labreche  

 

         
Le capitalisme et la compression du temps et de l’espace
homeR
 

La configuration spatiale de la production
et les conflits possibles

CA. Udry, U. Zuppinger

Tous les jours, la presse rapporte de nouvelles fusions entre grandes sociétés ou des rachats. La centralisation et la concentration du capital ont atteint des records historiques. Simultanément, la décentralisation, la dispersion géographique des activités pour aboutir à la production d’un bien de consommation (durable ou non) ou à un bien de production (machine) couvre des espaces d’une dimension inconnue il y a encore trois décennies. Cela a de nombreux impacts sur la division territoriale du travail, sur l’organisation du travail (sous-traitance, flux tendus, etc.), sur les technologies utilisées (dans la recherche, la production et la communication), sur les infrastructures fixes (aéroport, ports, systèmes de transport) publiques, avec une tendance à la privatisation.

Dit autrement, des mutations d’échelle et de temps s’opèrent, avec impétuosité, dans la structuration spatiale et temporelle de l’accumulation du capital, c’est-à-dire de la plus-value (survaleur produite par les salarié·e·s) convertie en capital additionnel, aussi bien sous la forme de machines, de bâtiments que sous celle de l’achat de forces de travail, exploitées directement ou indirectement. 

Le temps efface l’espace

Dans une formule célèbre Marx (Le Capital) affirme que le temps efface, en quelque sorte, l’espace au cours du développement capitaliste. Cette compression du temps et de l’espace est une caractéristique forte de l’actuelle mondialisation du capital.

Sur chaque capitaliste (firmes), individuellement et collectivement, s’exerce une pression pour raccourcir le temps de rotation du capital1, par rapport à la moyenne sociale. Cela aboutit, au plan de la gestion, à réduire les temps de prises de décision. Et, dans la même foulée, à surmonter toutes les barrières qui s’opposeraient à cette accélération de la rotation, que ce soit dans les domaines de l’amortissement du capital fixe (machines, etc.), des processus physiques (fermentation dans la fabrication alimentaire, par exemple), de l’atteinte des consommateurs (marketing mondialement homogénéisé), de l’obsolescence des produits (les portables), de l’intensification du temps de travail.

L’effet de cet ensemble de mesures, exposé ici de manière succincte, est à l’origine d’une accélération des processus économiques et, par là, de la vie sociale dans son ensemble. Ce qui est ressenti –mais incompris– par une très grande partie de la population.

Dans le contexte d’un marché effectivement mondialisé, l’incitation à «réduire» l’espace au moyen du temps se fait toujours plus exigeante. Cela se constate dans l’examen de l’organisation de l’espace et des espaces afin d’en faire des configurations de production les plus efficaces possibles. Cela comprend, entre autres: l’organisation de la production et la division régionale du travail en relation avec les changements qui interviennent dans les modalités de transport et de communication. Dans la mesure où la distance est mesurée en termes de temps et de coûts de transports, la pression est permanente pour réduire les «frictions» qu’impose la distance. A son tour l’organisation du travail dans chaque unité productive et la division géographique du travail doivent répondre aux innovations de la communication et des transports.

La mobilité du capital est un élément qui s’ajoute à cela: possibilité d’opérer des investissements directs à l’échelle mondiale et de les modifier rapidement, de contrôler les sous-traitants (donner des ordres et recevoir la marchandise dans un délai strict), de configurer dans le temps et l’espace la production et la consommation (qui s’effectue pour l’essentiel dans les conurbations urbaines), d’assurer un système de crédit et de transfert d’argent mondialisé et immédiat… Voilà quelques piliers sur lesquels s’appuient la mise en concurrence des salariés à l’échelle mondiale et la configuration spatiale de la production et de la consommation.

En outre, le capital utilise sans cesse les inégalités régionales (marchés du travail, infrastructures, fiscalité, etc.) pour mieux rentabiliser ses investissements. Il met des régions en compétition, comme on le voit en Suisse.

Celles et ceux qui se préoccupent et participent à la défense ainsi qu’à la mobilisation des salarié·e·s devraient s’intéresser à cette mutation en ce qui concerne l’organisation des processus de production dans l’espace et le temps et pour ce qui a trait à l’aménagement du territoire.

Les failles dans le filet productif

La majorité des marchandises produites et distribuées sont aujourd’hui le résultat d’une foule d’opérations partielles qui sont effectuées quelque part sur le marché mondial au moment optimal du point de vue du rapport coût-bénéfice, dans l’optique des décideurs au sein des entreprises concernées; une fois assemblées, les marchandises produites sont offertes à la clientèle «just in time».

Le «lieu de production» n’est donc plus, comme il y a encore quelques dizaines d’années, l’entreprise mais un espace géographique. Les espaces, les coûts et les temps de transport ont largement remplacé les seuls espaces, coûts et temps de stockage d’autrefois.

Ce système n’est pas seulement nouveau et complexe. Il présente aussi des points faibles que la classe ouvrière pourrait utiliser dans la lutte pour la défense de ses intérêts. Ces points faibles ne sont plus uniquement, comme par le passé, à l’intérieur des sites de production, là où ne se déroulent aujourd’hui le plus souvent presque plus que des opérations partielles. Ils se trouvent entre les entreprises ou, en d’autres termes, là où les produits partiels sont transportés par avion, par chemin de fer ou par camion dans des conditions de délai les plus restreintes pour être assemblées ou offerts aux clients. Les nouvelles possibilités que ces modifications des processus de production offrent à la lutte des classes et les nouvelles formes d’organisation collectives qu’il faudrait développer pour exploiter cette nouvelle fragilité relative doivent encore être explorées.

