WEF-FSM, la confluence ?
 
 

Davos, Porto Alegre: entre gens de bonne volonté?

Paolo Gilardi

«Assez d’utopie, du concret!»: cet appel a résonné cette année au Forum social mondial de Porto Alegre… comme à Davos. Décryptage.

Décidément, la pauvreté fait recette. A Davos où, pendant qu’on négocie en privé les mesures à prendre pour que les riches le soient encore un peu plus, c’est sur la pauvreté que l’on s’émeut en public. On en a débattu jusqu’à ce qu’une blonde actrice américaine lance un cri: «Assez de palabres, du concret s.v.p.!» Pragmatique, elle a versé rubis sur ongle 10’000 dollars, des siens, invitant les autres participants à la conférence à en faire autant. Ainsi, plus d’un million de dollars ont été récoltés en quelques minutes pour acheter des moustiquaires destinées aux populations victimes de la mouche tsé-tsé.

Presque identique, mot pour mot, un cri analogue a résonné durant les mêmes jours à des milliers de kilomètres de là. C’est depuis la fournaise de Porto Alegre au Brésil que, largement médiatisé par une presse consentante, un groupe de 19 personnalités emmenées par Ignacio Ramonet et Bernard Cassen ont lancé leur appel au cinquième Forum social mondial (FSM): «Assez d’utopie, du concret s.v.p.!» [1]

C’est un appel à se retrousser les manches, «à se mettre au boulot plutôt qu’à bavarder» qui a, à première vue, de quoi séduire. Il séduit parce que, devant l’intransigeance des gouvernements, il accrédite l’idée selon laquelle une renonciation à l’idéologie à l’avantage du pragmatisme, de «l’immédiatement possible», permettrait d’obtenir ce que la politisation des revendications ne permet pas.

Mise à part l’inégalité entre l’abondance de moyens des uns –le million de dollars immédiatement disponible à Davos– et la limitation de ceux des autres, l’apologie du concret aurait le mérite d’éviter palabres et pertes de temps. Elle serait censée être efficace.

Dès lors, de Davos à Porto Alegre, la lutte contre la pauvreté ne serait plus qu’une affaire de posture, de volonté: une souscription mondaine pour les uns, une taxe Tobin pour les autres. Comme si la pauvreté, les inégalités n’étaient au fond qu’une sorte de calamité sociale au même titre que les calamités naturelles, celles pour lesquelles on organise «la chaîne du bonheur»!

Traitée comme une catastrophe naturelle, objet de commisération médiatisée, la pauvreté finit ainsi par devenir une réalité qui sert à «adoucir» l’impact des politiques bourgeoises. Quoi de plus indécent que de se plaindre de sa propre situation alors que deux milliards d’individus vivent avec moins de deux dollars par jour? Elle fait office de rappel et de menace, du fait que «ça pourrait être encore pire». D’autant plus que la mondialisation du marché du travail exerce une pression généralisée vers le bas sur les conditions de vie de milliards d’êtres humains.

A ce titre, loin de contribuer à améliorer un tant soit peu la situation, ce prétendu «réalisme» participe, malgré les bonnes intentions, du processus infernal de la réduction massive, à l’échelle planétaire, des standards de niveau de vie. Ne serait-ce que pour cette raison, la question de la pauvreté ne peut être abordée que sous un angle radical, c’est-à-dire en essayant d’en saisir à la racine les origines pour pouvoir la combattre réellement.

Il en va de même pour d’autres «fléaux» mis en évidence comme tels tant à Davos qu’à Porto Alegre: le manque d’accès à l’eau potable, à une alimentation saine et en quantité suffisante, à l’éducation. Dans ces domaines aussi, la volonté d’y faire face de manière pragmatique peut séduire.

Cependant, comment aborder le problème de l’accès pour tous les êtres humains à l’eau potable sans au moins poser le problème de son appropriation privée, et des moyens politiques et militaires de cette appropriation dans des situations concrètes, comme au Moyen Orient?

Comment garantir une alimentation saine et suffisante à chaque être humain sans poser le problème de l’expropriation des multinationales de l’agroalimentaire, de la réappropriation collective de la terre par celles et ceux qui la travaillent au moyen de la réforme agraire, des mesures fiscales permettant le financement des programmes publics de recherche en agronomie, de l’organisation démocratique de la distribution?

Comment transformer en réalité le principe du droit d’accès aux médicaments sans se donner, au Sud comme au Nord, les moyens de combattre l’appropriation par les firmes pharmaceutiques de ressources naturelles –les plantes, le plancton– et des découvertes intellectuelles par le biais de la propriété privée des brevets?

Ce ne sont là que quelques exemples des questions que le mouvement altermondialiste se doit d’aborder dans des temps assez brefs. Le nombre de participant•e•s au FSM a été cette année en forte augmentation: de 55% par rapport à la dernière édition à Porto Alegre, il y a deux ans. Cela traduit la prise de conscience croissante des dégâts provoqués par la mondialisation marchande. Mais le nombre ne suffit pas: aujourd’hui plus que jamais, face aux rapides bouleversements en cours, le débat stratégique est indispensable.

Y renoncer sous prétexte «d’unité dans la diversité» ne peut qu’appauvrir le mouvement, que faire injure à l’intelligence et à la capacité de réfléchir des centaines de milliers d’hommes et de femmes qui y participent. Car, à trop vouloir sous-estimer les intelligences, c’est la perspective de l’autre monde possible que l’on délégitime. Au profit d’autres possibles dans le monde tel qu’il est, avec le concours de tous les gens de bonne volonté, qu’ils aient choisi d’aller à Davos ou à Porto Alegre. Quitte à interdire à celles et ceux qui se placent en dehors de cette convergence de descendre dans la rue, comme à Berne le 22 janvier.

1. Voir le texte du dit "Manifeste de Porto Alegre", et, en parallèle l'Appel des mouvements sociaux