Une nouvelle usine de la communication à flux tendus.
Quiconque souhaite ouvrir un compte bancaire ou a un accident de voiture devra, tôt ou tard, répondre aux questions posées par un téléopérateur ou une téléopératrice. Souvent il devra attendre longtemps avant d’obtenir un interlocuteur «au bout du fil». Alors, la patience est mise à rude épreuve et la conversation peut devenir tendue voire à la limite des règles de la politesse. Mais qui se cache «au bout du fil»?
Qui y a-t-il derrière des voix inconnues, en l’apparence anonymes ? Pourquoi sommes-nous contraints d’entrer en interaction avec ces «voix»? Pour répondre à ces interrogations, nous nous sommes entretenus avec une employée d’un call center en Suisse alémanique.
La brèche – En quoi consiste ton travail ?
Le call center dans lequel je travaille entretient des relations avec plusieurs grands clients. Les prestations proposées sont multiples: certains collègues font des enquêtes de marketing, tandis que d’autres répondent à des demandes commerciales. Depuis deux ans, je m’occupe uniquement de la prise en charge des sinistres dans le domaine de la santé, les accidents notamment. Auparavant mon travail consistait à vendre les produits d’une entreprise de télécommunications. Il s’agissait de la vente «proactive» qui se résumait à appeler des personnes à leur domicile afin de leur vendre des abonnements téléphoniques. C’était après la privatisation de Swisscom…
Ensuite, on m’a choisie pour un travail qui exige plus de précision. Le call center avait besoin d’un personnel étant au service d’une petite assurance qui sous-traite ainsi la prise en charge des déclarations ayant trait aux sinistres accidents.
Comment expliques-tu la sous-traitance de certaines activités à ce call center ?
Les supérieurs nous disent que l’entreprise s’est spécialisée dans les relations téléphoniques et que, par conséquent, nous fournissons un travail d’une plus grande qualité. Cette réponse ne me satisfait pas vraiment. Je crois plutôt que la sous-traitance permet aux grands clients du call center de comprimer les coûts en exerçant de la pression sur les conditions de travail des téléopérateurs. Même si nous ne en apercevons pas directement lorsque nous travaillons, nous ne devons pas oublier que notre call center est en concurrence avec d’autres call center…
Comment décrire l’activité des téléopérateurs ?
Le travail est avant tout très taylorisé, donc très normé et répétitif. Nos compétences sont limitées uniquement à la saisie des avis de sinistres accidents; dès lors, nous ne faisons que cela pendant toute la journée, comme des machines.
Les questions que nous posons aux clients sont toujours les mêmes. Au bout de quelques mois on les connaît par cœur… Mais je dois tout de même préciser que nous ne sommes pas pour autant des machines, même si nous sommes souvent tentés de le croire.
Ce n’est pas le client mais le téléopérateur qui doit mener l’entretien téléphonique ! Comme c’est le patron qui promène son chien et non pas l’inverse, en général… Par conséquent, le travail est aussi très usant. La qualité du son est souvent mauvaise lorsque le client nous appelle avec son téléphone portable. Cela nous demande un effort de concentration supplémentaire. Nous sommes obligés de nous répéter plusieurs fois, à haute voix, afin que le client nous comprenne. Mais les entretiens pèsent sur nous aussi lorsque le client n’est pas de bonne humeur ou lorsque nous devons faire face à un grand nombre de sinistres complexes et difficiles à comprendre et ainsi à entrer de manière correcte les données.
De quelle manière l’assurance sous-traitante exerce-t-elle sa pression ?
Lorsqu’on entre pour la première fois dans un call center, on est frappé par l’atmosphère tendue, par le bruit et le stress que l’on peut ressentir. L’activité se caractérise par la combinaison du flux tendu et d’un sous-effectif permanent de téléopérateurs. Cela est «mortel» pour nous.
