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Un paquet plombé
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De la régie fédérale à l’entreprise privée:
procès-verbal d’une liquidation

Jean-Marie Gerber 

Pour rappel: le 31 décembre 1997, les PTT disparaissent. Le résultat immédiat fut: la séparation des télécommunications – depuis Swisscom – et de la poste. Ce processus a commencé dès la fin des années 1980. Avec des différences de rythmes et de résultats, il imite la mise en œuvre de politiques analogues dans d’autres pays (avant tout la Grande-Bretagne, les Pays-Bas et l’Allemagne).

Coup de zoom historique

En 1849, les services postaux –pièce majeure dans la formation d’un marché intérieur unifié helvétique– sont liés de façon étroite à certains secteurs économiques. De ce fait, ils sont sensibles et réactifs aux besoins spécifiques de ces secteurs.

Comme infrastructures «socialisées» – c’est-à-dire finan­cées et constituées par l’Etat, par le biais des impôts –  les PTT doivent jouer un rôle dans l’intégration, par cercles concentriques, des régions périphériques aux centres urbains les plus dynamiques et assurer la liaison avec le segment de l’industrie dispersé alors le long du cours des fleuves et rivières.

La période commençant dans les années 1980 marque une nouvelle étape: celle d’une tendance à la privatisation dont le but est d’ouvrir totalement ces services aux investissements privés, de manière rentable.

1998: séparation et conséquences 

La séparation a été marquée du sceau de l’exigence suivante: «[la LPO, Loi sur La Poste] redéfinit la mission de La Poste dans ce nouvel environnement, en tenant compte, d'une part des principes du service public postal […], d'autre part de la nécessité pour La Poste de parvenir à équilibrer ses finances.» Auparavant, le financement reposait sur un «modèle de péréquation financière entre les télécommunications et les services postaux». Cette exigence aboutira, logiquement, à une série de décisions. Les trois principales sont:
L’augmentation des prix des produits postaux, permise par la nouvelle LPO.
La diversification de la «palette de l’offre» dans le secteur dit «non réservé», soit celui pas concerné par le «service universel» (en langage clair, un service de base minimum, pour les moins aisés, comme les prestations de base que l’on veut réduire pour l’assurance maladie); l’expression de cette mutation concrète est aujourd’hui visible: papeterie, boissons, livres, services financiers, assurances vie, etc. dans les offices postaux; cela va de concert avec une restriction de prestations, jugées non rentables.
Mise en œuvre d’un processus de «rationalisation-rentabilisation» de l’ensemble de la structure postale, du niveau le plus général au niveau le plus particulier.

Pour ce faire, deux options sont privilégiées: tout d’abord la modification du réseau postal et la construction de nouvelles infrastructures; ensuite la flexibilisation du travail sous toutes ses formes, accompagnée d’une contraction de la masse salariale.

Tout cela s’opère parallèlement à la libéralisation des marchés postaux: pour l’ensemble des colis au 1er janvier 2004 puis pour les lettres au-dessus de 150 grammes. A terme la libéralisation sera quasi complète, même si un monopole résiduel restera probablement, comme l’a indiqué le directeur général de La Poste, Ulrich Gygi, le 23 mars 2007.

Fractionnement

Depuis début 1998, La Poste sera fractionnée en «sous-entreprises», appelées alors Unités d’affaires (UA). Aujourd’hui, elles sont au nombre de sept: PostMail (transport et distribution du courrier, qui emploie 15’183 «unités de personnel» [1]), PostFinance (activités financières, 2526), PostLogistics (transport et distribution des colis et des exprès, 5118), CarPostal (transport de voyageurs, 1502), Swiss Post Inter­national (987, dont 501 en Suisse), Réseau Postal et Vente (l’ensemble du réseau des offices de poste de Suisse, 11’501) et Philatélie (125) [2]. Chacune de ces unités doit définir une «politique propre» et doit contracter des «alliances» avec d’autres entreprises. Chaque unité va facturer les prestations qu’elle fournit à d’autres. Chacune doit «équilibrer ses finances». Toute mutualisation des coûts propre à un service public disparaît. Nous avons affaire à des centres de profits, dont le critère d’existence est la rentabilité. Le coût social et humain n’est pas intégré dans cette comptabilité analytique. 

