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Dumping salarial
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La mise en concurrence illustrée

Charles-André Udry

L’article dont La brèche publie ici une traduction est paru dans l’hebdomadaire allemand Der Spiegel (hebdomadaire édité à Hambourg, No 7 / 2005). Il illustre la mise en concurrence des travailleurs et travailleuses à l’échelle de l’UE des 25. Il faut saisir qu’avec la possibilité de vendre des services (directive de l’UE, nommée directive Bolkestein, l’ex-commissaire ultralibéral hollandais: cf. la note explicative en page 30 de la brochure disponible sur www.labreche.ch éditée par le comité référendaire «Pour une libre circulation adossée à des droits syndicaux et sociaux») des entreprises peuvent louer des travailleurs et travailleuses de Pologne ou d’ailleurs à des «prix compétitifs» (bas salaires) dans l’UE à 25.

La France conteste certaines parties de cette directive, mais pas l’essentiel. Elle prendra, après quelques maquillages, son véritable envol, dans les mois à venir. Ici le Spiegel examine la situation dans l’agroalimentaire (boucherie).

La baisse de la présence des syndicats ainsi que l’existence de Conventions collectives (CCT) de plus en plus négociées entreprise par entreprise, comme en Suisse, affaiblit les salarié·e·s face au patronat.

Enfin, il est illusoire de croire qu’une «invasion» de migrants est nécessaire pour modifier la «structure des prix» dans un segment du marché du travail. Il suffit d’un nombre restreint de salarié·e·s acceptant des salaires plus bas, car ils sont étranglés par le chômage et les très bas revenus dans leur pays d’origine, pour que la pyramide s’affaisse en Allemagne ou en Suisse, demain.

A cela s’ajoutent des délocalisations. Ici, il s’agit des Danois, les plus grands producteurs de viande de porc –si appréciée en Allemagne–, qui partent du Danemark pour s’installer en Allemagne. La conséquence sera double. Les salaires vont céder au Danemark et vont céder en Allemagne.

Ce sera la même chose en Suisse avec l’arrivée d’Aldi (le discounter allemand). Les distributeurs suisses vont faire pression sur les salaires de leurs «collaborateurs et collaboratrices» chez Migros, Coop, etc., pour faire face à cette concurrence. L’effet de certaines baisses de prix sera des plus limités sur le pouvoir d’achat effectif (disponible) des salarié·e·s. Mais l’argument d’une baisse des prix sera utilisé par les patrons –appuyés par une presse ignorante ou complice (annonces publicitaires)– pour baisser les salaires dans tous les secteurs. Les mythes se créent et s’avalent aussi.

L’exigence de normes sociales, syndicales, de droit du travail convergentes, vers le haut, à l’échelle de l’Europe, devient urgente et impérative. Ces normes ne pourront prendre forme que dans la mesure où, au moins, existent des batailles politiques et des mobilisations européennes. Sans même mentionner un début de mise en question du pouvoir, très concentré, de la propriété économique donc politique. Ce qu’illustrent l’actuelle Commission de l’UE et surtout la BCE (Banque centrale) comme Ecofin (la coordination des ministres des finances).

Quant à l’efficacité de l’intervention de Schröder-Blair, elle sera moins visible que le déploiement de sa vie privée, comme forme d’être présent sur la scène politique ou sur celle de la mode et des cigares.

 

Allemagne: l’Est débarque sur le marché du travail

Les patrons de l’industrie de la viande d’Outre-Rhin ont mis sur pied une véritable traite d’êtres humains pour remplacer des milliers de bouchers par des salarié·e·s venant de l’Est, sous-payé·e·s et surexploité·e·s. Le reportage de l’hebdomadaire Der Spiegel.

Markus Deggerich*

L’homme a des biceps impressionnants et une humeur assez mauvaise. «Ceux là-haut», grogne-t-il dans le microphone, «qu’ils ne s’étonnent pas si nous descendrons bientôt dans la rue avec des gourdins.»