Je m’explique. Nous sommes contraints de prendre note du sinistre de chaque client qui appelle, peu importe le nombre de personnes qui travaillent. Nous ne pouvons pas reporter au lendemain les entretiens téléphoniques puisque de nouveaux clients appelleront. Or, comme souvent il n’y a pas un nombre suffisant de téléopérateurs qui peut faire face au nombre d’appels entrants, jusqu’à dix personnes attendent «au bout du fil» pendant que tous les téléopérateurs travaillent à plein rythme. Nous pouvons voir ce chiffre sur notre ordinateur. Quand le nombre de personnes en attente dépasse les dix, l’écran commence à clignoter. Cela nous pousse à travailler plus vite encore, au détriment de la qualité de notre entretien téléphonique. Il m’arrive de faire comprendre au client que l’appel doit se terminer, même s’il y a des questions qui restent encore en suspens. Chaque fois nous devons donc choisir entre les exigences de qualité et de quantité qui nous sont imposées par la direction.
Qu’entend l’entreprise par un travail de qualité ?
A côté de nos bureaux se trouve un tableau sur lequel est indiqué un ensemble d’objectifs qui doivent être atteints et les résultats hebdomadaires du call center. Il s’agit notamment d’avoir plus de 85 % d’appels recevant une réponse au cours des 30 premières secondes. Il faut aussi que le nombre d’appels abandonnés par les clients soit inférieur à 3 %.
Ces chiffres ne sont pas négociés avec le personnel. Ils mesurent la qualité d’un point de vue quantitatif. Lors des entretiens d’évaluation individuels, l’employé sait dans quelle mesure il atteint – en tant qu’unité isolée – ces objectifs. Mais l’entreprise exige également de nous-mêmes une autre qualité, qui n’est pas mesurable avec des chiffres. Il s’agit de la satisfaction du client à la fin de l’entretien téléphonique. Pour nous la qualité ce n’est que ça et rien d’autre. Notre travail prend du sens lorsque les clients nous remercient et avant de raccrocher nous disent: «Au plaisir.» Mais nous ne pouvons pas toujours l’entendre. Tant qu’il n’y a pas de réclamations, la direction s’intéresse uniquement à la qualité mesurée quantitativement.
La direction de l’entreprise est-elle «consciente» du stress ressenti par les téléopérateurs ?
Je crois que oui. C’est pourquoi la pression que subissent les téléopérateurs est due selon moi à une gestion du personnel par le stress. Plus on nous met la pression et plus nous sommes productifs… La direction organise régulièrement des cours donnés par des consultants externes, censés nous aider à supporter ces conditions de travail difficiles.
Ils nous disent que la maîtrise des images que notre cerveau produit pendant l’activité diminue considérablement le stress. Cela signifie concrètement que nous devons nous concentrer seulement sur la conversation téléphonique en cours et oublier qu’il y a dix personnes «au bout du fil» qui attendent une réponse. Nous avons cherché à expliquer à ces consultants que cela nous paraît absurde puisque cela ne correspond pas au travail réel des téléopérateurs. Nous ne pouvons pas ignorer l’écran qui clignote ou le client qui nous «réprimande» puisqu’il a attendu 15 minutes au téléphone. Mais la direction ou les consultants ne veulent pas entrer en matière sur tout ce qui touche à l’organisation du travail.
Le travail de téléopérateur comporte-t-il des risques pour la santé ?
L’organisation du travail en vigueur ne prévoit pas de temps morts. Lorsqu’il y a trop d’appels entrants, un collègue est déchargé de ses fonctions habituelles pour mettre une partie des clients sur une liste, pour qu’on puisse les appeler pendant les heures creuses. Nous sommes donc censés travailler sans arrêt. Par conséquent, plusieurs collègues dénoncent une situation de fatigue chronique le soir; d’autres peinent à avoir un sommeil serein. Nous avons indiqué ces problèmes à la direction, afin de prévenir d’éventuelles maladies.
