Une lutte sociale hors du commun
Jean-François Marquis
Les salarié•e•s de Filtrona à Crissier se sont battus durant deux mois contre une des principales multinationales cotées à la Bourse de Londres. Leur combat remarquablement courageux est riche d’enseignements.
La grève des quelque 150 salarié•e•s de Filtrona, à Crissier (VD), constitue une expérience rare de lutte sociale en Suisse (pour une documentation de cette grève et de son déroulement, cf. www.comedia.ch et www.labreche.ch). Durant deux mois, du 30 novembre 2004 au 26 janvier 2005, les salarié•e•s de cette entreprise ont été en conflit ouvert avec leur direction. Durant un mois, ils•elles ont été en grève et ont occupé l’usine. Ils•elles ont fait l’expérience d’un choc brutal avec une multinationale –le groupe britannique Bunzl, une des 100 plus importantes sociétés cotées à la Bourse de Londres– véritable incarnation du capitalisme financier dominant aujourd’hui l’économie mondiale. Durant ces deux mois, le personnel de Filtrona a appris à conduire un combat très difficile. En période de grève, chaque jour une assemblée générale décidait de la suite du mouvement. Une équipe d’animation de la grève, réunissant les membres de la commission du personnel élargie et les secrétaires de comedia responsables, s’est constituée. Sans ce fonctionnement collectif et démocratique, jamais le personnel ne serait resté uni deux mois durant, confronté aux menaces ainsi qu’à des choix complexes. Jamais il n’aurait été possible de suspendre la grève, pour faire place à des «négociations», puis de la reprendre. L’élan de solidarité, dynamisé en particulier par des militants enracinés dans des entreprises de la région ou actifs de longue date dans l’Ouest lausannois, a révélé des potentialités de convergence sociale et d’accumulation d’expériences syndicales. Enfin, pour la première fois, des liens ont été établis avec des syndicalistes d’autres sites de Filtrona, en Europe et aux Etats-Unis.
On ne peut donc que souhaiter que cette expérience soit l’objet d’une réflexion collective parmi celles et ceux qui se préoccupent de l’avenir du syndicalisme dans ce pays. Nous nous limitons ici à deux aspects.
Grève codée
L’origine et le déroulement de la grève de Filtrona sont en quelque sorte doublement codés: par l’histoire de l’entreprise, comme par les formes que prend de plus en plus la subordination des salarié•e•s, et d’entreprises entières, aux exigences de rentabilité du capital.
Une part importante des salarié•e•s de Filtrona, occupant des fonctions très diverses –des tâches d’exécution aux tâches d’encadrement–, ont passé 20 ans, 30 ans, voire davantage, de leur vie professionnelle dans cette entreprise, qui reste pour eux Baumgartner. Ils et elles y ont vécu un cycle complet: une phase d’ascension avec le sentiment de participer au développement d’une entreprise et à la mise au point d’innovations technologiques, des conditions sociales perçues comme relativement favorables (malgré la dureté que pouvait avoir le travail de production), l’identification à l’entreprise, puis la descente aux enfers de Baumgartner, la chute du modèle paternaliste que prétendait incarner la direction, le sentiment d’une trahison. C’est alors qu’arrive le groupe Bunzl/Filtrona, à l’automne 2003: il attise l’espoir d’un sauvetage. Avant que, progressivement, cela se révèle n’être qu’une nouvelle trahison.
Cette histoire aide à comprendre qu’un thème revient dans toutes les conversations: le sentiment d’une «rupture de confiance». La manière d’agir de la multinationale britannique –elle a des plans et elle les met en œuvre en secret– a redoublé, après la première phase euphorique, ce sentiment. «Impossibilité de dialoguer», «mépris», «manque de considération» sont autant de termes choisis par les salarié•e•s pour traduire ce qu’ils ont alors ressenti. Lorsque les signes concrets annonciateurs d’une fermeture se sont accumulés, les conditions étaient alors réunies pour que le «vase déborde». L’attitude de la direction durant la grève –à commencer par le refus de toute discussion avec les grévistes durant les trois premiers jours– a conforté les salarié•e•s dans leur rogne et leur détermination.
Dur, mais pas radical
Ce résumé des plus sommaires invite à quelques constats:
1. En Suisse, les entreprises qui ont suivi ces vingt dernières années une trajectoire semblable à celle de Baumgartner/Filtrona ne sont pas rares. Les ingrédients pour d’autres «Filtrona» doivent plus ou moins s’y retrouver. Même cela ne suffit pas encore pour que la rogne des salarié•e•s débouche sur une action collective.
2. Le rôle du syndicat, ou d’une autre structure bénéficiant de la confiance des salarié•e•s, est crucial. A Filtrona, un débrayage en juillet 2003, sur proposition du syndicat, alors que Baumgartner cherchait à se défaire à tout prix de l’usine, a préparé le terrain dans les têtes pour la grève de fin 2004, préparée également avec le syndicat. Une fois l’action engagée, le conflit a sa propre dynamique et sa propre pédagogie. Surtout en Suisse, sans tradition, on apprend ce que sont la grève – perçue d’abord comme un «moyen de se faire entendre» – et la solidarité en faisant grève et en expérimentant des formes de solidarité.
