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Argentine
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Il y a trente ans, un golpe pour la liberté… des marchés Paolo Gilardi Le 24 mars 1976, il y a trente ans, le coup d’Etat (golpe) des généraux abattait le gouvernement argentin, le répressif et corrompu cabinet d’Isabel Peron. On instaurait une dictature qui allait durer sept ans. La sortie de scène d’Isabel Peron suivait de peu celle de son Raspoutine personnel, le tout puissant ministre José Lopez Rega, qui vécut par la suite sous un faux nom pendant un certain temps en Suisse, à Villeneuve. Lopez-Rega était le principal organisateur de la triple A, l’Alliance Anticommuniste Argentine. Organisation clandestine financée par les fonds détournés du ministère du «bien-être social» dont il était le ministre, la Triple A est responsable de plus de 900 assassinats politiques commis entre 1973 et 1975. Parmi ses chefs clandestins, Jorge Rafael Videla, commandant en chef de l’armée et futur dictateur. De Cordobazo en Cordobazo Mais plus qu’à un gouvernement, le golpe portait surtout un coup d’arrêt terrible au cycle de luttes ouvrières et estudiantines ouvert à Cordoba avec l’insurrection des travailleurs et des étudiants du 29 mai 1969, le Cordobazo. Cette insurrection résultait de la décision du gouvernement d’autoriser le patronat de certaines provinces, dont celle de Cordoba, à opérer des réductions salariales et à augmenter la durée hebdomadaire du travail à 48 heures en supprimant le congé du samedi. A cela s’ajoutait la contestation estudiantine contre l’augmentation des prix des repas de la cantine universitaire, privatisée depuis peu. La journée du 29 mai, marquée par des affrontements massifs avec l’armée, se solda par le départ du gouverneur de la ville et la prise de contrôle d’un quartier par les insurgés, celui de Las Clinicas. Cette journée de grève, qui vit le meurtre par les forces de l’ordre d’un manifestant et les premiers jugements sommaires par des conseils de guerre contre les dirigeants syndicaux – des peines de huit ans de réclusion criminelle furent prononcées –, marqua le départ d’une immense vague de luttes dans tout le pays. Après les manifestations de l’automne 1968 au Mexique, elle eut en Amérique Latine autant de retentissement que le mouvement de mai 1968 en France. Cette immense vague aboutit, après un deuxième Cordobazo en mai 1971 et le départ du dictateur Juan Carlos Ongania et de ses successeurs Livingston – on le considérait comme un «intellectuel» parce qu’il savait écrire à la machine – et Lanusse, à la fuite par les toits de la Casa Rosada, le siège de la présidence de la république, des trois chefs suprêmes des forces armées. La réponse apportée à cette immense montée des luttes fut – alors que dans le Chili voisin se préparait le coup contre le gouvernement de l’Unité Populaire – le retour au pouvoir de Juan Domingo Peron. Revenu d’exil en novembre 1972, il était élu à la présidence le 11 mars de l’année suivante. Peron mourut en juillet 1974, non sans avoir modifié la constitution de manière à permettre que sa seconde épouse, Isabel, lui succède. Cependant le projet pour lequel il avait été porté au pouvoir – à savoir celui de capter une partie des aspirations des couches populaires, auprès desquelles il gardait un prestige certain, pour les canaliser – battait de l’aile. La cooptation des directions syndicales corrompues très actives dans l’acceptation de lois sociales réduisant les conditions de vie des salarié·e·s n’était pas non plus d’un grand secours. Décapités avant le combat De plus, alors que dans l’ensemble du pays le mouvement de masse multipliait les obstacles aux tentatives de privatisation et de réduction des salaires, l’ERP, l’armée révolutionnaire du peuple issue de courants trotskistes et les Montoneros d’origine péroniste multipliaient les actions de guérilla. C’est à cela que répondait la création de la Triple A. Il s’agissait de terroriser les dirigeants ouvriers et étudiants tout en laissant planer le doute sur l’origine des crimes commis par l’organisation. C’est ainsi que son premier attentat, celui qui avait failli coûter la vie du sénateur progressiste Solari Yrigoyen le 21 novembre 1973 fut attribué à une fort étrange «triple A» puisque le deuxième A était interprété par le pouvoir comme «antimperialista» et non «anticomunista». Cela permettait à la fois d’éliminer des gêneurs parmi les modérés tout en faisant retomber la responsabilité sur les forces ouvrières et révolutionnaires contre lesquelles furent déclenchées des vagues successives de répression et d’arrestations. C’est de