Le seul «remède» qui nous est proposé consiste à diminuer le temps de travail hebdomadaire, avec les conséquences salariales qui en découlent. La prévention, si on peut la qualifier ainsi, est donc à la charge des employé·e·s: ils peuvent choisir d’avoir moins d’argent sur la fiche de paie.
Les rythmes sont si élevés que cette année deux employés se sont absentés plusieurs mois à cause d’un «burn-out», tandis que quatre fraîchement embauchés ont décidé de démissionner pendant la période d’essai.
Parfois il arrive que trois ou quatre employés sur vingt soient malades en même temps, durant plusieurs jours. Alors le travail est plus intense pour ceux qui continuent à répondre aux appels. Le risque existe que se déclenche un effet «boule de neige» avec le nombre de collègues malades qui s’accroît rapidement. Je me rappelle qu’un jour nous avons atteint le record d’un tiers des effectifs absent pour cause de maladie !
Le stress peut donc se retourner contre l’entreprise elle-même si tous les employés deviennent malades. D’après tes explications, la direction ne semble pas prendre au sérieux ce risque.
Ce n’est pas vraiment ainsi. Depuis le début de l’année, la direction met sous pression les collègues embauchés à temps partiel pour qu’ils travaillent sur appel en dehors du temps de travail prévu dans leur contrat. L’employé doit être joignable pendant la journée. Il sera appelé en cas de surcharge de l’activité. Les jours où plusieurs collègues sont malades, il y a de grandes chances que cet employé soit appelé et qu’il doive se rendre au bureau dans l’heure qui suit. Par le travail sur appel, la direction souhaite adapter l’emploi du personnel à la variation imprévisible de l’activité. En d’autres termes, au lieu d’embaucher de nouveaux téléopérateurs, elle préfère allonger les heures de travail. L’employé ne recevra aucune compensation s’il n’est pas appelé, mais il aura un salaire majoré de 25 % s’il va travailler. On voit donc bien que le travail sur appel ne coûte pas grand-chose à l’entreprise.
L’introduction du travail sur appel ne rencontre-t-elle aucune résistance ?
Les résistances existent, mais elles sont individuelles. Elles s’expriment notamment par le refus de travailler sur appel. Mais il faut aussi savoir que la direction n’est pas dupe. Dans un premier temps, elle demande aux téléopérateurs de travailler un soir ou un week-end par mois seulement. Un grand nombre de collègues, les plus jeunes surtout, se sont mis à disposition puisqu’on ne leur a pas demandé grand-chose, si ce n’est un «service» en échange d’horaires plus convenables.
Ce compromis n’a pas duré plus que quelques mois. La direction a décidé de généraliser le travail sur appel en demandant à ces mêmes personnes de se mettre à disposition deux ou trois jours par semaine. Comment ces collègues peuvent-ils refuser après avoir accepté de rendre un «service» la première fois ? Ils ont mis le doigt dans le mécanisme.
Tu mentionnes un exemple de résistance individuelle. Mais n’y a-t-il jamais eu une lutte collective ?
Oui. Je me rappelle qu’il y a deux ans la direction a refusé de donner des vacances durant la semaine qui suit les jours fériés de Pâques. Vous pouvez imaginer l’insatisfaction de tous les téléopérateurs qui ont été obligés de travailler bien que leurs enfants soient à la maison. Or cette semaine-là, il n’y a pas eu un grand nombre d’appels et, pour une fois, nous étions clairement en sureffectif. La direction a donc exigé de récupérer nos heures supplémentaires et de rentrer à la maison, même si nous n’avions pas pu organiser un voyage de vacances avec nos enfants, par exemple. A cette exigence de la direction nous avons tous refusé de donner suite. Ce n’était vraiment pas possible de faire autrement, à moins de renoncer à notre propre dignité. Nous avons donc décidé ensemble que personne ne quitterait le poste de travail.
