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Le véritable abus
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La mystification d’un déficit construit

Charles-André Udry

La matraque propagandiste de Couchepin et Merz : le choc des chiffres biaisés et des mots trompeurs, le silence sur les maux réels

• Depuis le début des années 1990, le chômage s’est durablement installé en Suisse. Les chiffres officiels diffusés par Serge Gaillard, responsable au Seco (Secrétariat d’Etat à l’économie), relèvent de l’illusionnisme. La statistique crée la confusion entre diverses catégories : inscrits auprès des ORP (offices régionaux de placement), personnes à la recherche d’un emploi, travail à temps partiel contraint, etc. Le pronostic de Serge Gaillard d’un chômage effectif se situant, bientôt, à 2 % de la population active est un tour de passe-passe, signe de ses bonnes dispositions face à son nouvel employeur. Lui qui professait un keynésianisme de droite devrait au moins s’interroger. Avec moins de 3 % de taux de chômage, pourquoi les salaires empruntent toujours la voie basse ? Soit le patronat est un exploiteur diligent, soit la réalité dudit marché du travail n’est pas celle qu’il entrevoit au travers de ses nouvelles lunettes fédérales. Soit les deux dimensions se combinent. Cela est d’ailleurs la bonne réponse.

Il faut un mensuel de droite, MARKET.ch, pour souligner – citant Yves Niedegger, spécialiste du droit du travail – que : « L’explosion du travail temporaire [très souvent contraint et à bas salaires] est également un indice de la profonde mutation subie par le marché suisse du travail. Le travail temporaire a fait un bond de 20 % ces dernières années et comptabilise aujourd’hui quelque 260’000 personnes. » (Mai 2007, n° 49, p. 18)

Si à cela on ajoute le nombre de personnes à l’aide sociale ou soutenues par leur famille, les chiffres donnés par l’économiste « scientifique » du Seco Serge Gaillard ne s’imposent pas. Certes l’ex-syndicaliste a trouvé un emploi élevé. De là il analyse, un peu différemment, le sous-emploi, avec ses salaires intrinsèques, ainsi que le chômage et les chômeurs.

• Les quelque vingt dernières années ont été marquées par la brutalité de la réorganisation du procès de production et de travail. Cela dans tous les secteurs. Travailler est devenu beaucoup plus risqué et plus stressant pour une majorité des sala­rié·e·s. Qu’ils le reconnaissent ouvertement ou non, les effets physiques et psychiques se font, à la longue, sentir. L’insécurité de l’emploi a été mise à nu, les licenciements se sont multipliés. Un nombre croissant de salarié·e·s vit sous la « pression » des effets de la sous-traitance en cascade. La souffrance au travail s’exprime au travers du corps, de la déprime, et trop peu souvent par le biais de la parole revendicatrice et de l’action collective.

C’est dans ce contexte social, brutalement modifié, que doit être comprise l’augmentation du nombre d’accidents et de cas d’invalidité, liés, directement ou indirectement, au travail.

• Le Conseil fédéral et les « élus du peuple » aux Chm­bres ferment les yeux sur ce refaçonnage de la société au travail. Ils en absolvent totalement les responsables : le patronat. Certes, on n’allait pas leur demander de mettre en question le système. Toutefois, ils pouvaient, au moins, prendre en considération des causes immédiates, si lumineuses au point de les aveugler.

En fidèles coopérants des assurances privées et de la politique d’austérité budgétaire, « nos élus » n’ont eu qu’une cible : réviser la LAI (Loi sur l’assurance-invalidité) afin de diminuer les déficits de l’AI, réduire le nombre de rentes allouées, supprimer des prestations versées qui tiennent juste à flot les rentiers, etc.

L’intention était clairement affirmée depuis juin 2005 dans le message du Conseil fédéral : « Grâce aux mesures proposées dans le présent message ainsi que dans le message concernant le financement additionnel, l’assurance-invalidité ne devrait plus être déficitaire à partir de 2009 et le compte de capital de l’AI indiquera un solde positif à partir de 2024. »

• Selon la tradition, on assène des chiffres : la dette de l’AI se montre à 9,3 milliards de francs. Le déficit annuel de 2006 est de 1,6 milliard. Pour faire impression, on matraque une autre somme : chaque jour, le déficit augmente de 4,4, millions de francs.

Que nous cache-t-on ? Tout d’abord, que la dette – liée aux dépenses dues aux rentes de l’AI et au nombre de rentes, nombre qui croît plus que le volume en francs des rentes versées, bien que depuis 2004 les courbes deviennent parallèles – se creuse depuis le début des années 1990. Ce que confirme le graphique distribué par le Conseil fédéral (OFAS, « 5e révision de l’AI, votation populaire du 17 juin », p. 5).

