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 « La maladie ou l’accident, c’est un drame, pour toute la famille »

Les propos très majoritaires sur la 5e révision de l’AI – et celle qui suivra de la LAA – sont, systématiquement séparés du monde réel du travail. A ce propos, une émission de la TSR a bien embrassé sa dénomination, infrarouge : soit « des radiations qui sont en deçà du rouge, dans le spectre solaire ». Entre être vue et être invisible, la « nuance » n’est pas médiocre.

Le salarié syndiqué qui prend contact avec nous, pour raison de maladie ou d’accident, reflète la réalité de l’individualisation – plus exactement de l’isolement – face à la maladie ou à l’accident. On s’en aperçoit immédiatement, car il s’adresse à nous comme à un bureau d’assistance sociale, avec moins de crainte, certes.

« Un travailleur doit être rentable chaque minute »

Dans la construction, il faut avoir à l’esprit qu’une grande partie des travailleurs ne maîtrise pas la langue, soit le français, soit l’allemand ; sans mentionner la complexité des textes administratifs. En outre, l’ensemble des papiers à remplir les effraie. Les délais de réponse ne sont parfois pas respectés, ils n’en étaient simplement pas conscients. Donc, dès le départ, ils peuvent faire face à un mur, difficile à franchir.

Même au plan syndical, le vocabulaire a changé. Au même titre que dans les bureaux de chômage « gérés » par le syndicat, le terme de « client » a remplacé celui de travailleur accidenté ou malade. Ce terme de « client » crée, de fait, une coupure symbolique entre le salarié et le représentant du syndicat, quand bien même la majorité des syndicalistes ne s’en rend pas compte.

Dans le domaine de la con­struction, on constate un autre changement : il y a dix ou quinze ans, les entreprises cherchaient à ménager des postes tels que celui de magasinier, ou ceux consistant à s’occuper du baraquement, à nettoyer des planches ; en un mot des boulots moins pénibles, pour des salariés exténués, usés par le travail. C’était une forme de reconnaissance, peut-être paternaliste, mais qui permettait de tenir jusqu’à la retraite.

Aujourd’hui, cela n’existe plus. Un travailleur doit être rentable à chaque minute. On lui dit qu’il doit « être efficace », qu’il doit s’investir et faire de la qualité, même quand les délais imposés le contraignent à saloper le boulot.

Donc, nos « clients » – selon le vocabulaire que l’appareil syndical nous demande d’utiliser – sont plus d’une fois des travailleurs qui auraient trouvé dans leur entreprise, il n’y a pas si longtemps, un lieu de travail un peu protégé.

Cette pression permanente fait qu’une « incapacité de travail », même limitée, n’est plus acceptable par les directions d’entreprise, d’autant plus que les principaux donneurs d’ordre (les grandes entreprises) ne « gèrent le personnel » qu’au travers de la cascade de sous-traitants.

« Se refiler la patate chaude »

Dans ce contexte, nous nous trouvons devant une situation que je qualifierai ainsi : « le jeu de se refiler la patate chaude ». Le travailleur accidenté ou malade est renvoyé de l’assurance à la Suva (ancienne CNA : Caisse nationale d’assurances accidents), de la Suva à l’assurance. Le principe est simple : toutes les institutions qui devraient payer essaient de ne pas le faire. On arrive même à des situations – lorsque le dossier traîne soit à l’AI, soit à la Suva – où des salariés sont ballottés entre le chômage et l’aide sociale, tout cela dans une jungle administrative, extrêmement bien ordonnée, car contrairement à l’apparence immédiate les jungles sont organisées.

