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Théâtre d'ombres et réalité du pouvoir
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Charles-André Udry Alex Krauer, l’ancien président du conseil d’administration de Novartis et d’UBS, déclarait : «Il en résulte des préjudices… lorsque les représentants de l’économie de marché perdent contact avec le sol et par là perdent la confiance et l’approbation de larges secteurs de la population» (Blick, 9 mai 2007). Cette mise en garde politique d’un membre honoré des cercles dirigeants de l’économie suisse tombait alors qu’explosait l’annonce des salaires et autres revenus des CEO (chief executive officer ou président-directeur général). Ils fleurtaient avec des sommets plus himalayens qu’alpestres. Alex Krauer insistait sur la discrétion nécessaire aux connivences qui tissent les relations au sein d’une bourgeoisie. Cette complicité d’argent et de pouvoir se noue grâce à la ségrégation spatiale dont l’emblème est représenté par quelques communes privilégiées sises sur la Goldküste zurichoise. Mais la société du spectacle, dans un monde où réussite et argent étalé fonctionnent comme valeur ajoutée des performances boursières, a ses exigences. Elles se reflètent, avec plus de retenue, dans les dernières pages de la Handelszeitung, consacrées à des clichés photographiques montrant qui est normalement avec qui et qui a le passe-droit d’être avec qui. L’hôte Kaspar Villiger Les cercles bourgeois helvétiques et les élites qui dirigent le complexe industrialo-financier – diversifié – doivent réajuster quelque peu leur tir. La mondialisation du capitalisme helvétique est ancienne, en termes d’investissements directs et d’échanges. Elle s’est toutefois renforcée, avec des avancées dans le trading et les implantations des banques comme des assurances (Londres, New York, Francfort, Singapour, Hongkong, Shanghai, pour ne pas citer la succursale luxembourgeoise). Les élites politiques doivent mieux le comprendre, au moment où le rôle de l’Etat national change et s’efface dans plus d’un domaine. D’ailleurs, en parallèle, le rôle de non-Suisses à la direction des grandes firmes s’accroît: parmi les directions de sociétés cotées au SMI le nombre d’étrangers avoisine les 50%. Pour donner aux «représentants politiques» quelques leçons, quoi de mieux qu’un «centre de formation». Et pas n’importe lequel. Celui de Nestlé, Rive-Reine, à La Tour-de-Peilz, tout près de Vevey, siège du premier de classe de l’alimentation mondiale. Tous les mois de février, l’ancien conseiller fédéral radical Kaspar Villiger joue le gentil organisateur de réunions discrètes où ceux qui commandent font passer quelques messages à ceux qui gouvernent [1]. Kaspar Villiger ne fait plus dans le cigare ou le cycle, après son passage au Conseil fédéral. Il siège aux conseils d’administration de l’influente Neue Zürcher Zeitung (NZZ), de Swiss Re – le leader international de la réassurance – et de Nestlé. Il y côtoie parmi les dirigeants les plus influents du capitalisme helvétique. A Rive-Reine, sous la protection de Peter Brabeck-Letmathe de Nestlé, il agence la réunion entre les «Führer» de l’économie, les dirigeants des associations économiques les plus significatives et les conseillers fédéraux ainsi que les présidents des partis gouvernementaux. Le thème de ces réunions d’un demi-jour – les CEO n’ont pas de temps à perdre – peut se résumer de la sorte : la stratégie de la Suisse dans la mondialisation. C’est dans le secret d’une salle de conférence que sont présentées –pour être assimilées– les lignes de force de la politique des échanges commerciaux, des investissements, des marchés financiers, ainsi que les priorités en termes de politique fiscale et budgétaire, de marché du travail, de formation, de recherche, etc. Les gouvernants se doivent de saisir en quoi le «Standort Schweiz» – la place suisse insérée dans la concurrence mondiale et dans ses rapports avec l’Union européenne – peut apporter sa contribution aux firmes transnationales. Etant entendu que ces dernières ont d’autres points d’appui et bras de levier à l’échelle internationale. Toutefois, la base arrière suisse reste fort utile. Une complicité fonctionnelle Ainsi Pascal Couchepin (radical) comme