Argentine
De nouvelles tactiques
de
protestation
Laura Vales*
Nous publions ci-dessous, un article d'une journaliste qui rend compte des débats qui traversent actuellement le mouvement piqueteros en Argentine. Le gouvernement Kirchner tente de stabiliser la situation en prenant des mesures contre les secteurs les plus corrompus des "élites gouvernantes historiques" de l'Argentine. En même temps, il propose d'encadrer le "mouvement social" et, y compris, de prendre des mesures répressives sélectives. La situation sociale et économique de l'Argentine est loin d'être stabilisée. Ce débat parmi le mouvement des piqueteros - acteurs sociaux emblématiques du soulèvement de décembre 2001 en Argentine, pays rongé par un chômage brutal - participe des discussions du mouvement social et de la gauche politique dans la nouvelle phase politique. Réd.
Est-ce qu'on a épuisé le recours aux coupures de route? Le débat sur cette question est mené à l'intérieur des organisations de piqueteros [le blocage des voies de communications a été l'un des instruments de lutte le plus visible de ces travailleurs chômeurs et travailleuses chômeuses; le terme piqueteros à la fois à une tradition d'un syndicalisme révolutionnaire issu de l'Italie et diffusé en Argentine et au terme "piquet de grève"]. Et même si seulement quelques-unes de ces organisations répondent clairement qu'effectivement ce moyen a été épuisé, il n'y a aucun secteur du mouvement qui ne soit en train de tester d'autres formes de protestation. Des levées de barrières de péages [les autoroutes et grandes routes sont payantes, car privatisées; il y a aussi le péage des trains de la banlieue du grand Buenos Aires] jusqu'au blocage d'entreprises. Ces actions mettent plus souvent qu'auparavant en évidence la responsabilité des multinationales dans le niveau de pauvreté et de chômage.
"Piqueter les bénéfices"
C'est ainsi que les chômeurs du Bloc Ouvrier Populaire (BOP) appellent cette nouvelle forme de protestation. Avec le visage couvert pour éviter d'être identifiés par les caméras de surveillance, ils entourent les billetteries des gares ferroviaires et empêchent la vente de billets, invitant les passagers à voyager gratuitement. S'il s'agit d'une usine, ils utilisent le piquet classique, et empêchent les camions d'entrer ou de sortir de l'enceinte de l'entreprise. C'est ainsi qu'ils ont procédé à Quilmes [brasserie], à Massalin Particulares [fabrique de cigarettes], Repsol-YPF [pétrole], Trains de Buenos Aires et au Metropolitain. Dans cette dernière entreprise, qui gère également la concession ferroviaire de Roca, ils ont ainsi pu obtenir 52 postes de travail.
Ce changement vient du fait que le BOP essaie de centrer davantage ses efforts sur l'obtention de véritables emplois que sur l'obtention d'allocations [les organisations de piqueteros distribuent des allocations étatiques à leurs membres; ces allocations sont un instrument du clientélisme du parti au pouvoir et un moyen de chantage]. Pour le dirigeant José Villalba, le principal risque des blocages est de "générer un affrontement entre les chômeurs et les travailleurs ayant un emploi". C'est pour cette raison que, avant tout blocage, ils prennent des contacts avec les gens sur place, et qu'ensuite ils négocient avec les entreprises pour obtenir des améliorations des conditions de travail, ce qui leur vaut un certain soutien de la part des employés de ces entreprises.
Il existe également une autre raison de fond pour choisir ce mode de protestation. Les organisations de piqueteros qui l'impulsent pensent qu'il faut élever les niveaux des affrontements Selon Villalba: "Après 8 ans [le mouvement piqueteros a commencé plusieurs années avant l'Argantinazo] de lutte, nous pensons que nous sommes entrés dans une autre étape, que nous devons accepter avec maturité que la lutte s'oriente vers l'obtention de véritables emplois et de meilleures conditions de travail, dans un mouvement unitaire avec la classe ouvrière".
"Escrachar" le ministre
D'autres organisations, comme par exemple le MTD (Mouvement de travailleurs chômeurs) Anibal Veron, se situent presque à l'opposé de cette pratique, puisqu'elles essaient de diminuer le niveau d'affrontement plutôt que de l'augmenter.
Durant l'été, le Ministère du Développement social de la province de Buenos Aires a fait un nouveau recensement et a revu à la baisse quelques 20'000 allocations. Cet "ajustement" a donné lieu dans la province à deux mois de coupures ininterrompues de routes. Le 6 mai, après plusieurs actions de protestation qui sont restées sans réponse, le MTD s'est lancé dans une série d'actions. Un groupe de militants s'est enchaîné au Ministère du Développement Social (de l'Etat) situé dans la ville de La Plata [ville de la province de Buenos Aires]. Le groupe a commencé à y faire une grève de la faim, alors que 700 personnes établissaient un campement dans la place Moreno. Mais ce qui a eu le plus d'écho a été une action d'éclat [escrache] dans l'ex-Jockey Club contre le Ministre du Développement Social, Juan Pablo Cafiero [action qui s'est déroulée le 7 mai 2004].
Une cérémonie était organisée à l'occasion d'une remise de subsides à des ONG qui travaillent avec des handicapés. Cette manifestation avait déjà commencé, et des fonctionnaires et des assistants étaient réunis dans la Salle des Miroirs, lorsque les chômeurs y ont fait irruption dans la salle, et ont exigé des explications concernant la diminution de 800 allocations, dans cette province, en février 2004. Cafiero a dû abandonner le plateau pour s'occuper d'eux. Le lendemain, il les accusait publiquement d'avoir "pris en otage des adultes et des handicapés". Malgré cela, les militants des divers groupes MTD ont pu régulariser la situation.