ce fait que le coup d’Etat du 24 mars 1976 eut lieu avec les prisons bondées de militants et de dirigeants et qu’il put se faire alors que les organisations ouvrières et révolutionnaires étaient déjà largement décapitées ou réduites à la clandestinité. Les «anticorps et les microbes» Cette politique ne faisait que précéder celle que mènera, jusqu’à ses ultimes conséquences, la dictature. En parlant de ces méthodes, le contre-amiral Guzzetti, l’adjoint de Videla, dira que «le corps social du pays contaminé par une maladie qui lui dévore les entrailles, fabrique des anticorps. Or ceux-ci ne peuvent certainement pas être considérés de la même manière que les microbes»… Ce que cela a signifié est connu. Des dizaines de milliers de personnes torturées, détenues pendant plusieurs années pour délit d’opinion. Trente mille disparus dont une bonne partie jetés vivants aux requins depuis des hélicoptères. Et, faute de sépulture, condamnés à l’oubli. Des milliers et des milliers d’enfants de militants – combien au juste ? – enlevés et «recasés» au sein de pieuses et catholiques familles bourgeoises. Un camarade vivant maintenant ici, en Suisse, me dit : «Mes années de prison ? Tous les jours j’y pense, tous les jours». Des dizaines de milliers – ou des centaines de milliers ? – dont la vie a été ainsi marquée. Des hommes, des femmes, par cohortes, privés du droit au deuil, condamnés à ne pas connaître le sort de leur fils, fille, petit-fils. «Microbes…» Le golpe était l’instrument pour imposer la défaite à la classe ouvrière, une défaite indispensable, comme au Chili voisin, pour pouvoir organiser le saccage du pays à travers la dette et la liquidation du secteur public et des conquêtes sociales. Pour le FMI, un pays «privilégié» La dictature de Videla a en effet été marquée d’abord par l’explosion de la dette extérieure due à la recherche de devises fortes pour soutenir son augmentation des importations, notamment de matériel militaire acheté aux mêmes firmes qui avaient promu le coup d’Etat. L’Argentine était d’ailleurs présentée alors par le FMI comme «un pays privilégié» pour recycler l’excès de pétrodollars. C’est ainsi que la dette extérieure du pays augmenta de 7,87 milliards de dollars en 1976 à 45,08 milliards en 1983 : en d’autres termes, elle fut multipliée par 6,5 ! L’endettement et la faillite du secteur public furent aussi provoqués de manière délibérée, à l’exemple de l’entreprise pétrolière YPF, la principale entreprise publique argentine d’alors, propriété aujourd’hui du groupe espagnol REPSOL. En 1976, sa dette extérieure était de 372 millions de dollars : elle sera de six milliards à la fin de la dictature. Obligée de s’endetter par le gouvernement – dont les membres et les proches détenaient une large partie des crédits privés – elle en fut réduite à faire raffiner son pétrole par Exxon et Shell alors qu’elle aurait eu les moyens, en 1976, de se doter d’infrastructures de raffinage propres. Quant au personnel, il passa de 47’000 salariés en 1976 à 33’000 à la fin de la dictature. L’exemple de YPF n’en est qu’un seul. D’autres, analogues, pourraient être faits : celui de la compagnie d’aviation nationale, Aerolineas Argentinas, désormais propriété de Iberia ou celui de l’eau potable de Cordoba aux mains de Aguas de Barcelona. D’après le FMI, 90 % des banques et 40 % des industries sont aujourd’hui propriétés de capitaux internationaux. Syndicalistes et salaires dans le collimateur Citons encore le cas de la compagnie publique d’électricité de Buenos Aires, la SGEBA. À l’arrivée des militaires, elle fonctionnait, cas unique dans l’histoire du pays, selon un principe de cogestion par les travailleurs, à savoir avec leur participation aux décisions concernant l’organisation du travail. Bien évidemment, le coup d’Etat mit un terme à cette expérience. Par la suite, la privatisation de la SGEBA fut exigée par la Banque mondiale. C’est alors que la répression s’abattit sur les syndicalistes de l’entreprise, que plusieurs d’entre eux furent arrêtés et torturés, que six disparurent à jamais. Ils connurent le même sort qu’Oscar Smith, «El negro», qui dirigeait le syndicat Luz y Fuerza opposé à la privatisation. Quant au niveau de vie, la brutalité de l’attaque que lui a porté la dictature est donnée par l’évolution du salaire moyen : en 2001, soit un quart de siècle après le coup d’Etat, il représentait la moitié de celui de… 1976. Durant les quatre premières années de la dictature, les salaires des travailleurs industriels avaient chuté de 40 % tandis que dès 1978, l’inflation avait de nouveau atteint des records : 160 % en 1978, 139,7 % l’année suivante !