Il faut avoir à l’esprit qu’un accident peut paraître dans un premier temps bénin. Ses conséquences se révèlent peu à peu. Il est courant dans la branche de la construction de faire une chute, de tomber, de ne pas vouloir montrer qu’on a mal face aux collègues, de penser que ce n’est rien, puis le lendemain ou une semaine après ou plus tard cela devient grave. Ainsi, un travailleur dont l’état de santé dégradé est lié à un accident va tomber sous la catégorie maladie. Si le délai entre « la cause immédiate » et « l’effet reconnu » est relativement grand, il peut y avoir une sorte de jeu de la patate chaude entre l’assurance-maladie et la Suva lorsque le salarié est contraint de se porter pâle.

Derrière, il y a selon moi aussi une stratégie patronale. En effet, les cotisations à la Suva montent assez vite s’il y a des accidents et elle est totalement à charge du patron. Ce qui n’est pas le cas pour l’assurance-maladie.

Durant la période d’examen du dossier interviennent les médecins-conseil de la Suva ou de l’assurance-maladie. Ils tentent de remettre en question les diagnostics posés par un médecin. J’ai vu des cas où un travailleur avait été opéré par un médecin professeur d’un hôpital universitaire ; ce qui n’est pas rien en Suisse alémanique ! Or le diagnostic de ce dernier était mis en question par le médecin-conseil, ce qui peut arranger la Suva et le patron vu le système de cotisation.

Le médecin-conseil a un seul objectif : poser un diagnostic selon lequel l’accidenté est apte à gagner un salaire, parfois même supérieur à celui obtenu dans le passé, mais dans un autre poste ou une autre branche. Les propositions faites par le médecin-conseil sont plus d’une fois surréalistes.

« La sous-traitance et ses réseaux occultes »

Dans la construction, selon mon expérience et des enquêtes statistiques modestes, les travailleurs les plus susceptibles de « subir un accident » ou de « tomber malades » – formules qui donnent une dimension naturelle, inévitable, à la maladie ou à l’accident – sont les moins qualifiés. En général, ce sont eux qui, au bout de la chaîne, reçoivent le plus violemment la contrainte du temps : finir le ferraillage ce soir, vibrer le béton de suite, monter les planches tout de suite, etc.

L’argument de l’entreprise est simple : si nous ne rendons pas le chantier terminé à telle date, nous devrons payer une amende et notre marge bénéficiaire est déjà réduite, ce qui n’est pas faux pour des entreprises de sous-traitance.

D’ailleurs, cela les conduit à essayer de maintenir la marge bénéficiaire en organisant un véritable réseau occulte de temporaires, de permis F que l’on fait loger dans une chambre meublée et que l’on engage au jour le jour par des bureaux de travail intérim, un réseau de sans-papiers. On est vraiment aux limites du travail sans aucun droit, du salarié esclave.

C’est une image de la régression sociale liée à l’emprise du capital financier et spéculatif dans la construction et aux restrictions budgétaires dans les travaux d’infrastructure, même si ces budgets servent toujours à sucrer, abondamment, les grands donneurs d’ordre du type Implenia.

Par exemple, dans mon secteur de travail syndical, con­struire un cinéma, un ensemble commercial ne signifie rien d’autre qu’accroître la pression quotidienne sur le travail : le maître d’œuvre a signé un contrat dont les clauses intègrent l’ouverture à une date donnée du cinéma ou du complexe commercial. Si cette date n’est pas respectée, une amende tombe.

C’est une forme de gestion où le « client roi » dicte, au travers de nombreux chaînons intermédiaires, des conditions de travail de pire en pire.

Dans cette situation, j’ai vu de nombreux contremaîtres se plaindre de ne pas pouvoir appliquer les normes de sécurité et en souffrir, se sentir coupables de ne pas pouvoir faire leur métier, eux qui savent ce qu’implique chaque type de travail, chaque type d’activité. Et on les voit osciller entre la démission, l’engueulade, la crise.