Or, depuis ces années, a été mise en place une « gestion des ressources humaines » que l’on peut qualifier d’invalidation : « rendre quelqu’un invalide ». Une invalidation qui frappe des milliers de travailleurs et travailleuses, parmi lesquels ne sont pas comptés tous ceux et toutes celles qui, « au noir », connaissent les conditions de travail les plus dures, dans l’hôtellerie, la restauration, l’artisanat, la con­struction et l’agriculture.

Ce travail « au noir » – autrement dit la mise à disposition des employeurs d’une force de travail très fragilisée – correspond, avec un critère de réalisme, à environ 300’000 em­plois équivalents plein-temps. Friedrich Schneider, dans une étude intitulée « Shadow Eco­nomies and Corruptions All Over the World : What Do We Really Know », septembre 2006, IZA Discussion Paper (IZA est une fondation sponsorisée par Deutsche Post, elle travaille avec l’université de Bonn), estime, lui, que l’équivalent plein-temps est proche de 500’000, à partir d’un modèle discutable.

En un mot, les employeurs, répondant aux impératifs de la compétitivité dont ils ont fait un dogme, ont simplement collectivisé, socialisé, le coût de l’exploitation, de la flexibilisation, de la précarisation et de l’intensification du travail. Cette socialisation, opérée par les mentors du moins d’Etat, du moins de dépenses publiques, se retrouve dans le déficit de l’AI. Or, la 5e révision n’exige rien d’eux (voir encadré en page 2 sur les revenus des grands patrons et les profits des entreprises).

De manière préméditée, patronat et Conseil fédéral ont laissé le déficit s’accroître. C’est une tactique habituelle. L’apparente énormité du déficit justifie un traitement de choc : la 5e révision de l’AI, puis la 6e et aussi celle de la Loi sur l’assurance-accidents, qui est en chantier.

• En fait, les sommes agitées par le grossier manipulateur P. Couchepin sont réduites, petites. Comparons-les à de véritables sommes, celles qui font qu’une certaine Suisse est respectée. En 2003, 6173 personnes déclaraient en Helvétie – nous disons bien déclaraient, ce qui est quasiment un acte de charité dans ce pays – une fortune nette (endettement déduit) représentant un total de 196 milliards de francs. Leur fortune effective est, à coup sûr, un multiple de ce chiffre.

En comparaison, la dette de l’AI ne représente que 4,5 % de cette fortune. Un impôt indolore – terme que l’on utilise à tort pour la TVA – pourrait être sans difficulté appliqué à ces quelque 6000 contribuables. Pourtant, c’est le contraire qui se fait. La défiscalisation des fortunes et du capital est une obsession de H.-R. Merz. Et cette obsession-là, il la concrétise.

• Quant aux déficits annuels de l’AI, 1,6 milliard de francs, comme mentionnés ci-dessus, ils pourraient aisément être comblés en augmentant les cotisations AVS-AI de 0,3 % pour les salarié·e·s et de 0,3 % pour les employeurs, donc 0,6 % au total.

On pourrait même discuter de la répartition 0,3 %-0,3 % lorsque l’on compare la hausse des profits et des dividendes transférés aux actionnaires à la courbe plane des salaires de plus de 70 % des salarié·e·s.

Pour rappel, 1 % des cotisations AVS-AI représente la somme de 2,7 milliards. Comparez cela avec le 1,6 milliard de déficit de l’AI et posez-vous une question : est-il possible, dans le cadre même du système actuel, de remplir « le trou de l’AI » ? Poser cette question, c’est y répondre.

Ces chiffres dénoncent encore plus la politique du Conseil fédéral : selon la loi, les collectivités publiques fi­nancent 50 % des dépenses de l’assurance-invalidité. Donc, la hausse des cotisations AVS-AI pourrait être réduite de moitié : 0,3 % – donc, 1,5 % et 1,5 % – et non pas 0,6 %.

Le reste pourrait être financé par un impôt, ridiculement bas, sur les fortunes déclarées, c’est-à-dire sur une fraction réduite de la fortune réelle.

Les Chambres et le Con­seil fédéral ont, en mars 2007, bloqué toute discussion sur le financement de l’AI. Ils voulaient imposer, à coups de matraque et avec une canonnade de mensonges, la 5e révision.

Où trouve-t-on des abus grotesques, caricaturaux ? Dans le camp de ceux qui dénoncent les abus, imaginaires, de celles et ceux qui sont contraints à avoir recours à l’AI.

Qui peut donc, raisonnablement, ne pas rejeter, avec raison et conviction, cette 5e révision de l’AI ?

(23 mai 2007)

 
         
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