Brésil

Phénoménologie du lulisme

Ricardo Antunes *

Un des analystes les plus subtils de la politique au XXe siècle, un Italien du nom d’Antonio Gramsci – développant des considérations sur le césarisme / bonapartisme qu’il considérait comme synonymes – disait d’une certaine façon que ce phénomène politique, dans lequel  affleure comme une évidence la figure d’un «chef charismatique», pouvait prendre une forme progressiste ou réactionnaire: c’est l’impulsion fondamentale qui lui est donnée par les forces sociales le portant qui lui confère une orientation progressiste ou réactionnaire.  César et Napoléon I auraient été des exemples progressistes; alors que Napoléon III et Bismarck auraient été liés à un univers réactionnaire.

Ce phénomène s’est diffusé dans le monde, atteignant les tropiques. Péron [président de l’Argentine de 1946 à 1955 et de 1973 à 1974] en Argentine et Vargas [Getulio Vargas président du Brésil de 1930 à 1945, puis de 1951 à 1954] au Brésil en furent les figures emblématiques. Auparavant, nous avons connu le bref épisode du «florianismo» [le maréchal Floriano Peixoto, deuxième président du Brésil 1891-1894, nommé Maréchal de fer] militaire durant la «Republica da Espada» [République de l’épée]. 

On pourrait de même rappeler, plus à droite dans le champ politique, le «janismo» [de Janio Quadro, maire de São Paulo de 1947 à 1952], projetant un moralisme qui existait dans des secteurs de la droite brésilienne, ou l’adhemarismo [Adhemar Pereira de Barros, maire de São Paulo de 1957 à 1961 et gouverneur de l’Etat de 1947 à 1951 ainsi que de 1963 à 1966], plus ancré, lui, dans des secteurs «lumpenisés» [paupérisés] qui entrevoyaient dans les aides de l’Etat une alternative pour la survie.

João Goulart [président réformiste de la République de 1961 à 1964 où il fut renversé par l’armée] et Leonel Brizola [gouverneur de l’Etat de Rio Grande do Sul et de l’Etat de Rio de Janeiro; il fut président d’honneur de l’Internationale socialiste] marquèrent aussi une forte présence de ce genre politique au Brésil. Le «janguisme» [référence à Goulart] et le «brizolisme» [référence à Brizola] furent des héritiers de «gauche» du «getulisme» [Getulio Vargas] dont la cohérence était fournie par un programme nationaliste; le premier modéré et le second plus nettement réformiste.

Collor [Fernando Collor de Melo, président de 1990 à décembre 1992, date à laquelle il dut quitter son mandat pour corruption] fut une espèce de «janisme» qui a fleuri dans les bas-fonds.

Il s’écroula rapidement et connut quelques essais de retour localisés après une longue hibernation. Dès lors, quelle est la signification principale du lulisme [Lula], phénomène relativement récent ?

Si une réponse définitive est difficile, il est possible de s’engager sur quelques voies d'approche. On pourrait dire, reprenant la formule gramscienne énoncée au début de cet article, que le lulisme mélange des éléments progressistes et conservateurs (et non pas réactionnaires). Sa signification progressiste, présente dans son histoire, s’est toutefois épuisée dans son passé. Les traits conservateurs grossissent dans le présent. Sa maxime (de Lula) selon laquelle, lorsque l’on atteint 60 ans et que l’on est «de gauche c’est parce que l’on a des problèmes», est l’expression phénoménologique de son conservatisme dominant. Si durant les années 1970-80, l’authentique spontanéité de Lula l’a forgé comme le leader ouvrier le plus important, au cours de ce nouveau millénaire, sa spontanéité, curetée de ses origines, est remplie par les événements courants et par la vacuité, l’absence de valeurs. Au-delà du messianisme – qui le rend capable de «parler directement avec Dieu» – en transformant le parti qu’il a aidé à créer en un instrument dont on peut se passer, le lulisme est l’expression d’un pragmatisme qui s’adapte aux circonstances, qui s’embourbe dans le rabâchage et qui s’épuise dans la collaboration.

Ce n’est pas par hasard que l’unique caractéristique que Lula tient à souligner, en rapport avec son passé, c'est qu’il était un conciliateur, voulant camoufler que sa vitalité a pris force au travers de sa pratique de confrontation.

Certains pourraient dire que l’actuelle politique d’alliances de Lula a de même été exercée par d’autres politiciens ayant des traits charismatiques, comme Leonel Brizola. Il faut se rappeler, comme il plaisait à ce leader de le dire: il pouvait s’allier avec quiconque parce qu’il «avait sa propre lumière». Or, déjà, la lanterne de Lula ne brille que peu. Il se contente d'une profusion de moments «cathartiques» au cours desquels il tente de freiner l’épuisement et d’offrir un régal à ses courtisans. Son gouvernement de coalition – qui inclut un éventail qui va des secteurs de gauche jusqu’à la droite (y compris celle de Paulo Maluf et d’Antonio Delfin Netto, deux symboles considérables) – avance rapidement vers une collision.

Lula, comme doté de dons de ventriloque, parle de nos pauvres, les peu de fois où il reçoit les mouvements sociaux. Devant une assemblée raffinée, il écorne le néo-darwinisme politique pour la délectation des gueux. Fréquemment, il dérape jusqu’au ridicule.

Si ne suffisaient pas son rejet «mature» de la gauche ne suffisait pas comme son aversion connue pour le travail intellectuel, il pourrait faire sienne – pour faire bref – une formule de Paulo Egidio, ex-gouverneur de São Paulo [ministre de l’Industrie et du commerce sous le gouvernement militaire de Costa e Silva - 1967-1969 – et gouverneur de São Paulo lors du gouvernement militaire de Ernesto Geisel de 1974-1979], qui aimait à se définir comme un «radical du centre».

L’apolitisme syndical de Lula, de même présent dès le début, a engendré finalement le lulisme, un pragmatisme dépourvu de son radicalisme le plus lointain. Voilà ce qui apparaît être un élément central lorsque l’on tente de comprendre un peu la phénoménologie du lulisme. (traduction de Al'encontre)

* Ricardo Antunes est professeur de sociologie et du travail à l’Institut de philosophie et de sciences humaines de Unicamp (Université Campinas). Il est membre du P-SOL (Parti du socialisme et de la liberté).

(6 janvier 2007)


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