Amérique du Sud

Commentaire analytique du document préparatoire
de la Ve Conférence de l’épiscopat Latino-américain

Agenor Brighenti *

La Ve Conférence de l’épiscopat latino-américain et des Caraïbes a été convoquée pour le 13 mai 2007 à Aparécida (Etat de Sao Paulo – Brésil). La ville subit, depuis des mois, de travaux afin d'accueillir le pape de la restauration réactionnaire. Cette dernière est, en effet, placée sous la houlette de l’appareil vaticanesque, du cardinal-pape Ratzinger-Benoît XVIe, épaulé par le cardinal Camillo Ruini. Ce dernier a régné durant 15 ans sur l’épiscopat italien. Il est très présent sur la scène publique italienne et, y compris, internationale, énonçant l’opinion vaticanesque sur un large éventail de thèmes politiques, sociaux et économiques.

Depuis le 27 mars 2007, Ruini a été remplacé dans ses fonctions au sein de l’Eglise italienne. Toutefois, son rôle sur les questions mentionnées reste fort important.

Il serait périlleux de sous-estimer la cohérence intellectuelle réactionnaire des positions développées par Ratzinger-Benoît XVIe et par le «Ratzinger italien», Ruini. Cela d’autant plus que, dans contexte historique nouveau (se dessinant depuis un quart de siècle), face à un désenchantement stimulé par la «gauche institutionnelle» – qualifié de réaliste et qui aurait été nommée, au début de XXe siècle, possibiliste – ce courant politico-religieux restaurationniste défend une «culture portante» agissant comme matrice pour diverses forces patronales, politiques et associatives, en Europe ou en Amérique du Sud.

Certes, à l’occasion, Ruini peut ne pas faire dans la nuance. Ce fut le cas lors du décès, en septembre 2006, de la journaliste Oriana Fallaci, auteure d’un brûlot islamophobe, avec des relents racistes, intitulé  La Rage et l’orgueil. Contre le Djihad, contre l’intolérance, publié chez Plon en 2002. En syntonie avec le style et l’objectif de la «grande journaliste», Ruini salua sa «force morale  et «son courage». En octobre 2006, il en rajouta une couche, en déclarant que «le défi représenté par le terrorisme international (...) ne représente qu’un aspect d’une problématique beaucoup plus large que l’on peut résumer au réveil religieux, social et politique de l’islam». Voilà, certainement, l’origine effective de ce qui se passe en Irak, en Afghanistan, à Gaza, en Cisjordanie, pour ne pas mentionner la catholique Colombie !

Agenor Brighenti, présente ci-dessous, de manière synthétique, le document préparatoire de la Ve Conférence, puis émet ses opinions et propositions, dans un contexte de rapports de forces difficiles pour les courants plus ou moins ralliés à la théologie de la libération. Voir à ce propos l’article consacré à Jon Sobrino sur ce site, en date du 21 mars 2007.

Agenor Brigenthi est docteur en Sciences théologiques et religieuses, issu de l’Université catholique de Louvain, en Belgique. Il est connu pour ses capacités d’animer des «pastorales sociales». Il a acquis une grande expérience à cet égard en Colombie. Il est actuellement professeur de théologie à l’Institut théologique de Santa Catarina (ITESC) et auprès de l’Université Pontificale de Mexico (UPM).Il a un rôle clé dans la Conférence nationale des évêques du Brésil (CNBB). Enfin Agenor Brighenti est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels, en 2006, Une mission évangélisatrice dans le contexte actuel.(cau)

Le texte de référence produit par l’officialité peut être lu sur le site de la CELAM

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Une fois revu le document au moyen d’une présentation télégraphique et synthétique, évidemment sans pour autant dispenser de sa lecture, nous proposerons quelques commentaires analytiques dans le but d’aider à son étude.

À partir d’une vision d’ensemble des contenus, nous verrons quelle est la proposition de fond du document et son approche, c’est-à-dire, quelle est sa vision du monde, de l’être humain, de l’Église, en bref, quelle théologie sous-tend ce document. Faisant cela, nous ne prétendons pas chercher à influencer les décisions des communautés ecclésiales dans leur processus de participation à la préparation de la Ve conférence, sinon simplement les aider à réfléchir sur ses contenus et les habiliter à l’enrichissement du document. Le CELAM lui-même spécifie, dans l’introduction du texte, que le document préparatoire «n’est pas le résumé du document final», à peine se présente-t-il comme «une proposition incomplète», en attente de la contribution de tous.

Dans cet abord, analytique mais aussi synthétique, du document, nous proposerons trois classes de commentaires: l’une, sur l’ordre des contenus et l’approche méthodologique ; une deuxième sur les contenus des cinq chapitres du texte ; et une troisième sur la relation du document avec la tradition latino-américaine et caraïbéenne, qui, nous le savons, se reconnaît historiquement comme une «réception créatrice» du Concile de Vatican II [concile qui conmence en 1962, sous Jean XXIII et se termine en 1965, sous Paul VI]

I. L’ordre des contenus et l’approche méthodologique

La question méthodologique n’est certes pas un problème secondaire. La méthode, en tant que «chemin» (odos), n’est pas qu’un simple instrument en marge du produit final du travail sur un objet particulier. Il n’existe pas de méthode indépendante et neutre du contenu véhiculé à travers elle. En d’autres mots, la méthode est aussi message, tout autant que contenu. En tant que chemin, elle est porteuse d’une intentionnalité et, théologiquement parlant, nous dirions qu’elle est révélatrice d’une cosmovision qui a une incidence directe sur les contenus, et surtout, sur le type d’action qu’elle vise.

