Quand La Poste sonne les facteurs
Jean-Marie Gerber
Première étape du nouveau parcours que La Poste impose à ses salarié·e·s
Pour des millions d’usagers, La Poste a pris un nouveau look: les bureaux postaux se sont transformés en magasin informatique et kiosque fournissant des bonbons, de la papeterie, des billets de loterie et, évidemment, l’inévitable téléphone portable. Toute cette marchandise peut être examinée lors de l’attente minutée qui suit le retrait du ticket faisant de l’usager le numéro qui répondra au son et à l’inscription s’affichant sur le tableau lumineux. Le client observateur peut parfois saisir le stress des personnes, en majorité des femmes, travaillant au guichet. Leurs activités sont chronométrées: en moyenne, elles ne doivent pas consacrer plus de deux minutes par client, tout en étant «fiable, aimable, unique». Cela, en n’oubliant surtout pas de proposer, à la fin des opérations, le catalogue Ikea, le badge Pro Helvetia pour le 1er août ou encore un tribolo.
Le lien n’est pas toujours établi entre la réorganisation du travail que l’on aperçoit derrière les vitres des guichets et la gestion mercantilisée du comportement des clients ainsi que les «bonnes performances» de La Poste. Cette dernière, pour le premier semestre 2007, a annoncé un bénéfice de 507 millions de francs, une croissance de plus de 14 %.
Le rapport entre bénéfices et réorganisations du travail des autres employé·e·s de La Poste est, lui, très largement invisible pour l’ensemble des usagers. Nous allons ici illustrer l’intensification du travail des facteurs et des factrices et l’effort de propagande, dite de formation, effectué par la direction pour modeler un nouveau type de salarié.
Le facteur chronométré mais en voie de conversion
L’organisation du travail d’un distributeur (facteur) dans une ville était schématiquement la suivante depuis le début des années 1990, suite à de nombreuses réorganisations.
Le travail du facteur est basé sur une tournée. La taille de cette dernière est calculée en fonction de «valeurs-temps» (qualifiées de «normes de performance») et cela à partir d’une moyenne qui inclut:
1° Le «volume temps» annuel moyen de lettres et d’envois particuliers (recommandés, actes de poursuite, mandats de paiement, etc.).
2° Le temps de parcours.
3° Le temps du tri et de préparation des tournées: matin et après-midi.
Pour ce qui a trait au temps de parcours, deux éléments sont pris en compte:
1° le temps de parcours qui intègre le temps moyen nécessaire au postier pour se rendre de l’office postal à la première «entrée» de sa tournée et de la dernière jusqu’à l’office postal;
2° le temps de parcours entre chaque «entrée». A cela s’ajoutent des temps spécifiques alloués à la distribution des envois. Explicitons cela. Pour un recommandé, la direction de La Poste estime qu’il faut en moyenne 33 secondes (plus six chiffres après la virgule !) pour le remettre. Par contre, lors de la tournée le temps dévolu à la distribution d’une simple lettre est fixé à 5,07 secondes.
Les activités d’un postier sont donc découpées en un certain nombre de tranches et chacune est soumise à un chronométrage tatillon, cela dans la meilleure tradition du taylorisme industriel. Pour saisir plus complètement le déroulement d’une tournée il faut encore préciser que 24 «comptages» par année sont effectués par le postier afin de déterminer le «volume moyen» d’envois d’une tournée, et donc sa «taille». Donc, deux fois par mois, le postier doit compter l’ensemble des envois de sa tournée.
Pour ce faire, le premier comptage a lieu l’après-midi: il porte sur le comptage du courrier B qui est effectué lors du tri après le retour de la tournée. Le second intervient le lendemain matin lors du tri du courrier A. Tout cela serait trop simple, si «l’organisation scientifique du travail» n’exigeait pas, d’une part, le comptage spécifique des envois destinés aux cases postales dont la «valeur-temps» est différente, des lettres recommandées, des actes de poursuites et des envois réexpédiés. Cela peut paraître compliqué, mais par respect pour le lecteur, nous avons simplifié ici la description des opérations effectives imposées aux postiers. Il faut simplement ajouter qu’ils sont soumis à un contrôle hiérarchique aléatoire, mais régulier.