« Rendez les plaques ! »

Ces auxiliaires accidentés ou malades – qui ont un salaire in­férieur aux 4500 ou 5000 francs brut dans la construction – se retrouvent avec un revenu amputé de 20 %, lorsqu’ils tombent malades ou sont accidentés. Leur femme parfois travaille, même si elle a des enfants. Mais où travaille-elle ? Dans des blanchisseries, dans l’industrie alimentaire, dans le nettoya­ge, dans un EMS ; parfois à temps partiel, avec le salaire qui va avec, mais avec des horaires très flexibles vers le haut.

Le revenu familial est donc limité. Avec les indemnités journalières du « chef de famille » plus le salaire de la femme, il est plus difficile de finir le mois qu’auparavant. Quand ils toucheront une rente, la situation sera encore pire, ce qu’on n’ose parfois pas leur dire.

Beaucoup de personnes ne réalisent pas un élément pratique, apparemment de détail : sans la voiture, achetée d’occasion, il n’est pas possible d’aller au travail, de conduire, avant le boulot, ou le soir, sa femme à l’endroit où elle est salariée ; ou encore d’amener les gamins à l’école, en se débrouillant avec des horaires impossibles.

Je voudrais insister sur ce point : souvent la « récompense » du travail a été de s’acheter une voiture. Le travailleur se trouve à l’assistance sociale. Parce que, par exem­ple, la rente AI ou de la Suva est trop basse durant une longue procédure de recours, et que les complémentaires ne permettent pas d’atteindre le minimum vital. Dès lors l’assistance peut l’obliger à rendre les plaques. De cette façon, la voiture ne peut même pas être donnée à un ami ou à un autre membre de la famille élargie ! Cette dépossession est une condition pour continuer à recevoir une aide.

« Au boulot, à 16 ans ; l’école d’infirmière, ce n’est pas pour vous »

Lorsque la femme ne travaille pas et que l’homme tombe malade ou touche une rente AI, la pression des institutions est très grande pour « mettre » la femme sur le marché du travail, même s’il y a trois enfants. Et ce sera l’homme invalide qui s’en occupera. Il n’est pas toujours préparé à le faire ; les répercussions sont nombreuses au plan des rapports familiaux, de l’éducation, de la scolarisation, du ciment familial…

Je ne connais pas d’études sérieuses faites par le syndicat sur cela, sur les bases matérielles effectives de ces changements. Et ce n’est pas un psychologue scolaire, malgré ses mérites, qui peut saisir l’ensemble du processus, tant la quotidienneté du travail dans la construction lui est étrangère. Je n’insisterai pas, ici, sur le fait que cette mise au travail peut déboucher sur une maladie ou un accident de la femme qui est encore moins socialisée, maîtrise encore moins la langue, dans certains cas, que son mari. Les difficultés pour se sortir du labyrinthe de la procédure seront encore accrues.

Je connais des cas où l’institution d’assistance peut con­traindre la fille d’un travailleur albanais ou kosovar invalide à ne pas suivre, par exemple, une école d’infirmière ; une formation qui est le rêve de toute la famille pour se sortir de sa situation, pour monter d’un échelon.

Le mécanisme que j’ai expérimenté est le suivant : avec peu de rente de la Suva ou de l’AI c’est l’assistance sociale qui exerce cette pression sur la fille et la contraint d’aller travailler dans une entreprise de nettoyage ou de l’agroalimentaire. On mesure le drame.

Mais ces mécanismes servent de même à alimenter les emplois que l’on caractérise, par la suite, d’emplois de « travailleuses pauvres » ou de « travailleurs pauvres ». On est loin de l’intégration proclamée et de la voie vers l’« apprentissage helvétique valorisant ». D’ailleurs, il faudrait, d’abord, trouver une place. Et cela relève d’un vrai gymkhana !

Je connais des exemples de jeunes filles qui se sont mariées à 17 ans, pour se sortir et ne pas être contraintes de prendre n’importe quel boulot, L’expli­cation culturaliste, ici, est une fois de plus biaisée, mais si facile à établir dans un séminaire d’universitaire so­cio­logues, charitables.

