Une CN, avec quel contenu ?
Après la manifestation nationale des travailleurs de la construction, la bataille commence
Un militant syndicaliste de terrain qui a préparé la manifestation nationale des travailleurs du «gros œuvre» du 22 septembre 2007 à Zurich, y a participé puis s’est rendu sur les chantiers en retirer quelques impressions (voir article dans La brèche N°5, 8 septembre 2007, sur le site: www.labreche.ch).
«On y laisse notre peau»
Sur les chantiers, avant l’échéance du 22 septembre, s’exprimaient les mêmes réactions qu’en 2005, mais plus accentuées. Il est donc utile de rappeler ce que notre syndicat, UNIA, relevait alors dans le tract distribué à l’échelle nationale, avant l’annulation, brusque, de la manifestation prévue pour le 21 mai 2005: «Les employeurs veulent faire de la future CN [Convention nationale du secteur principal de la construction en Suisse] une coquille vide, afin de traiter à l’avenir les travailleurs comme bon leur semble.»
Plus importants sont les commentaires des travailleurs. Ils étaient présentés sous un titre en forme de citation: «On y laisse notre peau.» Un contremaître constate: «Ces heures variables te posent un problème. Tu rentres encore plus tard et fatigué chez toi. On ne voit plus en nous qu’un facteur de coûts.» Un autre contremaître: «En fin de compte nous n’aurons plus congé que le dimanche, quand tout est fermé. Si on en arrivait là, il faudrait qu’on fasse la grève.» Un magasinier: «Travailler 60 heures par semaine, c’est de la folie. J’ai déjà accepté de travailler le samedi. Mais si ça devient la règle, je ne suis pas d’accord.» Un grutier : «J’ai une famille. De tels horaires sont exclus. J’ai déjà travaillé jusqu’à 55 heures, volontairement. Mais 60 heures je ne pourrai plus rentrer à la maison.» Un mineur: «Les prix augmentent et je gagne toujours la même chose.»
Une subordination accrue au capital
Aujourd’hui le climat n’a pas changé. Il s’est détérioré. Et cela malgré la signature, in extremis, en 2005, de la CN 2006-2008. Celle qui vient d’être dénoncée, unilatéralement, par la Société suisse des entrepreneurs (SSE). Toutefois, les modalités d’exploitation se sont exacerbées.
Dans son ensemble, la branche de la construction comme le secteur du gros œuvre –qui réunit un peu moins d’un tiers du total des salariés– voit ces transformations s’accentuer. A une extrémité, un nombre toujours plus réduit de grandes firmes donneuses d’ordre; à l’autre des entreprises au nombre de salariés diminuant et des firmes temporaires qui «assurent» jusqu’à 20%, selon la période, du «volume de la main-d’œuvre».
La sous-traitance modifie en profondeur les relations de travail. S’instaure un rapport entre un donneur d’ordre et un preneur d’ordre. Le donneur d’ordre (la grande firme) se défait ainsi d’une relation directe avec la main-d’œuvre. Cette dernière tend à exister au travers d’une relation commerciale avec le preneur d’ordre. Ainsi, elle ne relève plus de manière palpable du droit du travail. Les salariés vivant ces situations de sous-traitance –ou ceux placés par des firmes de travail temporaire– intériorisent cette situation. Ils savent que leurs conditions de travail et de licenciement dépendent d’une rupture d’un contrat de sous-traitance ou de l’absence de son renouvellement. Le contenu et l’évolution des relations de travail sont donc justifiés par les «exigences» du marché, de la concurrence, des prix et des marges de profit mises à mal par la hausse des coûts de l’acier, du pétrole, etc. Cette configuration de la branche augmente encore le pouvoir de discipliner et de subordonner les travailleurs au capital, représenté ici en priorité par les grandes firmes et leurs mandants.