On retrouve ici toutes les caractéristiques d’un modèle idéal de travail prescrit, qui met le maximum de pression sur les salarié·e·s mais qui ne correspond pas à la réalité quotidienne. En un mot, la «tournée idéale» s’approche ou s’éloigne, quotidiennement, de la tournée réelle. Il va sans dire que, étant donné l’absence de toute organisation syndicale indépendante dans l’entreprise La Poste – et donc l’inexistence d’une intervention sur le lieu de travail –, le contenu des diverses «valeurs-temps» n’est pas remis en question, n’est même pas débattu.
Pour «adapter» le facteur à ces normes, «l’entreprise jaune», nous y reviendrons, opère de véritables campagnes de mise en condition de ce qu’elle ose appeler ses «collaborateurs». En effet, sous l’effet de la mécanisation-automatisation croissante, d’autres modalités de calculs contraints de l’activité du facteur sont en voie d’introduction.
L’époque du chef de groupe
Le «facteur-compteur bimensuel» doit avant tout distribuer le courrier. C’est ici qu’une vaste réorganisation est en cours. Pour en saisir les diverses facettes, il est nécessaire, dans un premier temps, de présenter l’organisation «type» de travail en vigueur avant les mutations initiées à la fin des années 1990.
Alors, dans une ville, le facteur est intégré dans un «groupe». A la tête est nommé un «chef de groupe». Traditionnellement, il s’agit d’un facteur plus âgé, plus expérimenté. Sa tournée est un peu «réduite» afin d’aider les membres de son groupe et, de plus, effectuer diverses tâches administratives. S’ajoute un «chef de groupe adjoint». Ces deux ont un salaire un peu plus élevé. Pour constituer le groupe, il faut y ajouter quatre à six titulaires et environ deux remplaçants. Ces derniers sont souvent jeunes; ils débutent leur «carrière postale» dans l’attente d’être titularisés suite au départ à la retraite d’un «ancien». Ces remplaçants assurent la distribution lors de vacances ou de maladies et accidents des titulaires.
Cette organisation du groupe et de ses activités – en voie de démantèlement – renvoie avec de forts accents, est-il besoin d’insister, au modèle de l’armée de milice helvétique. D’ailleurs, par le passé, la similitude était grande entre les grades et les insignes de l’armée et ceux en vigueur au sein des PTT.
La journée type du facteur
Le déroulement d’une journée «type» des membres du groupe peut être, pour faire court, décrite de la manière suivante.
Entrée en service à 6h00; de 6h00 à 7h00 tri de la tournée (courrier A) et préparation des recommandés, des actes de poursuite ainsi qu’éventuellement commande d’argent pour les mandats de paiement; 7h00 à 7h30 confection du courrier en liasses, ces dernières sont réparties dans des sacs qui seront ensuite déposés, à différents endroits, sur le parcours de la tournée par des chauffeurs de camionnettes; le facteur pourra ainsi se réapprovisionner en courrier dans ces «stations».
Après avoir inscrit les recommandés et pris l’argent nécessaire pour le versement de l’AVS par exemple, le départ sonne entre 7 h 45 et 8h00. La distribution en général s’effectue entre 8h00 et 11h30-midi. Une pause est accordée de 12h00 à 13h00 (évidemment des glissements d’horaires interviennent). Après 13h00 est effectué le tri du courrier B, le traitement du courrier à réexpédier (changements d’adresse, courrier à destinataire inconnu, etc.).
Le temps de travail quotidien formel, calculé à la minute près, correspond rarement au temps de travail effectif. Une opacité règne en la matière, qui peut être utilisée par la direction.
Il faut encore mentionner que le facteur travaille un samedi sur deux, jour durant lequel il trie sa propre tournée ainsi que celle de son collègue le plus proche, qualifié de «jumeau» dans le jargon des postiers. Le samedi, seul le courrier prioritaire («A») est distribué. Une fois la tournée propre et celle du «jumeau» accomplies, le travail du samedi prend fin.