« Apportez un salaire d’appoint, sortez, travaillez ! »

Je connais aussi des cas où l’aide sociale fait pression sur la femme pour qu’elle apporte « un salaire d’appoint ». Si cette femme, immigrée de la première génération, dans sa conception du fonctionnement de la famille, se consacrait à l’éducation des enfants, en vivotant avec le salaire du mari, la contrainte de l’assistance sociale est ressentie comme une humiliation. C’est une blessure qui est infligée.

D’ailleurs, avoir une grande disponibilité en temps pour les enfants, jusqu’à un certain âge, se défend parfaitement. A nouveau, cette attitude envers les enfants en bas âge ne peut être imputée, de manière simpliste, à une sorte de culture arriérée musulmane, comme certains l’écrivent.

Or, ces femmes ne savent souvent pas la langue allemande, pour ne pas mentionner le suisse-allemand. En ce cas, un effort, pas autoritaire, d’apprentissage des langues – ce que la Suède a fait – ne devrait pas être négligé.

Mais je le répète, il y a un double problème : tout d’abord, la non-maîtrise de la langue maternelle qui rend difficile l’apprentissage d’une langue étrangère ; et l’inexistence d’une impulsion à l’apprentissage, socialement acceptable et accompagné par des personnes de sa communauté ainsi que des Suisses.

Donc, la maladie ou l’accident est une véritable tragédie. Et je pense que le penchant à prévenir cette tragédie, à l’empêcher, à l’écarter pousse des travailleurs et des travailleuses à ne pas reconnaître un accident ou une maladie ; qui s’impose à eux plus les jours passent, qui envahit de plus en plus le corps et l’esprit.

Quand on entend parler d’abus, on ne peut au mieux que se dire : ceux qui l’affirment vivent sur une autre planète. Certes, ce n’est pas le cas des dirigeants patrons de l’UDC et du Parti radical ou du PDC (démocrates-chrétiens). Leur boussole indique un seul nord, maintenir les marges bénéficiaires en jouant sur trois variables : le salaire, l’intensité et la durée du travail, et le minimum de stocks de produits intermédiaires ou de capital « immobilisé » pour les machi­nes. Ces dernières sont en leasing à temps déterminé, et non plus achetées.

« L’invention d’un emploi fictif »

Passons à un autre problème. La Suva peut décider qu’un dossier doit être clos. Elle détermine un taux d’incapacité de gain de 40 % – c’est-à-dire un taux d’invalidité (!), puisque c’est le seul critère en Suisse – avec une rente très basse et l’obligation de trouver un travail qu’il est pratiquement impossible de dénicher selon les critères déterminés par la Suva ou l’AI.

Plusieurs fois, j’ai eu l’expérience directe d’un travailleur à qui l’on disait qu’il était apte à exercer une profession, cela à partir de critères tels qu’être en position assise ou debout, selon un certain rythme, de ne lever que 5 kg, etc. Cela correspond à… une profession qui n’existe pas dans le monde réel : 60 % d’un travail léger – en cas de taux d’invalidité de 40 % pour faire image – cela n’existe pas dans le monde d’aujourd’hui.

Par la suite, c’est ce travailleur ou cette travailleuse qui avec cette profession fictive doit se rendre à la caisse de chômage. Les employés de la caisse de chômage savent que ce type de travail n’existe pas. Ils peuvent lui verser les indemnités. Mais, le travail­leur perd toute confiance en lui-même, car le chômage devient le signal matériel d’une incapacité construite à trouver un emploi. Et aujourd’hui, si on n’est pas 100 % en forme, on ne résiste pas longtemps sur un chantier. Peut-être que quel­ques contremaîtres très qualifiés peuvent se réadapter.

Suite à un tel parcours, le travailleur ou la travailleuse demandeur d’un tel emploi illusoire se trouve dans une situation de misère matérielle et, de plus, il ou elle subit une humiliation démoralisante.