Organisation spatiale et contrainte

Après la Seconde Guerre mondiale, un nombre croissant de travailleurs des pays développés a eu la possibilité de disposer d’une voiture individuelle. Ne nous voilons pas la face: pour un grand nombre d’entre eux, n’était-ce pas la démonstration concrète qu’eux aussi avaient accès au «progrès»?

L’«automobilisation de la population» qui en a résulté n’a pas seulement ouvert un nouveau marché immense et particulièrement profitable au capital. Il lui a permis, en même temps, de transférer une part non négligeable des coûts et des temps de transport des marchandises du secteur de la consommation courante sur les consommateurs. De plus, la bagnole a permis au capital d’obliger les salarié·e·s à assumer des coûts et des temps de plus en plus longs pour se déplacer de leurs lieux de domicile à leurs lieux de travail. Par ces biais, il a réussi à récupérer à son profit la plus grande partie du temps de loisirs que les travailleurs ont acquis en luttant pour la diminution du temps de travail. Peu de salarié·e·s ont compris ce changement.

En revanche, tout le monde perçoit que le rythme de vie devient toujours plus stressant et insupportable. Si les travailleurs ont de la peine à saisir comment ils pourraient se battre contre cela, c’est en partie dû au fait que l’organisation spatiale qui détermine le quotidien actuel de la population a été adaptée aux conditions nouvelles créées par le développement des réseaux de transport et des possibilités de communication.

Les villes ont explosé, l’organisation du territoire claire et simple qui existait avant la Seconde Guerre mondiale a été chamboulée. On habite, travaille et consomme presque partout. Pour certains programmes publics et privés, les centres urbains continuent d’offrir de plus grandes chances, mais beaucoup de lieux de production et de vente ont un meilleur essor «en périphérie» et un grand nombre d’équipements d’intérêt collectif sont éparpillés à travers la campagne.

Une nouvelle géographie conditionne le quotidien et exige de tous les acteurs sociaux – indépendamment des moyens dont ils disposent – un degré extrêmement élevé de mobilité. L’organisation spatiale capitaliste actuelle acquiert à travers ces faits la portée d’une contrainte à laquelle personne ne peut se soustraire. 

Cela ne peut continuer ainsi

Mais pourtant, depuis quelques années se développe dans des cercles toujours plus larges la conscience que cela ne peut pas continuer de la sorte. Les pouvoirs politiques et les médias focalisent l’attention sur la consommation toujours croissante d’énergie et sur les problèmes environnementaux. En même temps, la pression sur les conditions de travail et d’existence devient elle aussi de plus en plus insupportable, dans le monde entier.

Sous le slogan dudit «développement durable», l’individu est invité à apporter sa contribution à la protection de l’environnement et aux économies d’énergie. Représente-t-il plus qu’une manœuvre politico-idéologique de diversion ? Notre réponse est sans équivoque à ce propos: dans le cadre de la domination, aujourd’hui mondialisée, d’une économie de la société de profit capitaliste, il ne sera pas possible de faire des progrès qui soient en relation avec la gravité d’une situation où la question de la survie de l’humanité peut se poser à brève échéance; et cela tant que le développement de la société est conditionné à l’échelle mondiale par une économie dont le seul moteur est le recherche du profit à court terme.

De ce fait, les perspectives d’avenir pour nous et nos enfants dépendent encore et toujours de l’essor de la lutte des classes. Elles s’amélioreront si socialement émergent les éléments d’une prise de conscience pratique –non seulement en ce qui concerne la consommation d’énergie et les problèmes environnementaux, mais également pour ce qui a trait à la pression toujours plus forte sur les conditions de travail et de vie– que cela ne peut continuer ainsi.

Or, pour que cette évolution puisse avoir lieu, il n’y a pas de raccourci: les salarié·e·s doivent retrouver une véritable capacité de lutter solidairement, quotidiennement contre l’exploitation et l’oppression qui façonnent les diverses facettes de leur vie et pour un dépassement de l’ordre mondial capitaliste.

Ce n’est pas en éludant les difficultés qui s’élèvent sur la voie de sortie de cette grave crise ou en distrayant les salarié·e·s par un engagement sans issue dans le jeu factice de «débats politiques» médiatiquement formatés autour d’enjeux institutionnels par la bourgeoisie qu’on se rapprochera de ce but.

En dépit des conditions peu favorables du contexte actuel et en dépit des modestes forces anti-capitalistes et socialistes, il n’y a pas d’autre issue: où émerge un mouvement d’opposition collective, une activité commune, il faut non seulement participer à ces actions, mais y apporter des éléments de réflexion permettant de mieux saisir la configuration présente du capitalisme et donc ses maillons faibles.

1. Par rotation du capital nous entendons la répétition de cycle complet du capital qui comprend deux procès de circulation (passage du capital-argent au capital productif et passage de la marchandise au capital argent) et un procès de production (situé entre les deux procès de circulation). Il y a rotation du capital car chaque fraction de celui-ci effectue, en quelque sorte, un mouvement tournant en prenant successivement la forme argent, la forme marchandise et de nouveau la forme argent, si la marchandise est vendue (réalisation de la plus-value). La période de ce cycle complet se nomme temps de rotation qui équivaut au temps de production plus le temps des deux procès de circulation.

(7 septembre 2007)

 
         
Vos commentaires     Haut de page