L’apparition du «teamleader»
Selon un des slogans de la direction de La Poste – «quand le vent du changement souffle» – le procès de travail décrit est soumis à de profonds changements. Le segment de l’entreprise appelé PostMail (qui concerne les centres de tri et la distribution du courrier) doit répondre à des critères de rentabilité. Pour justifier une réorganisation et une intensification croissante du travail, la direction invoque un léger fléchissement du courrier, mais une croissance des tous-ménages, etc. Ces chiffres ne sont pas contrôlables par les salarié·e·s. La seule chose qu’ils connaissent: le volume, la charge et l’intensité du travail augmentent, cela d’autant plus que le rapport entre le volume des tâches et le nombre de facteurs se péjore (suppression de tournées).
L’objectif central de la réorganisation vise à faire correspondre la variabilité du volume quotidien de courrier à distribuer avec un personnel plus flexible, polyvalent et à statuts différentiés. En un mot, flexibiliser sur tous les plans: statuts, horaires de travail, salaires, etc.
La mesure du temps de travail va être encore plus serré, mais ses critères d’application vont changer. Nous allons ici en expliciter les premiers éléments.
Le changement de vocabulaire est aujourd’hui un élément clé de la gestion des «ressources humaines» à l’occasion de tournants tels que celui qu’opère La Poste. Le nouveau vocabulaire brouille les anciens repères, déconcerte une partie des travailleurs les plus expérimentés, valorise certaines fonctions, camoufle la désorganisation des collectifs de travail et doit étouffer les éléments de conflictualité.
Dans une entreprise, de fait désyndicalisée, le vocabulaire participe à la redistribution de responsabilités et à une mise en concurrence de groupes face à d’autres groupes, sous le prétexte d’une efficacité «autogérée», dont le secret est la compétition entre individus au sein du groupe. C’est ainsi que le franglais s’impose comme la nouvelle langue du facteur.
L’ancien chef de groupe devient teamleader. Au préalable sa place est mise au concours, au nom d’une saine émulation. Chacun et chacune doit faire face aux «défis», le travail est un challenge. Des cours sur deux ou trois jours sont organisés pour les teamleader afin de valoriser leurs fonctions et de cultiver leurs mérites pour en faire de véritables chefs, sachant «manager leurs ressources humaines», leur team.
L’opération est complétée par un accroissement de tâches qui lui sont attribuées. Ainsi, celles que remplissaient des chefs de service ou des cadres sont transférées sur son cahier des charges. On peut citer l’entretien annuel d’évaluation des membres du team, les objectifs fixés au groupe, la planification des vacances, etc. Les entretiens sont appelés focus et ont pour but d’être «constructifs».
En reprenant le matériel distribué par la direction, le qualificatif «constructif» peut se résumer à une augmentation des tâches de chacun qui est placé sous la pression d’évaluation comportant des notes. Ces dernières se distribuent selon un éventail qui va du: «satisfait partiellement aux exigences et aux objectifs de la fonction» à «dépasse largement les exigences et les objectifs de la fonction». Cette notation aura, à coup sûr, un effet sur le salaire.
Voilà une première facette de transformations en cours, que nous exposerons dans un article à suivre.
Le manuel du postier nouveau
Il porte pour titre, «Ce qui nous motive – les multiples facettes de notre entreprise en bref». Citons un des conseils:
«Quand le facteur sonne deux fois.
Pourquoi nos facteurs vendent-ils aussi des croquettes pour chien et des abonnements de journaux ? Nous rendons visite à Madame et Monsieur Tout-le-monde à leur domicile, jour après jour, année après année. C’est un avantage indéniable par rapport à nos concurrents. Nous devons tirer le meilleur parti possible de cet atout et nous positionner sur de nouveaux créneaux. Car plus la quantité écrite de lettres baisse, plus il est crucial pour nous de trouver de nouveaux débouchés, en explorant de nouvelles voies pour ainsi dégager de nouvelles recettes. De la sorte, nous parviendrons à maintenir l’emploi –et pas seulement dans le service de distribution. Avez-vous une idée qui pourrait nous permettre de trouver de nouveaux débouchés ? N’hésitez pas, annoncez-la à Posteidea !»
(7 septembre 2007)
|