Là on entre dans, si j’ose utiliser la formule, une tragédie durable, avec une déprime profonde, une perte d’estime de soi-même ; d’autant plus que l’appui social et psychologique bien effectué est rare.

On assiste le travailleur plus qu’on ne l’appuie, on le culpabilise plus qu’on ne lui donne confiance. Le personnel n’est pas formé à co-élaborer une stratégie de défense et de reconquête d’une dignité, sous une forme ou une autre, incluant y compris un travail initialement mal payé. Puis, les médias diffusent l’idée d’une « tendance naturelle à être assisté » – alors que cela est vécu comme un camouflet la plupart du temps –, ce qui est censé fonder la propagande sur les abus. Les « obus » de la droite nationale – de P. Cou­chepin (PRD) à Ch. Blocher en passant par Doris Leuthard – visent les plus faibles.

« Le travailleur sera ligoté, encore plus »

Un autre piège placé devant l’accidenté, c’est celui de la somme forfaitaire. On propose au travailleur une somme forfaitaire. Cette somme apparaît importante, quelques dizaines de milliers de francs. Mais après ce chiffre suit une phrase : pour solde de tout compte. Dit autrement, « avec ce forfait qui m’est donné je renonce à tout ».

Si le travailleur a une récidive, par exemple qu’une douleur au dos réapparaît, de manière aiguë, suite à la chute antérieure, la tactique de la Suva sera de faire passer cela sur le compte d’une maladie, d’une fragilité du dos qui remonte à l’adolescence ou même à l’enfance.

La récidive liée à l’usure accrue après la reprise du travail n’est pas connectée à l’accident. Il y a là aussi tout l’enjeu du rapport entre cotisations Suva et cotisations à l’assurance-maladie du côté patronal, comme je l’ai dit avant.

En outre, dans le délai entre l’accident et la clôture dans un sens ou un autre du dossier, la Suva ou les offices AI agissent. En quelque sorte, on place sous observation le travailleur dans un atelier afin de le tester ; et maintenant, comme la 5e révision le permet sans aucune restriction, les informations de tout type et venant de toutes parts permettent de ligoter encore plus la personne. Elle devra aller là où on lui dit, sans quoi, rétive, elle sera considérée comme ne respectant pas une procédure. Et alors, elle aura fait la preuve qu’elle mérite, simplement, d’être laissée sur le bord du trottoir.

« Se débarrasser des immigré·e·s, avant trois ans »

Certains ne seront pas mis sous observation pour une raison des plus tordues. En effet, ceux et celles, immigrés, qui n’auront pas cotisé trois ans à l’AI n’auront plus droit, avec la 5e révision, à une rente.

Quand on voit la circulation de travailleurs allemands, polonais, portugais, ex-yougoslaves dans la construction, l’inexistence quasi complète de contrôles sérieux des conditions de travail, les victimes de cette machinerie économique et institutionnelle sont toutes désignées.

Une fois de plus, les travailleurs et travailleuses immigrés – dont on réclame l’intégration, si ce n’est l’assimilation – sont traités comme des mouchoirs Kleenex.

Et tout cela est justifié par le discours dit « économique » de tout l’éventail politique représenté au sein du Conseil fédéral ou dans le parlement : les coûts de la construction en Suisse sont plus élevés qu’ailleurs.

Or, il n’est pas venu à l’esprit de tous ces remarquables penseurs politiques que ledit coût de la construction est en fait étroitement lié à la rente foncière. C’est-à-dire à une chose que l’on peut expliquer simplement : le prix de vente de l’immeuble, donc inclus son coût de construction, est déterminé, en dernière instance, par la capacité du dernier acheteur d’un bâtiment ou du dernier locataire (une banque, une assurance, un holding international, des personnes ayant des revenus élevés) à payer soit un loyer, soit un immeuble (y compris en empruntant et en pouvant ainsi diminuer ses impôts).