3. On touche ici à des limites, qui ne sont pas celles du collectif des salarié•e•s de Filtrona, mais qui plongent leurs racines dans l’histoire spécifique du mouvement ouvrier en Suisse –l’éradication depuis des décennies de l’idée même de conflit– et dans le contexte politique actuel –l’avancée de la révolution conservatrice.
Premièrement, le sentiment de «rupture de confiance» et l’expérience d’une grève particulièrement dure n’amènent pas automatiquement à franchir le pas suivant: prendre acte du fait que le conflit ne plonge pas ses racines dans les caractéristiques personnelles ou culturelles («ces Anglais») de la direction, mais qu’il est la conséquence du heurt de logiques différentes –la logique de la valorisation du capital et la «logique sociale»– qui s’opposent, et parfois «s’affrontent dans un combat sans merci», pour reprendre la formule de Danièle Linhart [1]. En d’autres termes, une grève déterminée peut, dans le contexte actuel, être en même temps peu radicale –dans le sens de prendre les problèmes à leur racine– dans l’idée que ses acteurs se font de son origine comme dans les objectifs qu’ils lui donnent. La pédagogie ne peut pas remplacer les processus historiques. Cependant, cette appréciation, si elle est avérée, invite à réfléchir au contenu d’une pédagogie anticapitaliste pour aujourd’hui, cherchant à rendre perceptibles les logiques d’un système s’incarnant dans des formes d’entreprise et des styles de commandement, ainsi qu’à esquisser les possibilités de leur subversion.
Deuxièmement, la vision du syndicat est façonnée par cette appréhension de la réalité. Il est une aide et une source de conseils bienvenus, mais il reste cependant extérieur. L’idée du syndicat comme organisation collective de salarié•e•s coalisé•e•s pour faire valoir leurs intérêts est encore fort lointaine.
Troisièmement, la difficulté est conséquente pour passer d’un problème d’entreprise à un problème de société, et pour donner à une telle grève la dimension politique qu’elle mérite. L’incurie des autorités, ficelées et démobilisées par leur subordination totale aux exigences de la course à la compétitivité, a été très largement perçue par les salarié•e•s de Filtrona. Cela peut nourrir un rapport désillusionné aux autorités, même si, quand l’horizon est bouché, on s’agrippe à l’espoir même le plus ténu «qu’ils pourront faire quelque chose». Quant à envisager la possibilité d’une autre politique et les formes qu’elle pourrait prendre…
Indispensable internationalisation
Ce premier constat va de pair avec celui d’un autre décalage, à l’origine d’une vraie faiblesse dans une confrontation comme celle qu’ont portée les salarié•e•s de Filtrona. Une multinationale comme Bunzl/ Filtrona ne se caractérise pas seulement par le fossé séparant les «sphères dirigeantes» des salarié•e•s et la proximité cultivée avec les actionnaires. Donc par l’extrême brutalité du rapport salarial et l’insensibilité complète aux arguments du personnel, dont l’intelligence est cependant, simultanément, convoquée en permanence pour faire fonctionner l’entreprise. Cette réalité choque profondément les salarié•e•s. L’autre dimension d’une telle firme transnationale est sa capacité à agir de manière coordonnée à l’échelle internationale, en suivant une stratégie dont les tenants et aboutissants sont voilés aux salarié•e•s.
Or, en face, les travailleurs sont affaiblis par un triple handicap:
1. L’incompréhension de l’antagonisme fondamental régissant les rapports entre employeur et employé•e•s, l’immersion dans le rapport quotidien de collaboration qu’implique le travail nourrissent un a priori de confiance vis-à-vis de la direction. Lorsque des événements commencent à éveiller la méfiance, le patron a souvent déjà plusieurs coups d’avance.
2. La connaissance et la compréhension des stratégies patronales sont lacunaires. Les employeurs font tout pour qu’il en soit ainsi. L’expérience et l’expertise que pourraient apporter les organisations syndicales pour aider à reconstituer, à partir des parcelles d’informations détenues par les salarié•e•s, le puzzle de la politique patronale ne sont souvent pas suffisantes. La faiblesse des structures syndicales, internationales en particulier, face à de telles multinationales, explique en partie cela.
3. L’absence de collaboration internationale entre salarié•e•s, pour faire pendant au commandement patronal unifié, à l’échelle planétaire. Ici également, la faiblesse extrême du syndicalisme international en rapport au degré atteint par la mondialisation du capital –et donc de ses chaînes de commandement sur les salarié•e•s– pèse de façon écrasante. Face à Bunzl/Filtrona, cela a été, au bout du compte, déterminant. L’impossibilité à initier une action collective internationale, même très modeste, a marqué de manière irrémédiable le rapport de forces.
L’expérience des deux mois de lutte des salarié•e•s de Filtrona à Crissier a, à coup sûr, fait progresser, parmi les salarié•e•s et les syndicalistes qui les ont soutenus, la conscience de l’importance cruciale de ces liens organiques internationaux. C’est un des acquis de cette lutte remarquablement courageuse.
1. Danièle Linhart, Perte d’emploi, perte de soi, La brèche N° 8.
|