Celui «là-haut» c’est Gerd Andres (SPD), secrétaire d’Etat au Ministère fédéral de l’économie, et il jette un regard inquiet sur les 300 personnes en colère dans la salle de réunion de Löningen (Basse-Saxe). Car ceux qui ainsi menacent ouvertement d’avoir recours à la violence sont des bouchers. Plus précisément des bouchers au chômage, des hommes dont les jobs sont toujours effectués en Allemagne, mais, depuis peu, par des travailleurs d’Europe de l’Est – et pour des salaires de dumping.

Il s’agit ici – le secrétaire d’Etat le sait – de bien plus que du bout de gras. Au niveau politique le plus élevé, l’alerte est au maximum. Le sort des employés dans la transformation de la viande pourrait être, craint-on à Berlin, le début d’une évolution difficile à stopper. Si cette tendance devait toucher d’autres branches, des centaines de milliers de salariés allemands pourraient être écartés par des ouvriers à bas salaires.

Pas étonnant que le gouvernement devienne nerveux. Des informations alarmistes parlant de l’Allemagne comme d’un paradis pour les bas salaires pourraient signifier la fin abrupte de la relance rouge-verte. A la fin de la semaine dernière [7-13 février], le chancelier Gerhard Schröder a fait de ce sujet sa priorité. Mardi, à Bruxelles, il va en parler au chef de la Commission de l’Union européenne (UE), José Manuel Barroso. «Avec cinq millions de personnes au chômage, l’Allemagne ne doit pas être inondée par des salariés à bas salaires», dit un haut fonctionnaire du gouvernement.

26’000 bouchers à la rue

La faute à cette situation incombe à une loi de l’UE sous-estimée. Pour protéger le marché allemand du travail, le chancelier Gerhard Schröder avait imposé, lors de l’extension vers l’Est de l’UE en mai dernier, une clause spéciale: les nouveaux citoyens de l’UE doivent renoncer durant sept ans au libre choix d’un emploi dans les pays membres. Ainsi espérait-il éviter l’arrivée massive de salariés à bas salaires en Allemagne.

Mais il y avait les petits caractères. La dite liberté des services s’applique depuis un moment, bien qu’avec des restrictions, aux nouveaux pays adhérents. Des entreprises des nouveaux Etats membres peuvent donc proposer aux sociétés allemandes leurs services – et qui plus est aux conditions de travail de leur pays. Le droit d’examiner s’il s’agit en effet de prestations de services, ou alors de relations de travail illégales, ne ressort plus des instances allemandes, mais des pays d’origine.

A Berlin, on a apparemment sous-estimé cette clause à l’époque: 26’000 travailleurs de l’industrie de la viande ont entre-temps perdu leur emploi et ont été remplacés par des bas salaires. En quelques mois se serait créé «un marché pesant des milliards, avec des structures mafieuses, du dumping salarial et de l’esclavagisme moderne», se plaint Matthias Brümmer du Syndicat de l’alimentation et de l’hôtellerie (Gewerkschaft Nahrung-Genuss-Gaststätten, NGG) à Oldenburg. Dans sa région que l’on appelle, du fait de sa densité de bétail de rapport, la réserve de viande de l’Allemagne, il y a maintenant des entreprises qui n’occupent plus que des ressortissants d’Europe de l’Est. Dans ces entreprises, dit-il, aucune réglementation sur les salaires ou sur le temps de travail n’est respectée, et surtout pas les clauses de protections du travail.

«Avec la liberté des services, toutes les digues sont rompues – et il n’y a plus de contrôles», se plaint le syndicaliste. En effet, pour les prestataires de services, c’est le droit de leur pays qui s’applique, selon ledit principe du pays d’origine. Un entrepreneur polonais, par exemple, qui abat des cochons en Allemagne, n’est pas soumis aux standards sociaux allemands, mais seulement à ceux de Pologne. Les contributions sociales sont dues en Pologne.