1. La logique du contenu du document

Le document préparatoire présente et ordonne son contenu en cinq chapitres qui configurent un tout à partir de certaines options théologiques préalables, au sujet du monde, de l’être humain, de l’Église et de la conception de Dieu, spécialement de la christologie. Voyons-le en détail:
-  L’être humain aspire au bonheur.
-  L’Église en Amérique latine et aux Caraïbes est le fruit de l’accueil de Jésus-Christ comme réponse à cette aspiration.
-  La rencontre avec Jésus-Christ mène à devenir disciple et missionnaire.
-  La mission, aujourd’hui, se développe dans un monde en transformation (en douleurs d’enfantement)
-  «Pour qu’en Lui, nos peuples aient la vie», l’Église propose une «grande mission continentale».

La logique du document semble être la suivante: tout d’abord, et aujourd’hui plus que jamais, tenant compte de l’anémie spirituelle de notre temps, nous retrouvons un grand désir de sens, de ce dont «l’irruption du religieux» est une confirmation incontestable. Le sens est étroitement lié à la question du bonheur. Ce qui, au sein de la modernité, dans une grande mesure, s’exprime dans la surconsommation, le prestige et l’hédonisme. (Chapitre I).

Dans le second chapitre, l’Église en Amérique latine et aux Caraïbes possède la réponse à cette recherche de bonheur. Reçue il y a cinq siècles, même si ce fut au milieu de contradictions, la réponse se nomme Jésus-Christ et son Évangile. Le «substrat catholique» de notre culture donne l’assurance de cette rencontre avec Jésus-Christ, favorisée par tant de missionnaires héroïques. (Chapitre II)

Dans le troisième chapitre, nous voyons qu’aujourd’hui, tout autant qu’hier, il est nécessaire de prendre conscience du fait que la rencontre avec Jésus-Christ nous amène à devenir disciples et missionnaires. Ce qui veut dire que depuis l’expérience personnelle et communautaire avec le Christ vivant, la rencontre nous convertit en missionnaire préoccupé de faire vivre, chez tous, la même expérience capable de leur apporter le bonheur (Chapitre III). Dans notre continent, cette mission s’est développée dans un monde marqué par de profondes transformations: d’un côté, par la globalisation discriminatoire qui engendre des exclus ; et, de l’autre, par le pluralisme qui entraîne le relativisme, principalement dans l’ordre des valeurs morales (Chapitre IV).

Pour une bonne part, ces transformations contredisent l’idéal évangélique et éloignent les fidèles de l’Église. Voilà pourquoi il est urgent de convoquer tous les catholiques à une «grande mission continentale», afin que tous nos peuples aient la vie en Jésus Christ (Chapitre V).

Comme on peut le constater, la logique argumentative est la suivante: on part de la soif de sens ; on va à Jésus-Christ qui est la réponse dont l’Église est la dépositaire ; de l’expérience de J.C. dans l’Église naît le disciple et la mission ; mission à réaliser dans un monde grandement hostile à l’Église au moyen d’une grande mission continentale.

C’est un processus déductif dans la mesure où la réalité apparaît seulement au quatrième chapitre et apparaît comme point d’arrivée de la mission et non pas comme point de départ. Il semblerait ainsi que le point de départ est l’être humain assoiffé de bonheur que nous retrouvons dans le chapitre premier. Cependant, tant que cet être humain ne présente pas son visage concret, alors il ne peut être reconnu que comme catégorie universelle, et le véritable point de départ est la «recherche du bonheur». Mais le bonheur n’est-il pas une réalité concrète ? Oui, si les désirs possédaient une référence concrète. Cependant, ils sont aussi conçus de manière générique, caractérisés comme faim d’amour et de justice, de liberté et de vérité, comme soif de contemplation, de beauté et de paix, ambition de plénitude humaine, aspiration à un foyer et à la fraternité. De là, Jésus Christ est vu comme une réponse à ce désir, et l’Église elle-même dans son être et sa mission.

Et où est l’Église ? Elle apparaît au second chapitre, et par conséquent avant la réalité sociale présentée au quatrième. Ceci nous amène donc à voir, d’une part, le monde depuis l’Église, en le privant de son autonomie et de sa spécificité propres, objet des sciences sociales ; et d’autre part, situe l’Église hors du monde, ou pour mieux dire, au-dessus de lui et non pas dans le monde en faisant partie de lui, comme le fait Vatican II (GS 40).

Jésus-Christ, en tant que réponse, se retrouve avant la question sur la réalité, exposée au chapitre quatre. Et le fait est que, indépendamment de la réalité, la réponse du disciple consiste à être missionnaire, c’est-à-dire, à sortir de l’Église pour attirer les personnes au-dedans puisque le Christ est la réponse. Sauf que, comme nous le verrons, il s’agit à son tour d’un Christ sans Jésus dans la mesure où sa réponse consiste en une «plénitude de vie» métahistorique, le bonheur des personnes de la Trinité (n.3).

2. L’approche méthodologique et son incidence sur la compréhension des contenus

Cette posture méthodologique, évidemment, possède une incidence sur les contenus. Medellin [1968, Conférence de Medellin, en Colombie] , dans la perspective de Vatican II, avait affirmé que tout engagement pastoral surgit d’un discernement de la réalité (15,36). D’après Gaudium et Spes (GS), l’identification des «desseins de Dieu» sur la réalité et les en