Ce vécu s’exprime par une frustration, une révolte mais aussi par des craintes ainsi qu’un sentiment d’impuissance; d’où la réaction de recherche d’une protection élémentaire, autrement dit obtenir à nouveau une CN, sans trop poser –pour l’heure– les questions relatives à son contenu.
La taupe du dumping travaille
Le thème de la sous-enchère salariale est nourri par de nombreux cas concrets. Ils sont noyés dans les statistiques lissées et diffusées par l’ex-économiste de l’Union syndicale suisse (USS) – Serge Gaillard – engagé au Secrétariat d’Etat à l’économie (seco) pour le remercier d’avoir présenté, en tant que «syndicaliste», les «mesures d’accompagnement» comme efficaces pour faire obstacle à une concurrence organisée entre salarié·e·s lors de la mise en œuvre des bilatérales II.
Le dumping salarial n’est plus à démontrer. Il est enregistré par les directions syndicales et, y compris, par ceux qui avaient voulu faire silence sur cette question au nom d’une conception séparant les droits fondamentaux –qui valent par leur unicité– des travailleurs : droits politiques, sociaux et de libre circulation.
Des salaires 30% en dessous de la moyenne ne relèvent pas de l’exception, là où n’existe pas un contrat collectif avec un salaire minimum. Le «scandale» des travailleurs de la construction venant de République tchèque avec des salaires de 720 à 1200 francs mensuels pour un travail à 100% est la pointe de l’iceberg (Work, 23 mai 2007). Le vice-président de la commission paritaire centrale de la région bâloise, Markus Meier, doit enregistrer dans divers secteurs de la construction des différences salariales, par rapport aux normes conventionnelles, d’une moyenne tournant autour de 35% (SonntagsZeitung, 12 août 2007).
Le message de la SSE… depuis 2005
Le scénario d’une dénonciation unilatérale de la CN avait été pressenti par certains syndicalistes ayant des contacts directs avec les «hommes de confiance» du syndicat et certains cadres. Pourtant, la SSE a pris de court la direction d’UNIA. Le patronat préparait son attaque. Pour preuve élémentaire, les tracts distribués, de suite, sur les chantiers, portant comme titre «Plus de salaire dès le 1er octobre 2007» et financement patronal de «l’offre de formation et de perfectionnement professionnels».
Les interrogations fusent sur ce que la SSE veut. Pour y répondre, il n’est peut-être pas inutile de jeter le regard en arrière. En 2005, dans la partie du tract intitulé «Ce que veulent les entrepreneurs», il était affirmé: «L’assurance obligatoire d’indemnités journalières en cas de maladie doit être abrogée, tout comme la protection contre le licenciement pendant une maladie.» Les entrepreneurs invoquaient, explicitement, que l’article «Maladie et licenciement» (art. 21. 3 de la CN) devait être revu et examiné à la lumière de la votation sur la 5e révision de l’AI.
Depuis le 17 juin l’affaire est entendue. La 5e révision de l’assurance invalidité (AI) a été adoptée par «le souverain»… qui compte peu de travailleurs de la construction, très souvent immigrés. En cas de maladie, le patron pourra donc faire intervenir la procédure de «détection précoce» après un mois. La recherche d’un «travail mieux adapté» à «sa situation», accompagné d’un salaire considéré comme exigible deviendra l’objectif. Même si le patron AI-compatible, c’est-à-dire prêt à payer le salaire indiqué par l’office AI, est un fantôme (voir à ce propos le Cahier La brèche No2, «LAI et LAA: révision ou négation», p. 58-61 et p. 94-97).
Résultat: le versement des 720 jours d’indemnités journalières sera remis en question. S’imposeront les prescriptions du Code des obligations (CO): 90 jours de délai de congé entre la 2e et 5e année de travail, par exemple. Dans un secteur où les conditions de travail sont usantes (pour utiliser un euphémisme), un tel changement provoquera une catastrophe humaine. Or, dans la mobilisation, rien n’est dit et fait à ce propos.