Hans-Rudolf Merz – qui, lui, s’est plus frotté au monde des affaires que l’ex-shérif de Martigny – sans oublier Doris Leuthard (PDC) ou Christoph Blocher, en terrain connu, ont pu «échanger» avec Marcel Ospel de UBS, Daniel Vasella de Novartis, Franz Humer de Roche, Walter Kielholz du Credit Suisse et Rainer E. Gut, président d’honneur du CS, Peter Forstmoser de Swiss Re ou Rolf Dörig de Swiss Life. Ulrich Gygy, le patron de La Poste et membre du conseil d’administration de la Winterthur (assurance), compte aussi parmi ceux qui ont pu savourer un Nespresso. Le président de la direction de la Banque nationale suisse (BNS), Jean-Pierre Roth, n’a pas été privé de ces conférences. Il sait combien les grandes banques ont leur mot à dire dans les options de la BNS, alors que son indépendance politique est réaffirmée à toute occasion. Kaspar Villiger, de la NZZ, est flanqué de la «boîte à idées» Avenir Suisse. Elle est animée par Thomas Held qui, après une légère fièvre gauchiste et un apprentissage peu brillant chez l’alors consultant zurichois Nicolas Hayek, diffuse la bonne parole néo-conservatrice en Suisse. Afin de ne pas succomber à une attitude dédaigneuse et assurer une liaison dont le sens doit être d’autant mieux compris que non explicite, les présidents des partis gouvernementaux sont aussi invités. On peut citer Fulvio Pelli, un radical familialement historique, le PDC grimpant Christophe Darbellay et le social-démocrate affligé Hans-Jürg Fehr. Tous ont aussi eu droit au spectacle des Alpes et du lac Léman. Elections: silence sur le pouvoir Nous n’avons là décrit qu’une des pièces du pouvoir effectif en Suisse qui n’est soumis ni aux élections, ni à ce drame qui se dégonfle à chaque fois: l’élection du Conseil fédéral. Tout au plus, les anciens conseillers fédéraux se voient gratifier – de manière inégale certes – des postes dans les conseils d’administration suite à leurs «lourdes tâches pour le bien du pays». Ainsi, Flavio Cotti, qui a aiguillé Doris Leuthard dans son accession au Conseil fédéral, est président du Conseil (International Advisory Board) du Credit Suisse et membre du conseil d’administration de Georg Fischer AG, tout en conseillant Cablecom. Ruth Metzler s’est assez vite recyclée du côté de Novartis (dirigeante des Investor Relations) et entre dans le conseil d’administration de la structure qui sortira de la convergence entre les acteurs de la Bourse que sont SWX (Swiss Exchange), Swiss Financial Services Group (SIS) et Telekurs Holding. Joseph Deiss, qui se déclare toujours prêt à accepter de nouveaux conseils d’administration, doit se contenter du laitier Emmi, d’une place au conseil d’administration du BAK (une boîte à idées économiques hyperlibérale, à statut universitaire) et d’un fauteuil dans une petite entreprise high-tech: RG Innovation. Cette énumération, partielle, illustre plus l’utilisation pouvant être faite d’un ancien conseiller fédéral que des éléments consistants du pouvoir économico-politique. Ce dernier réside dans l’intrication entre de véritables réseaux de connaissances et d’échanges au sein des conseils d’administration, dans la mise en place de programmes universitaires comme le «Master Law and Economics» de l’Université de Saint-Gall, présidé par Kaspar Villiger et dont les sponsors réunissent Hans Heinrich Coninx de Tamedia, Thomas Schmidheiny d’Holcim, Urs Rohner du Credit Suisse, Andreas Grünbichler de Zurich Financial Services, Alfred N. Schindler de Schindler Holding, etc. Ce n’est qu’un des cercles parmi d’autres où se rencontrent et se forgent les élites qui commanderont ou gouverneront la Suisse. Et pour ce qui est de gouverner, la jonction entre l’administration, les commissions extra-parlementaires et les interventions directes des firmes, de leurs associations – en plus du rôle joué par economiesuisse (organisation faîtière du patronat) – pose des garde-fous plus solides que les «programmes de législature» adoptés par les partis gouvernementaux. Ce système de pouvoir n’est pas discuté lors des élections. Autrement dit, il y a là l’élection d’un silence servant à justifier un théâtre d’ombres. 1. Viktor Parma, Machtgier, Nagel & Kimche, 2007, 167 p. (8 octobre 2007) |
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