Ouvrir les yeux
Jean-François Marquis
Chaque jour, de nouveaux exemples illustrent ce que sont en train de devenir les rapports de travail, et le sens d'un NON le 25 septembre.
Un chantier comme tant d'autres. Au cœur de Lausanne. Il y a l'entreprise générale, des sous-traitants, et des sous-traitants des sous-traitants. De nombreux travailleurs viennent d'Allemagne. Ils ont fait 900 kilomètres pour venir travailler. Non-payés. Dans quelques jours, ils repartiront. Ils ne savent pas où. «Nous sommes comme des gitans, qui voyagent à travers toute l'Europe.» Les ouvriers qualifiés du sous-sous-traitant touchent 10 à 12 euros de l'heure. Moins de la moitié du tarif conventionnel. A côté d'eux travaille un serrurier: il est payé au forfait, indépendamment du nombre d'heures. Il y a aussi un indépendant du second œuvre, Allemand lui aussi. Il explique qu'il y a 3 ou 4 ans il arrivait à facturer 35 euros de l'heure. Maintenant, c'est 23 euros. «Et la famille ?»: on sait que le regroupement familial est présenté comme une grande avancée des Bilatérales. «Tu peux oublier !»: ces travailleurs allemands n'ont aucun doute, ils font partie des perdants du système.
Ce type de réalité est le pain quotidien dans la construction. En comparaison des autres branches, les contrôles y sont nettement plus fréquents. Ils mettent en évidence des violations systématiques des droits des salarié·e·s. Mais dans un secteur où les échelons de la sous-traitance se multiplient presqu'à l'infini, les contrôles a posteriori sont perdants d'avance. Tous les ouvriers sur les chantiers le savent. Il n'y a que des secrétaires syndicaux pour faire croire le contraire.
Ailleurs, c'est pire. Un exemple: l'imprimerie de l'Express est la plus importante du canton de Neuchâtel. Elle engage du personnel de nuit pour 1000 à 1500 fr. de moins que les anciens. En même temps, le travail y a été massivement intensifié: le groupe Hersant concentre ses travaux pour la Suisse romande et la France voisine sur la rotative de Neuchâtel. C'est de toute évidence rentable.
Cela fait 10 ans que cette imprimerie ne reconnaît plus le contrat collectif de travail (CCT) de la branche, ni le syndicat. Une déclaration de force obligatoire de ce CCT aiderait à combattre cette dégringolade sociale. Les conditions légales sont réunies depuis longtemps. Mais l'association patronale Viscom met son veto. Les mesures d'accompagnement n'y changeront rien.
Face à ce type de situation, ceux qui déclarent: «Il n'y a qu'à intensifier l'action syndicale et les contrôles» se moquent des salarié·e·s. Ils savent parfaitement que, dans les entreprises, les salarié·e·s n'osent pas parler, de peur de perdre leur boulot, et que les syndicats sont invisibles. Les mesures d'accompagnement, soumises au vote le 25 septembre, ne modifieront pas la situation. Serge Gaillard et Daniel Oesch, secrétaires de l'Union syndicale suisse (USS), l'expliquaient en novembre 2003: «Tant que les membres des commissions d'entreprise ne seront que très mal protégés contre les licenciements, il est irréaliste de croire à l'efficacité des mesures [d'accompagnement].» Cette protection n'a pas progressé d'un iota. Mais Gaillard, lui, chante l'efficacité des mesures d'accompagnement.
«C'est le titre d'un éditorial du Financial Times du 17 août 2005. «En France, en Allemagne et dans les autres pays du continent, les contrôles des travailleurs migrants ne sont qu'un fil du filet de restrictions imposées au marché du travail, qui sapent la compétitivité. Se contenter de lever les contrôles sur les immigrés venant de l'est de l'Europe pourrait avoir pour effet de simplement gonfler le flux de travailleurs alimentant le marché non régulé du travail au noir. Ce qui est donc nécessaire, c'est un ensemble complet de mesures de déréglementation du marché du travail. L'Allemagne s'est engagée sur cette voie [cf. p. 12]. Mais la France n'a pas encore commencé. La vieille Europe ne peut plus se permettre d'attendre. Si les entreprises basées en Europe veulent être compétitives à l'échelle globale, elles ont besoin d'un accès flexible au travail, y compris des migrants. Sinon, elles investiront ailleurs et créeront des emplois hors d'atteinte des régimes de la vieille Europe réglementant le travail de manière restrictive. […] Le fait de lever les contrôles sur les travailleurs migrants de l'est de l'Europe ne suffira pas à lui seul à régler les problèmes économiques et démographiques du continent. Mais cela serait un signal puissant que l'Union européenne tient à la fois à la réunification du continent et au rajeunissement de son économie.»
La stratégie de secteurs décisifs des bourgeoisies européennes est exposée de manière transparente (et plus réaliste que les balivernes débitées par les eurobéats): utiliser l'Union européenne pour constituer un marché du travail continental complètement déréglementé, sur lequel pèse une armée industrielle de réserve (des dizaines de millions de chômeurs et de salariés précarisés) d'une ampleur sans précédent depuis des décennies. Pour le patronat suisse, l'extension de ladite «libre circulation» est tout simplement le moyen de pleinement profiter de ce «grand projet» des classes dominantes du Vieux continent.
Pour les salarié·e·s voulant défendre leurs droits, il vaut mieux ouvrir les yeux. Et voter NON le 25 septembre.
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