Deux bras de levier sont utilisés. Le premier: le recours à l’externalisation d’activités, donc la sous-traitance (pour la logistique, certains transports, la surveillance externe, les transferts de fonds, etc.). Le second:  l’attribution d’une enveloppe budgétaire contraignante à chaque unité. Ainsi, un centre de distribution, un bureau de poste doivent économiser sur l’ensemble de leurs activités, opérer des choix entre l’achat de matériel et l’engagement de personnel, par exemple.

Péjoration des salaires et conditions de travail 

Sous le choc des transformations indiquées, les salaires et les conditions cadres de travail sont attaquées, en créant l’illusion que cette offensive est le résultat fatal, physiologique d’un changement technico-organisationnel. Ainsi, toute résistance est neutralisée, d’autant plus que les organisations syndicales avalisent la politique de la direction et lui servent de département annexe desdites «ressources humaines».

Cela se concrétise dans le sillage de l’adoption de la LPers (Loi sur le personnel de la Confédération) suite à un vote balayant le référendum à l’automne 2001. Le statut de fonctionnaire est abrogé. Une certaine protection contre les licenciements est levée. L’Office fédéral du personnel ne laisse planer aucun doute: «Le statut de fonctionnaire est supprimé. Il est désormais possible de mener une politique du personnel moderne. Les employeurs de la Confé­déra­tion disposent d’une plus grande marge de manœuvre (administration, Poste et CFF). […] La Confédération et son personnel restent compétitifs sur le marché du travail.»

La Convention collective de travail (CCT) entre La Poste et ses deux syndicats –le Syndicat de la Communication et Transfair– traduit dans son contenu la LPers. La CCT donne la possibilité de licencier et d’opérer des déplacements internes. Par la suite, des CCT de secteurs et régionalisées sont négociées. Ulrich Gygi, dans sa présentation du 23 mars, ne finasse pas avec la réalité: une CCT n’est que la transposition du Code des obligations, soit l’exigence légale minimale, qui sera, de plus, régionalisée, sectoriellisée mais légitimée par le masque de la CCT. On crée l’illusion d’une négociation et d’un accord, donc l’illusion de syndicats qui ne sont, en fait, que des ombres chinoises.

Pour compléter le dispositif, certaines unités, puis La Poste dans son ensemble acquièrent le statut de société anonyme. La NZZ am Sonntag du 19 février 2006 l’a bien compris en claironnant que les règles qui doivent prévaloir à La Poste sont celles du Code des obligations.

Vers la privatisation, grâce à de nouvelles infrastructures 

Pour assurer la rentabilité, avant la privatisation, il faut opérer des investissements que les usagers et les «économies faites sur le personnel» vont financer. Le capital privé n’aura plus qu’à recueillir les fruits mûrs.

Le projet Colis 2000 a conduit à la fermeture des 11 centres de tri des colis. Ils sont remplacés par trois nouveaux (Daillens, Härkingen et Frauen­feld, entrés en service le 31 mai 1999) et le maintien de deux anciens, Zurich et Berne (ce dernier fermé en 2003). Le projet REMA (REengineering MAil­processing) implique, lui, la fermeture des 18 centres de tri du courrier actuels, qui seront remplacés par trois centres principaux –Eclépens, Härkingen et Zurich-Müllingen– et six centres secondaires –Genève, Bâle, Kriens, Ostermundingen, Calenazzo et Gossau. La mise en place du projet REMA se fait sur la période 2006-2009; à cette date il entrera pleinement en fonction.

Ces deux projets ont pour but de faciliter la possibilité d’adaptations «techniques» permanentes. Concrètement, cela signifie par exemple: l’accouplement des tournées des facteurs aux variations du flux des colis. Un mariage particulier. N’oublions pas que, par ses activités, La Poste est une entreprise qui fonctionne en «flux tendu». La nouveauté, ici, est de permettre, par exemple, d’adapter les tournées des facteurs aux variations du flux des colis, plusieurs fois par année. Il en sera de même avec le projet REMA.

La restructuration du secteur colis a été suivie par le projet Optima, ayant trait au réseau postal. Une drastique réduction du réseau en est le cœur: on passe de 3396 offices de poste classiques en 2001 à 1767 en 2005. Les offices de poste fermés sont remplacés par différents «points de vente»: filiales et agences ainsi que par le «service à domicile». La réduction du nombre d’offices de poste s’accompagne par une modification sensible de leurs activités et du statut de ces offices.