Y a-t-il des activités syndicales dans ton entreprise ?
Non, aucune. Il y a trois ans, une pétition a été lancée. Je sais que certains d’entre nous sont affiliés à un syndicat, mais ce thème reste un tabou. Nous sommes une vingtaine d’employés, à 90 % des femmes, et la rotation du personnel est considérable. Depuis trois ans, seuls 25 % des collègues sont restés dans le call center, dont moi-même. La plupart d’entre nous ont été marqués par la précarité avant d’être embauchés dans cette entreprise, que ce soit à cause du chômage ou du travail temporaire dans d’autres call center, où les salaires sont encore plus misérables.
Je dois aussi préciser que la moitié des téléopérateurs est embauchée avec un contrat à durée déterminée. Comment voulez-vous qu’il y ait une activité syndicale dans ces conditions ? Nous n’avons que deux possibilités pour améliorer nos conditions de travail: chercher un autre boulot ou espérer une promotion. Que peuvent faire les syndicats s’ils ne sont pas actifs dans l’entreprise ? Avant toute chose, nous devrions réussir à combiner une résistance individuelle avec une résistance collective.
Qu’est-ce qui s’est passé à propos de la pétition à laquelle tu as fait allusion ?
C’est vrai… nous avons presque tous signé une pétition adressée à la direction. A l’époque je travaillais encore dans la vente «proactive» et les conditions de travail étaient devenues inacceptables durant plusieurs mois consécutifs. Les collègues tombaient malades, les uns après les autres, et la direction souhaitait que nous vendions encore plus de contrats téléphoniques pour tenir ses objectifs…
C’est à ce moment-là qu’un collègue a pris l’initiative de lancer une pétition. La direction n’a pas répondu aux questions soulevées. Elle a seulement donné à chaque téléopérateur une prime exceptionnelle de 750 francs pour calmer un peu le jeu. Du personnel a été rapidement embauché. Toutefois, six mois après, nous nous sommes trouvés dans la même situation qu’au départ, puisque les collègues qui ont démissionné n’ont pas été remplacés. Au jour le jour chacun tire la corde de son côté. Néanmoins cette pétition a été très importante pour ceux et celles qui continuent à travailler. Elle nous a montré qu’il était possible d’exprimer une résistance à des conditions de travail qui devenaient de plus en plus dures.
On sait que les conversations téléphoniques des téléopérateurs sont systématiquement enregistrées. Les syndicats affirment que cela est une des raisons majeures à l’origine du stress. Est-ce vrai ?
La direction sait exactement ce que nous disons au téléphone, mais aussi le temps moyen de nos conversations téléphoniques, le temps pendant lequel notre téléphone n’est pas disponible pour recevoir des appels et le nombre d’appels auxquels nous répondons pendant la journée. Ils savent vraiment tout ! Les nouvelles technologies informatiques permettent une surveillance qui n’a pas grand-chose à envier avec celle de l’Allemagne de l’Est avant la chute du Mur…
Je crois toutefois qu’il y a d’autres raisons, déjà évoquées dans cet entretien, qui sont à l’origine du stress. Au contraire, cette surveillance peut se retourner contre la direction elle-même dans certains cas. Par exemple, lorsque nous demandons que des heures supplémentaires soient compensées. A cette occasion personne ne peut tricher puisque toute activité a laissé des traces.
Mais alors quels remèdes proposes-tu pour diminuer le stress des téléopérateurs ? Encore plus de surveillance ?
Bien sûr que non. La solution me semble bien plus simple: il faut qu’il y ait plus de personnel. Mais cela ne va pas de soi. Moi je suis persuadée que le travail des téléopératrices est indispensable au bon fonctionnement de l’assurance, puisque celle-ci ne peut pas vendre ses contrats si les sinistres ne sont pas remboursés ou si la clientèle n’est pas satisfaite.
(7 décembre 2008)
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