|
Le jaune de La Poste éclate, celui du syndicat pâlit.
Un syndicalisme d’une autre couleur est nécessaire et possible
Jean-Marie Gerber
Le 1er janvier 2001, la nouvelle Loi sur le personnel de la Confédération (LPers) est entrée en vigueur. Elle donne un cadre légal à la «négociation» entre «partenaires sociaux». Dans son sillage a été adoptée la première Convention collective de travail Poste (CCT Poste) régissant les «rapports de travail» entre La Poste Suisse et les salarié·e·s.
Pour rappel, la LPers, suite à un référendum, a été acceptée par 67 % des votants; le taux de participation s’est élevé à 44,2 %. Au moment où des secteurs clés de «la machine économique» – les transports et la poste, entre autres – vont connaître un changement de statut (firme à caractère, de fait, privé, puis entrant en Bourse, au moins pour certains secteurs), leurs salarié·e·s seront encore plus fragilisés et les «rapports de travail» s’instaurant seront soumis aux normes de la «gouvernance d’entreprise privée».
Et cela dans une entreprise où, préalablement aux transformations imposées «d’en haut», les salarié·e·s n’ont pu accumuler aucune expérience syndicale; ce qui explique, en partie, ce mélange de peur, de frustration et de colère.
Dans le miroir du privé
On peut résumer le sens de la LPers, en paraphrasant le discours qu’a tenu le conseiller fédéral radical Kaspar Villiger, alors aux commandes alors du Département fédéral des finances, en 1998:
1° Le statut des fonctionnaires entrave la flexibilisation des rapports de travail.
2° Il freine le libre passage entre le secteur privé et la fonction publique, ce qui pour Villiger constitue un obstacle aux opérations à venir de privatisation.
3° La flexibilité des conditions de travail, dans leurs diverses dimensions, doit être analogue à celle qui s’impose dans le secteur privé.
4° Le contenu effectif des CCT, ce qui est une tendance plus générale, doit se trouver à hauteur du Code des obligations (CO), soit du minimum légal.
5° La tendance à l’individualisation des salaires, soit partielle, soit totale, est un processus en marche dans le privé et doit être mise en application dans le secteur dirigé par l’Etat-patron ou en transition vers la privatisation.
Annuler les droits syndicaux
La LPers, telle qu’elle est actuellement en vigueur, prévoit dans son article 24 des «Restrictions des droits du personnel». Le premier alinéa de cet article affirme, en matière de droit de grève: «Si la sécurité de l’Etat, la sauvegarde d’intérêts importants commandés par les relations extérieures ou la garantie de l’approvisionnement du pays en biens et services vitaux l’exigent, le Conseil fédéral peut limiter ou supprimer le droit de grève pour certaines catégories d’employés.»
Le deuxième alinéa continue de la sorte: «Pour les mêmes motifs, il peut: a. restreindre la liberté d’établissement et la liberté économique au-delà des restrictions prévues par la loi; b. imposer au personnel des obligations allant au-delà du contrat de travail.»
En cette matière, on pourrait assister au cheminement inverse de celui qui voulait que ledit secteur public s’adapte au secteur privé. Ainsi, les restrictions en termes de droit de grève et d’activités syndicales indépendantes imposées par la LPers pourraient, demain, être invoquées pour des secteurs de l’industrie privée, entre autres dans celui des télécommunications, pour faire exemple. Le prétexte invoqué: la nécessaire «sauvegarde d’intérêts importants» de l’économie, du pays…
Une véritable unité d’action de toutes les forces syndicales contre ces atteintes aux droits démocratiques fondamentaux, à l’occasion des débats et du vote sur la LPers, relevait d’une exigence élémentaire. En jeu: la défense des droits syndicaux de base, en particulier dans une conjoncture économique marquée par le chômage et la mise en concurrence des salarié·e·s, dans le cadre des accords bilatéraux avec l’Union européenne élargie. Cette nécessité n’a pas été ressentie par les «cercles dirigeants» d’un syndicalisme aligné, depuis longtemps, sur la nécessaire adaptation à la «compétitivité», formule qui sert à dissimuler l’adaptation aux sommations du capital.
Une CCT pour licencier
La CCT signée entre La Poste et les deux syndicats – Syndicat de la Communication et Transfair – intègre logiquement les restrictions qui découlent des conditions-cadres dictées par la LPers. Ainsi, à l’article 85, on peut lire: «1. Pendant la durée de validité de la CCT […], les parties à la CCT s’engagent à respecter la paix absolue du travail et à s’abstenir de toute action. 2. Si un conflit est imminent ou a déjà éclaté, les parties à la CCT s’emploient à trouver un règlement immédiatement.» Si un vide conventionnel devait exister, jusqu’à une durée de 6 mois, la paix absolue du travail reste en vigueur. Cela n’a pas empêché les micro-appareils syndicaux – de fait des organismes transformés en DRH (Direction des ressources humaines) – de présenter cette convention comme une victoire, lors de sa signature en octobre 2001.
L’article 124 (annexe 4) règle la «cessation des rapports de travail»: «Après le temps d’essai [de trois mois], la Poste peut résilier le contrat pour les motifs suivants: a. violation d’obligations légales ou contractuelles importantes, b. manquements répétés ou persistants dans les prestations ou dans le comportement, malgré un avertissement écrit; c. aptitudes ou capacités insuffisantes pour effectuer le travail convenu dans le contrat ou mauvaise volonté du collaborateur / de la collaboratrice à accomplir le travail; d. mauvaise volonté du collaborateur / de la collaboratrice à accomplir un autre travail pouvant raisonnablement être exigé de lui / d’elle; e. impératifs économiques ou impératifs d’exploitations majeurs, dans la mesure où la Poste ne peut proposer au collaborateur / à la collaboratrice un autre travail pouvant raisonnablement être exigé de lui / d’elle […]; f. disparition d’une condition d’engagement fixée dans la loi ou dans le contrat.» On se demande quelle raison supplémentaire aurait pu être trouvée pour avoir le droit de licencier avec l’appui du syndicat.