Ces prix vont tirer à la hausse tout le secteur immobilier. Soit la part du loyer augmentera dans les dépenses des salariés. Soit ils devront déménager pour trouver un appartement moins cher, mais les frais de transport augmenteront, comme la fatigue.

Si on boucle la boucle, le travailleur immigré, qui ne recevra pas de rente AI parce que n’ayant cotisé que 18 mois (pas 36 mois), est pourtant celui qui a permis qu’au passage les sous-traitants, les donneurs d’ordre puissent encaisser leurs marges de profit. L’assurance, la ban­que, le bureau d’avocats ou le siège social d’une grande entreprise pourront répercuter sur leurs clients (primes, commissions, frais, etc.) le prix d’achat de l’immeuble de prestige ou de la location, tout en payant le minimum d’impôts, en fait rien, comparé aux impôts que doit payer une travailleuse ou un travailleur. Voilà une belle illustration des mécanismes englobant de l’exploitation capitaliste et du parasitisme rentier.

« Le vrai-faux curriculum vitae et la réadaptation »

Je voudrais encore souligner l’inadéquation de ces stages d’adaptation et de formation. Ils ne partent pas des vraies connaissances acquises dans le travail. D’expérience, ayant travaillé pratiquement toute ma vie dans des entreprises, je sais quelle intelligence il faut mobiliser pour construire quelque chose. Il y a des travailleurs qui ne savent pas vraiment lire un plan, mais qui le déchiffrent et construisent à partir de quelques indications données par le contremaître.

Ils ont acquis une connaissance des masses et des proportions. Ils ont intégré la façon de faire des commandes de matériaux et le timing du planning, même quand ce dernier obéit aux exigences du flux tendu. Il faudrait partir de cette intelligence pratique acquise pour les former à une nouvelle activité. Il faudrait partir de la dimension créative de leur acte de travail passé pour les remettre en bonne santé, ou dans la moins mauvaise des santés possible. Et, de la sorte, leur donner la con­fiance qu’ils pourront, demain, recréer quelque chose. Pour cela, il faut, tout d’abord, qu’ils ne soient pas désécurisés et harcelés durant la période qui suit leur maladie ou leur accident. Ensuite, la réadaptation ne devrait pas être chargée d’une forte dimension scolaire ; des sortes d’études à accomplir, qu’ils craignent.

A l’opposé, la formation et la réadaptation devraient s’inscrire dans la continuité de ce qu’ils ont fait et regrettent de ne plus pouvoir faire. Parfois, ils ne maîtrisent pas la grammaire de leur langue maternelle et la réadaptation se fait dans une langue qui leur est étrangère.

Il y aurait la nécessité de partir du langage pratique, du type de communication qu’ils ont dû utiliser dans le travail pour élaborer des nouvelles formations.

L’aspect le plus caricatural, c’est lorsqu’on lit leur curriculum vitae qu’ils sont censés avoir écrit. Plus d’une fois, j’ai l’impression qu’ils me montrent un faux passeport qu’ils savent être un vrai-faux. Et, ils savent que je sais qu’il est faux-vrai.

« L’invalide au plus bas prix possible »

Pour un certain nombre de cas, quand ce n’est pas possible de ne pas reconnaître un taux d’invalidité, c’est un invalide au plus bas prix possible qui est produit par cette machinerie de l’AI et de la Suva. Avec une rente ridiculement basse, il tombe, plus d’une fois, dans un « trou noir ».

D’aucuns me répondront : mais n’ont-ils pas droit à des prestations complémentaires, à une réduction du prix pour un abonnement TV, etc. ? Ce qui, soit dit en passant, crée des jalousies avec un voisin immigré ou suisse, lorsque cela se sait.

Je n’insisterai pas sur la sorte de honte que l’on peut ressentir – sans même parler des affronts, même involontaires qu’il faut digérer – lorsque diverses demandes d’aide doivent être exprimées. Enfin, il existe un manque d’information sur ce droit élémentaire à avoir des prestations complémentaires.