Des salaires de deux ou trois euros

Or, même des standards plus bas, en vigueur dans d’autres pays, ne sont maintenant plus respectés en Allemagne. Le syndicaliste Brümmer a vu des situations dignes de véritables camps. Des équipes de travail sont isolées, habitent dans des logements de masse, et sont encore escroquées d’une part de leur maigre salaire, parce que l’on déduit, contrairement aux dispositions contractuelles, loyer ou frais pour leurs habits de travail. Celui qui ose s’y opposer est licencié sur le champ, perd ainsi son permis de séjour et doit immédiatement regagner son pays d’origine.

Des salaires entre deux et trois euros de l’heure ne font pas exception. Les personnes concernées parlent de situations catastrophiques dans les abattoirs, notamment en ce qui concerne la sécurité au travail et l’hygiène. Les entreprises se protègent face à des regards curieux ou des contrôles inopinés avec du fil de fer style OTAN ainsi que des hommes musclés. Pour Brümmer, ce sont des mesures de «haute sécurité».

«Le problème est plus grand que ce que nous soupçonnions», dit la députée au Bundestag allemand, Gabriele Groneberg. Alarmée par les chiffres inquiétants concernant son cercle électoral de Basse-Saxe, où ces derniers mois 6000 employés allemands de l’industrie de transformation de la viande ont été mis à la rue, elle voulait visiter, la semaine dernière, l’abattoir de la «Norddeutsche Fleischzentrale» à Emstek. Après avoir obtenu un accord pour cela, la politicienne a toutefois été «désinvitée» sans motif. «Ceux qui veulent rester discrets ont visiblement quelque chose à cacher», s’énerve la députée du Bundestag.

Les Danois délocalisent en Allemagne

L’évolution en Allemagne n’est pas restée inaperçue. Le leader européen de la transformation de viande, «Danish Crown», jubile en voyant le «paradis allemand des bas salaires». Les Danois veulent fermer deux grands abattoirs et délocaliser massivement des emplois vers l’Allemagne.

Chez eux, les syndicats se sont défendus contre les équipes est-européennes à bon marché. Chez leur voisin allemand, par contre, la plupart des 60’000 bouchers et dépeceurs ne sont plus suffisamment organisés pour résister. «En Allemagne, c’est le Far-West, et ils payent des salaires de misère», déplore le syndicat danois.

Comme le deuxième transformateur de viande européen, «Bestmeat» des Pays-Bas, essaye aussi d’entrer en masse sur le marché allemand, des syndicats néerlandais, polonais, danois et allemands commencent à se regrouper. Ils veulent se retrouver début mars à Hambourg, pour coordonner la lutte contre le dumping salarial.

A Berlin aussi, de plus en plus de politiciens se sentent poussés à agir. «Ce thème doit être traité au niveau fédéral», demande le député Holger Ortel (SPD). Il souhaite organiser une conférence nationale entre SPD et syndicats. Gerald Thalheim (SPD), secrétaire au Ministère de la consommation, est également alarmé. Dans son cercle électoral, Chemnitz, une équipe de bouchers a été entièrement remplacée par des Tchèques – qui sont logés maintenant dans l’ancien jardin d’enfants de l’entreprise.

«Réduire les règles superflues»

Pour le chancelier Gerhard Schröder et le ministre des affaires étrangères Joschka Fischer – deux d’ardents défenseurs de l’Europe unifiée – les conséquences de la liberté des services deviennent un réel danger. Alarmé par de nombreuses lettres incendiaires de ses camarades, le chancelier a appelé son ministre de l’économie, Wolfgang Clement, à plus de retenue. Clement chante volontiers les louanges de la libre circulation des services et du principe du pays d’origine, les qualifiant de «levier pour le remodelage de notre administration, et pour la réduction de règles corporatistes superflues».

Schröder ne peut pas faire grand-chose contre l’actuelle directive sur les services, lors de son entretien avec Barroso. Mais on discute dans l’UE d’une nouvelle directive sur les services [la directive Bolkenstein; cf. La brèche No5], devant s’appliquer à partir de 2011. Dans celle-ci, c’est du moins la volonté du chancelier, certaines branches, dont la santé, la culture, l’artisanat et la construction devraient être entièrement ou partiellement exclues.