Dans la veine publicitaire, le qualificatif Ymago a été accolé à cette dernière opération. Il s’agit de remplacer certaines activités postales par des automates (pour les virements d’argent) et par le transfert de certaines activités à des chaînes de magasins (Landi, Volg, des papeteries, etc.) ou à des particuliers (franchises accordées à des épiciers ou à des secrétaires communaux, par exemple).

La politique de «franchisation» est étendue actuellement aux garages postaux et demain aux facteurs colis, qui seront des «indépendants», devant porter tous les risques d’une entreprise, tout en étant soumis aux ordres des centres névralgiques, véritable autorité.

Franchisation et polyvalence se combinent. Ainsi, un postier doit désormais con­naître plusieurs tournées, et non pas la tournée dont il était titulaire, pouvant ainsi remplacer un malade ou un absent. La baisse de qualité du service et l’accroissement de la fatigue ne sont pas pris en considération; pour cette raison, se renforce la propagande sur l’exigence de qualité. Ce qui a, en retour, pour effet pervers d’accroître la pression sur les salarié•e•s qui sont d’un côté responsabilisés et, de l’autre, désappropriés de leurs savoir-faire et de leurs exigences liées à leurs expériences. De plus, des salarié•e•s employés à temps partiel sont progressivement engagés. Le but visé: la moitié du personnel de ce secteur sera employé à un taux de 50% dans la décennie à venir. Avec un sens particulier de l’ironie, ce nouveau facteur se voit coller le badge: Move it! (bouge!). Traduction: marche ou crève.

Une concurrence construite 

Invoquant sans cesse la concurrence introduite par la disparition des PTT, la nécessité de rester numéro un et de s’adapter aux mutations technologiques, La Poste Suisse emprunte, progressivement, la voie de la privatisation. Cette concurrence est construite. A plusieurs titres. Tout d’abord, par la libéralisation – décision politique – des marchés postaux à l’échelle européenne. Ensuite, les nouvelles infrastructures (centres de traitement du courrier et des colis) pourront être utilisées, à l’avenir, en commun par La Poste et ses «concurrents». Une concurrence oligopolistique dont usagers et salarié•e•s de la poste paieront le prix.

1. Données tirées du Rapport de gestion 2006. Données chiffrées de La Poste Suisse. Par «unités de personnel» est entendu «équivalent temps plein», c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas du nombre de salarié•e•s réel mais du nombre de salarié•e•s que compterait l’entreprise si l’ensemble de ses travailleurs étaient employés à taux plein. En 2006, le groupe La Poste Suisse comptait 42’178 travailleurs (41’073 en 2005). Cette augmentation du nombre «d’unités de personnel» doit être tempérée, car certains secteurs connaissent une baisse importante de personnel –notamment en vue de la réalisation du projet REMA.

2. Auxquels il faut ajouter les Unités de service et les unités de gestion («structures» internes à l’entreprise, qui coordonnent l’ensemble des UA, de la direction à la gestion des parcs immobilier et automobiles, à l’entretien des infrastructures, en passant par les finances internes et l’achat de matériel) ainsi que les nombreuses entreprises qui appartiennent en totalité ou dans lesquelles La Poste investit en Suisse et à l’étranger (en Suisse: gestion d’adresses, logistique, distribution d’imprimés, etc.; à l’étranger: transport de courrier, gestion de courrier interne de certaines entreprises, etc.).


Etrenne pour Ulrich Gygi

La Poste a des contrats spécifiques avec l’UBS et la Winterthur. En remerciement, en 2006, le patron «socialiste» de la poste U. Gygi, né en 1946, intègre le conseil d’administration (CA) de la Winterthur. Cette firme contrôle 20% du marché helvétique de l’assurance: 1,63 million de personnes sont assurées à la Winterthur. Gygi y siège aux côtés du Professor et médecin Felix Gutzwiller, le leader zurichois du Parti radical ultra-libéral et animateur des contre-réformes dans le domaine de la santé. Gutzwiller est aussi président de l’Institut tropical suisse. Moins exotique, ce médecin a un siège au CA de la Bank Clariden Leu, de l’Advisory Board Credit Suisse Group, des cliniques Hirslanden, etc. On est rassuré.

(23 avril 2007)

 
         
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