Au plan de l’information, dans la construction, même le droit à une prolongation des indemnités journalières de 320 à 720 jours, dans le cadre de l’assurance-maladie, n’est pas toujours communiqué par l’entreprise. Or, si la démarche n’est pas faite dans un délai d’un mois, cela tombe à l’eau. Il est d’ailleurs probable que ce droit qui existe dans certaines conventions collectives soit balayé demain dans la foulée de la 5e révision de l’AI ou de celle de la LAA.

Au-delà de ces tracasseries, très dures à supporter, l’objectif que le système capitaliste actuel assigne est sim­ple : réduire les coûts. Lorsque les salarié·e·s sont actifs : les engager à des salaires moin­dres en les jouant les uns contre les autres, c’est-à-dire la « concurrence organisée sur le marché du travail » par divers acteurs : les boîtes temporaires, les boîtes sous-traitantes bi­dons tenues par une grande, le franchising, etc. ; faire stagner les salaires ou les faire reculer par rapport au temps de travail effectif accom­pli et cela en relation, avec une hausse de la production par heure (la productivité). Cette politique du « moindre coût » est encore plus marquée lorsqu’on ne peut plus leur faire produire de la survaleur, de la plus-value. C’est-à-dire avec ceux qui sont accidentés, qui sont malades, qui ne sont plus à 100 %.

Sans développer, il faut toutefois retenir que le mode de faire de la Suva, de l’AI et de l’assistance, plus d’une fois, crée un terrain favorable aux campagnes xénophobes assumées de l’UDC et plus moelleuses des autres partis gouvernementaux. De même, des oppositions sont entretenues – par des articles de la presse à scandales ou par des annonces statistiques dites neutres – entre diverses strates d’immigré·e·s : Italiens face à des Kosovars, Espagnols face à des Portugais, Portugais face à des Africains, etc. ; ce qui est un processus connu dans l’histoire des migrations.

« Le piège de la reprise du travail à 100 %, pour essayer »

Pour les travailleurs qui sont couverts par la convention collective de la construction, ils ont droit à 720 jours de maladie. Durant cette période de maladie, ils ne peuvent pas être licenciés.

Comme la pression sur les médecins de la part des assurances est très forte, un médecin, honnête, peut dire à un travailleur : « Je vous mets à 100 % de capacité de travail et vous essayez de travailler, votre emploi sera mieux protégé. »

Le patron plus malin et, par expérience, plus réaliste dans ce domaine se dit : ce gars n’est pas apte à 100 % ; il n’est plus rentable. Je vais utiliser le fait qu’il a été déclaré apte à 100 % pour le licencier.

Comme la protection contre les licenciements n’existe pas en Suisse, l’affaire peut être rapidement menée. Même lorsque le médecin lui dit : « Essaie à 100 % durant une semaine, puis on verra » ; le patron, qui veut du 100 % de rentabilité, sait que cela ne sera pas le cas. Il profite du 100 % pour le licencier. De plus, par habitude, il se méfie que le gars retombe à nouveau malade et qu’il ne puisse plus le licencier. Des patrons peuvent même trouver des excuses, à leurs propres yeux ; des exigences liées aux délais, aux prix, etc. Dans le chantier actuel, il n’y a pas la place pour 1 % « d’efficacité » en moins.

A cela s’ajoute la pression des collègues. Si un ne peut pas travailler à 100 %, bien que déclaré apte à 100 % – et j’ai connu des travailleurs opérés deux fois du cœur et « étiquetés bons » à 100 % – c’est un autre (ou des autres) qui recevra une charge de travail supplémentaire.

Ou alors, il faudra faire des heures supplémentaires. Et ce n’est pas certain qu’elles seront payées. D’autant plus que le système des « heures flexibles », avalisé par le syndicat, rend très difficile le contrôle.

Enfin, les risques de travailler sur un chantier en n’étant pas bien augmentent le danger d’accident. Or, ceux qui prennent le plus de risques, ce sont des pères de famille qui veulent permettre à leurs familles de s’en sortir.