Luis Hessel, du MTD de Eseiza [région du grand Buenos Aires, où se trouve l'aéroport international], expliquait: "Nous avions souvent discuté pour savoir s'il fallait ou non continuer à effectuer des coupures de route, et nous avons décidé de donner la priorité au travail interne, et d'être moins dans la rue. Nous pensons que nous sommes dans une étape où nous devons résister, où les coupures de routes ont perdu de leur légitimité. Il y a un débat pour savoir s'il faut ou non changer [de tactique], mais jusqu'à maintenant nous n'avons pas trouvé beaucoup d'alternatives. A vrai dire, même si nous expérimentons d'autres moyens, la coupure de route continue à être le moyen le plus fort."
Contre Repsol
Le Mouvement des travailleurs Teresa Rodriguez (MTR) a engagé un long débat avant d'allumer un feu devant le portail de Repsol-YPF durant une action de protestation. Pendant les quatre mois précédant cette manifestation, l'organisation avait pratiquement suspendu les actions de rue. "Nous avons utilisé ce temps pour une discussion interne, parce que nous considérions qu'il devenait contre-productif de sortir couper les routes comme nous le faisions", a expliqué Roberto Martino.
Selon le MTR: "Les secteurs de la classe moyenne, y compris une partie des travailleurs, ont depuis le début vu d'un mauvais œil la revendication concernant les allocations. La crise de 2001 nous a transitoirement unifiés, mais ensuite, avec le retour d'une certaine normalité, les couches moyennes ont à nouveau manifesté leur mécontentement au sujet des coupures de routes. Nous pensons que le gouvernement a pris note de ce changement et en a profité en supprimant beaucoup de plans d'allocations, ce qui a contribué à rendre plus aigu le conflit, pour que les organisations de piqueteros sortent dans la rue n'importe comment. Cela a entraîné un ras-le-bol. C'est justement pour cela qu'il fallait changer de méthode et de façon de mettre en avant les revendications".
Comment, alors, mettre en avant les revendications? Suite à l'action-surprise à Repsol, le MTR a lancé une campagne pour que la Justice: "fasse respecter les droits garantis par la Constitution nationale: le droit au travail, aux soins, à l'éducation et le droit pour les travailleurs de participer aux bénéfices des entreprises". Martino signale que la protestation piquetera doit s'éloigner des revendications d'allocations et poser à nouveau celles "pour le plein exercice de nos droits sociaux et humains, consacrés par la Constitution, car ce sont nos vies qui sont en jeu".
Quels moyens utiliser? L'action à Repsol-YPF n'a-t-elle pas
favorisé la stigmatisation des piqueteros? Selon
Martino: "les critiques font partie de la lutte. Il est logique
que la majorité des médias disent ce qu'ils disent, et
dans une certaine mesure cela tend à démontrer que ce
que nous avons fait a eu des effets. Dans les entretiens, le discours
est presque toujours le même: "Ils ont raison dans leur
revendication, il est légitime de revendiquer cela, mais ce
que nous mettons en cause, c'est la méthode". Mais la
vérité, c'est qu'ils nous critiquent dans tous les cas,
indépendamment des moyens utilisés, car ils
répètent
la même chose lorsque nous coupons des routes, quand nous
faisons des marches ou quand nous faisons des escraches, y
compris, d'ailleurs, quand nous ne faisons que parler".
Devant
les péages
Même l'Assemblée Nationale des travailleurs, qui a impulsé le plus de coupures de routes au cours de ces derniers mois, a appelé, durant ses derniers mouvements, à lever les barrières devant péages. Ainsi, au lieu d'interrompre le trafic, ils le facilitent, et ils font un clin d'œil aux secteurs de la classe moyenne, qui voyagent ainsi gratuitement. Néstor Pitrola, de Polo Obrero [organisation de piqueteros liée au Partido Obrero], a estimé que le bilan de ce moyen de protestation "a été positif, parce qu'il a frappé une entreprise privatisée, mais également le pouvoir politique, tout en étant bien reçue par les automobilistes".
Ce dirigeant est d'avis que "la coupure de routes est le moyen par excellence du mouvement piquetero, autrement dit, de ceux qui ne sont pas insérés dans la production". Mais, "le problème est qu'à force de répétition, ces coupures font perdre de l'impact face au pouvoir politique, qui est le destinataire des revendications. L'autre aspect négatif des coupures est qu'elles nous mettent, sans le vouloir, en confrontation avec les automobilistes. En effet, le but n'est pas de porter préjudice aux automobilistes, mais d'interrompre la production ou la circulation de marchandises. C'est pour cela qu'à l'intérieur du pays on pratique parfois des coupures sélectives, en laissant passer les voitures et en ne bloquant que les camions".
Les prises de bâtiments, comme celle de cette semaine [fin mai 2004] à Repsol, les blocages de ministères et les occupations de terres sont d'autres mesures dont le recours a augmenté durant ce semestre. Cette augmentation ne signifie pas que les coupures de route vont cesser. Espérer cela - disent-ils - serait comme vouloir que l'on n'utilise pas la grève lors de conflits de travail. Par contre, elle indique que les protestations piqueteras entrent dans une phase de plus grande complexité.
Pour les chômeurs, la recherche (de nouveaux moyens d'action) entraîne aussi de nouveaux risques. Suite à des mesures comme celles mentionnées ci-dessus, il y a déjà eu des dénonciations judiciaires pour "coercition", "complicité d'usurpation" et "privation illégitime de la liberté". Or, ce sont là des délits pour lesquelles on prévoit des peines plus sévères que pour les coupures de routes.
* Article publié dans Pagina 12.