication.

Les luttes collectives amènent à mettre en place des stratégies d’action pour faire aboutir les revendications. En fonction de l’aboutissement ou non de la revendication, lié au rapport de force déployé, d’autres stratégies d’actions sont expérimentées.

Tableau des répertoires d’action:

Le répertoire d’action expérimenté pour:

- à Sud Culture

- à AL

- constituer un public

- tracts
- HMI
- Pétition
- AG

- Tracts
- Article dans le mensuel ou sur Internet
- Réunion publique

-  pour faire aboutir une revendication

- Pétition
- Grève
- Manifestation
- Blocage de caisses

- Manifestation

Nous avons donc essayé dans cette étude d’élaborer une théorie de l’action collective en partant des hypothèses développées par Dewey. Nous avons distingué pour la clarté du propos plusieurs étapes, bien que ces étapes puissent ressurgir à différents moments de la mobilisation. Nous avons déterminé que la mobilisation collective part d’une situation qui peut avoir un caractère événementiel ou qui dure dans le temps. La situation soulève pour une minorité active, qui dispose de certaines ressources aptes à les aider à mobiliser, un problème. Ces minorités actives essaient bien souvent de porter ce problème dans l’espace public ou du moins de constituer une arène publique autonome à partir de laquelle elle va constituer un public. Ce public, qui va être mobilisé par l’action collective, peut être concerné directement ou indirectement par le problème. L’action collective, telle que nous l’avons observée, met en place des arènes de délibération qui conduisent à une prise de décision. Cette insistance sur la mise place d’arènes de délibération constitue d’ailleurs l’un des traits spécifiques des organisations que nous étudions. La délibération porte sur la question des revendications et des actions. Nous avons vu que les revendications sont ce qui fait passer le problème du statut de dénonciation morale à un problème politique. Les revendications mettent en outre enjeu les théories critiques des militants et leurs projets politiques. La délibération conduit à prendre aussi des décisions sur le répertoire des actions militantes. La mobilisation débouche sur l’expérimentation d’action visant à créer un rapport de force qui conduise à faire céder soit l’employeur, soit l’Etat.

Notre approche s’inscrit dans le cadre d’une sociologie de la critique. Il ne s’agit pas pour nous d’analyser les conflits sociaux à partir des conditions objectives, mais d’étudier la société à partir des luttes sociales qui s’y déroulent. En étudiant les conflits sociaux, dans lesquels s’impliquent les organisations que nous étudions, nous constatons qu’ils portent sur différents axes: les rapports économiques, les rapports de genre …Plusieurs groupes sociaux sont alors désignés comme sujets politiques: les femmes, les salariés ou le prolétariat….

Dans le cas des luttes économiques, elles ne mettent pas seulement en œuvre une lutte contre le pouvoir de ceux qui détiennent les moyens de production, mais aussi contre ceux qui détiennent le pouvoir managérial (dans les entreprises privés ou dans l’administration). L’action collective met en mouvement un public qui dépasse la simple limite du sujet politique du conflit social. L’approche pragmatiste permet de remettre en cause le dualisme qui oppose l’intérêt et la solidarité en supposant, comme Kropotkine[10], qu’en tant qu’être social, agir pour l’émancipation d’autres groupes, c’est aussi agir pour sa propre émancipation individuelle. De même, l’analyse du déroulement de l’action collective nous amène à renoncer au dualisme d’une approche en terme de légitimité et en terme de rapports de force. L’action collective combine les deux types d’épreuve en alternant épreuve de légitimité, comme dans la délibération et épreuve de force, comme dans les expérimentations.

* Irène Pereira est doctorante à l'EHESS (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales- Paris), au GSPM ( Groupe de sociologie politique et morale). Le sujet de thèse, sous la direction de L. Boltanski, est le suivant: L’émergence d’un régime d’action pragmatiste dans les mouvements contestataires contemporains. Il s’agit de l’étude de l’articulation entre théorie et pratique dans de nouvelles organisations militantes liées au syndicalisme révolutionnaire et à la mouvance libertaire au sens large.

[1] Exercice auxquels se sont livrés aussi pour leur part J.Stavo-Debauge et D.Torm, «Le pragmatisme et son public à l’épreuve du terrain, Penser avec Dewey contre Dewey» in La croyance et l’enquête, EHESS, 2004

[2] En ce qui concerne l’action collective que nous avons suivie autour de l’augmentation d’une prime, nous n’avons pas encore fini de traiter tout le matériel ethnographique. Ce texte que nous avons écrit à partir d’un matériel ethnographique plus restreint a pour fonction de nous permettre de construire et d’affiner les outils conceptuels utiles pour étudier l’ensemble du matériel que nous allons recueillir durant notre travail de thèse.

[3] Dewey, Logique, la théorie de l’enquête, PUF, 1967, p.128

[4] Cette expression renvoie: à la notion de minorité active de Moscovici in Psychologie des minorités actives, mais aussi aux minorités agissantes du syndicalisme révolutionnaire ( E.Pouget, La CGT)

[5] Ce point est souligné par L.Mathieu dans «Pourquoi les dominés se révoltent-ils rarement ?» in Les cahiers de Louise: http://www.lescahiersdelouise.org/boite-a-idees-socio-01.php .

[6] Indymedia, http://paris.indymedia.org/article.php3?id_article=50932

[7] La notion de répertoire d’action est empruntée à Ch.Tilly dans La France conteste, Fayard, 1986.

[8] I. Sommier, Le renouveau des mouvements contestataires, Flammarion, 2003

[9] Sur le caractère routinisé des manifestations, voir P.Champagne, Faire l’opinion, Ed. de Minuit, 1990

[10] Kropotkine, La morale anarchiste, Mille et une nuit, 2004

(10 mai 2007)


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