Donc ce 100 % de capacité – donné, parfois, avec bonne volonté par le médecin, ou parfois par crainte de l’assu­rance – est un piège. Je discute souvent avec des médecins. Il est clair que la très large majorité des gars veulent travailler, pour de multiples raisons, entre autres pour avoir un revenu un peu meilleur. Mais, cela ne doit pas pousser à prendre des décisions qui se retournent contre la santé des travailleurs et même leur emploi.

« Il faudrait assurer une nouvelle formation, dès 45 ans »

Sachant les risques dans la construction et ayant l’expérience de l’âge auquel survient une usure qui rend les travailleurs moins conformes au 100 % d’efficacité – du moins l’efficacité telle que l’envisagent les entrepreneurs ou qu’ils sont contraints à adopter sous la pression des donneurs d’ordre – la tendance à se débarrasser de cette main-d’œuvre se renforce.

Selon moi, en partant de la même connaissance, il faudrait faire un travail de prévention élémentaire. Dès 45 ans – dans la construction et ailleurs dans de nombreuses professions – il est nécessaire d’assurer une formation nouvelle. Elle doit être en relation avec des emplois pouvant exister ou dont la société a besoin. Cette formation doit déboucher sur des activités moins usantes.

Certes, cela pose de suite une question : dans ce système économique capitaliste, dominé par des exigences de rentabilité extrême, envisager cette prévention implique une bataille économique, sociale et politique, raisonnable mais clairement contre le capitalisme. Et s’inscrivant, dès le départ, pour être à nouveau crédible, dans la perspective d’un autre ordre social, que je nomme toujours socialiste et démocratique.

On voit que dans le « gros œuvre » (routes, fondations, ponts, etc.) combien la retraite à 60 ans est appréciée par les travailleurs qui n’en peuvent plus. Ils espèrent tous cette retraite anticipée C’est comme s’ils savaient qu’ils devaient retenir leur souffle pour arriver, sous l’eau, au bout d’une piscine qui a, enfin, 5 mètres (cinq ans) de moins.

Or, j’ai l’impression que cette conquête de la retraite à 60 ans est attaquée de tous côtés. Il n’est pas impossible, sous peu, qu’elle soit mise en cause et qu’un nouveau « compromis » soit accepté par les sommets de l’appareil du syndicat Unia. D’ailleurs, on se demande si un de ses nouveaux membres « dirigeants » – issu des facultés de sociologie et du néo-altermondialisme – sait ce qu’est un travail réel, sur un chantier ou dans une usine.

Ils préfèrent parler de la « précarité », en établissant une analogie trompeuse avec la peur de la « précarité » qu’ils ont pu connaître quand leur poste d’assistant universitaire se terminait et qu’ils ne voyaient plus de perspectives, dans cette tour d’ivoire universitaire. Aujour­d’hui l’appareil syndical leur offre une planque. Cela correspond d’ailleurs à une option essentiellement médiatique de la politique des sommets qu’il est difficile d’appeler syndicaux.

Pour revenir à la retraite à 60 ans : c’est mieux que rien, mais cela arrive trop tard. Car durant plus de 10 ans – de 50 ans à 60 ans – une majorité de travailleurs ont été contraints d’user leur moteur au-delà de toutes les normes qu’indique une médecine intelligente, globale, ne séparant pas le physique du psychique. Donc, je reviens à mon idée explicitée ci-dessus : dans la construction – et ailleurs aussi, mais ce serait l’objet d’une autre discussion – il faut une intervention active pour un « changement de cap » dès 45 ans. Il faut lier formation et initiatives concernant la santé au travail. Cette dernière devrait toujours être présente, mais pas sous la forme d’ordres type code de la route et d’ailleurs impossibles à respecter étant donné les rythmes de travail, les urgences permanentes qu’on leur impose.

(23 mai 2007)

 
         
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