Le contenu de cette CCT sert, de fait, de règlement interne auxiliaire pour la gestion de la force de travail dans un contexte de restructurations rapides et brutales.
Prenons un seul exemple, celui concernant l’assignation à un nouveau poste de travail. Toute contestation est, paralysée, formellement, en prenant appui sur la CCT. Ainsi, l’annexe 5 de la CCT affirme: «1. Si aucun accord ne peut être trouvé sur l’acceptabilité [d’un autre travail], un autre emploi sera réputé acceptable dans les conditions suivantes: […] pour des emplois en dehors de la Poste: si le salaire brut est inférieur de 10 % au maximum au salaire versé jusqu’ici (gain assuré) pour un taux d’occupation égal; si le temps de trajet pour se rendre de l’ancien lieu de travail / lieu d’attache au nouveau lieu de travail / lieu d’attache avec les moyens de transport public (sans les trajets de courte distance dans la localité) ne dépasse pas 60 minutes par trajet [2 heures de trajet total par jour]; si cela n’entraîne dans un cas isolé aucun changement fondamental et insupportable des modalités relatives au temps de travail.»
D’une part, on retrouve dans les termes d’une CCT les caractéristiques non pas d’un accord collectif, mais d’une négociation bilatérale individualisée entre une personne (un salarié) et son patron (la direction de La Poste et ses représentants). D’autre part, on y trouve la confirmation, en termes conventionnels et juridiques, de l’atomisation des salarié·e·s; ce qui représente un idéal pour le patronat afin de susciter toutes les formes de mises en concurrence, d’oppositions, de harcèlements (réels ou supposés) qui fonctionnent, souvent, comme substituts d’affrontements plus clairs et collectifs ayant pour motifs des décisions patronales portant sur l’organisation du travail, les salaires, etc. Or, cette désorganisation du salariat de La Poste est mise en œuvre, avec l’appui syndical, au sein d’une des principales entreprises, en termes quantitatifs (55’000 salarié·e·s), en Suisse.
Lorsque l’on sait que Christian Levrat, l’actuel président du Parti socialiste, dirigeant sur le départ du Syndicat de la Communication, présenté par la presse comme «un syndicaliste de combat» – antérieurement candidat malheureux à la préfecture de la Gruyère, il est vrai – n’a pas tenté de remettre en cause une virgule de cette CCT, on peut prendre la mesure de la construction médiatique d’un personnage et d’un syndicat qui entrent parfaitement dans le schéma d’une collaboration organique entre Etat, patronat et cercles dirigeants d’un syndicat. Un syndicat dont la substance, la structure et le fonctionnement ont la même couleur que La Poste: le jaune. Autrement dit, un syndicat lié aux intérêts patronaux et qui, pour garder, un minimum de crédibilité utile à l’employeur, est quelquefois critiqué par ce dernier.
Il y a là la concrétisation d’une des dimensions du néocorporatisme prégnant en Suisse, au moment même où la brutalité des attaques patronales suscite interrogations et mécontentements chez les salarié·e·s. Même si ces derniers ne disposent pas d’expériences de luttes collectives et, y compris, d’une mémoire intergénérationnelle élémentaire de luttes, à la différence de ce qui se constate dans le secteur de la construction, sans en exagérer l’ampleur.
Les minima et le minimum
Pour appréhender les tâches d’un nouveau syndicalisme dans le secteur de La Poste, il est encore nécessaire de mettre en relief une orientation de la direction: fractionner les divers secteurs composant l’entreprise Poste.
Pour ce faire, La Poste, comme d’autres entreprises privées, a créé des filiales avec des CCT propres. On peut citer, pour faire exemple, PostLogistics SA, qui regroupe ExpressPost, les transports postaux ainsi que deux compagnies de transport, BTL Logistics SA et Setz Gütertransport SA.
Toutefois, face à la libéralisation à l’échelle européenne et internationale de la branche poste et logistique, la stratégie de la direction va se développer dans le sens de l’établissement de minima minima pour l’ensemble des CCT de secteurs. Une fois ces minima imposés seront établies des différenciations sectorielles selon la formule «diviser pour régner» et selon les exigences changeantes de la «compétitivité» qui influent sur les segments rentables et moins rentables.
Ainsi, la direction de La Poste prétendra proposer un accord d’ensemble «homogène» – dont les syndicats se réjouiront – qui servira, en fait, de tremplin à la réorganisation permanente d’une fragmentation et d’une division des salarié·e·s utiles pour remodeler, sans cesse, l’entreprise, sans que les salarié·e·s disposent d’une appréhension, même rudimentaire, du plan d’ensemble, cela pour construire une opposition collective.
C’est en prenant en compte ces lignes de force et des réticences qui surgissent parmi le personnel face à la direction comme face aux «bonzes» syndicaux que pourront être tracées les voies d’un nouveau syndicalisme interprofessionnel. A ce propos, l’identification d’un certain nombre de postiers avec la grève, très médiatisée, de CFF Cargo à Bellinzone est un indicateur du potentiel existant. Il faut savoir le mesurer, avec réalisme, pour déterminer et débattre des prochains pas à accomplir afin qu’un nombre significatif de salarié·e·s puissent rompre avec le syndicalisme jaune.
(5 juin 2008)
|
|