Il y a la peur que, sinon, la belle vision de services transfrontaliers européens fasse place à une réalité moins belle, à un système dans lequel, bien cachée, on vende de la force de travail au rabais – et dans de nombreuses branches (de l’artisanat aux soins). Car le marché est immense: plus de 50% du Produit intérieur brut (PIB) de l’UE sont générés par des services.

Une traite d’êtres humains

Le chemin vers le paradis des bas salaires est simple à suivre. Presque chaque entrepreneur allemand peut acheter des «services». Il lui suffit de passer son contrat à un sous-traitant qui se cherche des ouvriers d’Europe de l’Est, des temporaires. Des équipes traditionnelles sont ainsi peu à peu remplacées – ou sont obligées d’accepter le dumping salarial. La spirale vers le bas tourne de plus en plus vite, préviennent les syndicats.

Pour Michael Andritzky, directeur de l’organisation patronale Alimentation et Hôtellerie, tout cela est parfait. Les «accords entre les sous-traitants et les prestataires de services d’Europe de l’Est sont légaux». C’est ce qu’il a défendu devant les ouvriers fâchés à Löningen. Evidemment que lui aussi était au courant «d’activités criminelles», mais il s’agit là d’exceptions: «99% travaillent correctement» dit-il, alors que tout le monde rit.

Le syndicat NGG évalue très différemment la situation. La concurrence ruineuse ne laisse plus de répit à quiconque souhaite travailler correctement. Des sociétés est-européennes, selon des syndicalistes, envoient de manière ciblée des fax à des entreprises allemandes. Il suffit de cocher les services souhaités, pour avoir promptement l’offre souhaitée.

La qualité et le sérieux de sociétés offrant ainsi leurs services ne peuvent guère être contrôlés. Des entreprises allemandes créent aussi des sociétés sous-traitantes en Europe de l’Est, qui fonctionnent exclusivement comme bureau de recrutement: une traite d’êtres humains constituant une main-d’œuvre bon marché, couverte par le droit de l’UE.

Ainsi, d’un coup de plume, des enseignants deviennent des bouchers, comme dans le cas de Elisbieta B. La Polonaise a signé auprès de la société Multi-Job à Varsovie un contrat de trois mois comme assistante d’entreprise. Pour un emploi à temps plein, la pédagogue de formation devait toucher 800 euros bruts par mois. Comme elle parle allemand, elle a été mise au travail comme cheffe d’une équipe de Polonais dans une usine de transformation de viande de Basse-Saxe.

Le poste à plein-temps s’est avéré rapidement être une équipe double de 16 heures par jour. Comme Elisbieta B., après un mois de travail, n’avait toujours par touché un cent, elle s’est plainte. Après deux mois, elle a reçu un acompte de 200 euros. Un mois plus tard, un nouveau versement de 400 euros. Elle a ensuite bâché. «Les travailleurs se font avoir avec les méthodes les plus rudes et on leur fait peur», constate le syndicaliste Brümmer.

Que le problème apparaisse en premier dans le secteur de la transformation de la viande tient au marché. L’économie allemande de la viande souffre depuis des années de fortes surcapacités et d’une guerre des prix ruineuses dans les supermarchés. Les fournisseurs doivent comprimer les coûts, peu importe si la qualité en souffre. Mais ce ne sera qu’une question de temps pour que cet exemple fasse école également dans d’autres branches.

Face à cette perspective, l’opposition contre la liberté des services se renforce. Pourtant ce ne sont pas que les Allemands qui ont des demandes de changements, et une combinaison de toutes sortes de demandes pourrait remettre en cause l’idée même de marché intérieur à l’UE. Le président de la commission de l’UE, Barroso, ne laisse aucun doute qu’il veut des marchés de services ouverts.

«Ce sera difficile», reconnaît aussi le secrétaire d’Etat Andres. Le droit UE est une matière difficile et sensible, dit-il, et il n’y pas de solution facile: voilà ce qu’il réplique à son public en colère à Löningen.

Les bouchers au chômage n’en sont pas plus calmés. «Vous pouvez vous mettre votre Europe où nous pensons…»

 
         
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