Une configuration salariale «rénovée»
Nous avons déjà insisté sur la volonté des entrepreneurs de modifier, sous une forme ou une autre, le système des salaires dans le «gros œuvre» et plus généralement dans le secteur de la construction. Cela permettra d’abaisser les salaires et de finasser avec la sous-enchère salariale. Lors des négociations de 2005, UNIA décrivait ainsi la volonté de la SSE: «Il n’y aura plus qu’un salaire minimum garanti, le salaire C des travailleurs sans qualifications professionnelles [4226 francs]. Le patron décide seul à quel salaire il embauche son personnel.» Sur ce terrain, diverses «solutions» sont envisagées. L’une porte sur une réorganisation des associations patronales du «gros et du second œuvre»; comme référence salariale charnière, le montant de 4000 francs serait pris. Nous en avons déjà parlé (voir La brèche N° 5). Une autre résiderait dans «le travail à la tâche»: une sorte de décompte des heures serait effectué. Ainsi un maçon dont le salaire minimum est, actuellement, de 5041 francs se verrait imputer une rétribution plus basse s’il devait accomplir, sur une certaine période, les tâches d’un manœuvre. Flexibilité du temps de travail et des salaires se combineraient.
La «formation professionnelle» assurée par le patronat, y compris durant la période de résiliation de la CN, pourrait servir à former des travailleurs dont la qualification acquise ne se verrait pas reconnue complètement au plan salarial. Ce qui existe déjà.
Sur ces questions, la SSE va manœuvrer et chercher diverses pistes. Elle peut utiliser, entre autres en Suisse alémanique, un réservoir de travailleurs migrants venant d’Allemagne qui sont sous la pression du chômage et de salaires nettement inférieurs dans leur pays. Ils sont souvent employés à des tâches limitées dans le temps, avec l’incertitude pesant sur leur futur.
La flexibilité du temps de travail est aussi un objectif de la SSE. Or, il est souvent fait silence sur la formulation exacte de l’article 25.2 de l’actuelle CN (résiliée) concernant «le cadre de la durée journalière et hebdomadaire du travail». Il y est écrit que «la durée générale hebdomadaire du travail est en règle générale de 37,7 heures hebdomadaire au minimum et 45 heures au maximum». La formule «en règle générale» s’avère redoutable lorsque l’on doit faire face aux prud’hommes. Elle permet aux patrons de se défiler. D’autant qu’ils peuvent modifier, selon leur bon vouloir, le «calendrier de la durée du travail». Une des conquêtes historiques du SIB (Syndicat Industrie et Bâtiment), le contrôle sur le déroulement de la semaine de travail, a déjà été liquidée en 2005. Une flexibilité accrue trouverait sa place dans ce canal creusé «paritairement».
Définir des buts
La mobilisation du 22 septembre – importante – était placée, officiellement, sous la bannière du «partenariat social» et sous le mot d’ordre: «On veut une CN !» C’est un peu court. Certes, un plan de luttes est prévu. Fort bien. Mais des blocages et grèves ne se préparent pas seulement avec un bulletin dans une urne. Il faut des buts définis, ressentis et discutés collectivement. Est-il imaginable qu’une journée d’actions se fasse le 1er novembre, jour férié dans les cantons catholiques ?
La SSE dispose de moyens financiers significatifs pour faire pression sur l’appareil d’UNIA; cela au travers du Fonds d’application paritaire et du Fonds de formation paritaire. Nous y reviendrons. Il serait regrettable –pour les travailleurs– qu’un «accord» tombe en 2008 (ou avant) sous l’effet d’un chantage matériel lié à ces Fonds.
Des syndicalistes vivraient mal le fait de devoir distribuer, une seconde fois, un tract titrant: «Annulation de la manifestation…». La leçon de 2005 a-t-elle été apprise avec le même sérieux qu’expriment les travailleurs sur les chantiers ? Nous l’espérons.
(8 octobre 2007)
|