Aldo Andrès Casas Parmi les conséquences à long terme des années de dictature, il en est des facilement quantifiables. Il en est d’autres, plus difficiles à mesurer. A ce propos, nous publions avec son autorisation un extrait d’un texte récent [1] d’Aldo Andrès Casas, responsable de l’organisation marxiste-révolutionnaire Cimientos. (Réd.) Avec Videla et Martinez de Hoz [2] s’ouvrit la voie à une nouvelle forme d’accumulation du capital qui favorise la valorisation financière et réduit l’importance des secteurs productifs. Les secteurs agroalimentaires, le capital le plus fortement concentré, national ou étranger, les banques et les organismes financiers internationaux (FMI-BM) constituèrent une sorte d’«association illicite» qui, favorisée par le Terrorisme d’Etat, commença à fermer entreprise sur entreprise et à fabriquer la dette. Durant cette période, le noyau de la dette était de 28 milliards de dollars de «capital en fuite» et traité de manière spéculative. Au même moment où se désarticulait l’industrie nationale s’ébauchait un nouveau bloc dominant dans lequel confluaient les groupes traditionnels ou plus récents […], les nouvelles sociétés avec lesquelles l’oligarchie agroexportatrice de la Pampa récupéra des positions et les transnationales implantées dans le pays, en alliance avec les institutions de crédit internationales. […] Mais il existe sans aucun doute un autre héritage moins connu, aussi lourd que difficile à quantifier : c’est le coup matériel et immatériel avec ses effets à long terme asséné au mouvement populaire par le Terrorisme d’Etat. Entrent dans ce noir bilan les 30’000 disparus, l’emprisonnement et la torture à une échelle jamais vue, l’appropriation des enfants des victimes de la répression, les licenciements massifs, les différentes formes d’exil, intérieur et extérieur, imposés à des centaines de milliers de militants engagés, dans leur accablante majorité des activistes estudiantins et des travailleurs (selon les données officielles, plus de 50 % des victimes étaient des travailleurs) etc. Il est vrai qu’avec le temps, et surtout grâce au travail inestimable de ceux qui ont maintenu vives la mémoire et la résistance, la crainte installée par le feu et le sang dans une société qui a fini par l’intérioriser, recule. Mais le traumatisme provoqué par cette terrible période continue à agir sur les représentations et l’inconscient collectifs. Et nous considérons que, très concrètement, la «diminution» provoquée par l’extermination d’une grande partie des éléments les plus expérimentés et reconnus de l’activisme de deux générations, la destruction du «capital» humain (et politique) indispensable pour faire face efficacement à l’inhumanité croissante du capital, est en relation étroite avec les difficultés que rencontre le mouvement ouvrier et populaire argentin, y compris dans des moments d’intenses mobilisations et d’effervescence politiques, pour convertir l’irruption de ceux d’en bas en un processus organique et pour forger dans ce processus une commune volonté d’émancipation. […] 1. Aldo A. Casas, Despues de la rebelion de diciembre del 2001, Elementos de interpretacion y balance de la lucha de clases en Argentina, septembre 2004. Trad. P. G. 2. Martinez de Hoz, rejeton d’une grande famille de propriétaires terriens formé à l’école monétariste de Chicago fut ministre de l’économie de 1976 à février 1981. (N.D.L.R.)
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