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Leur crise, leur chantage
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Construire un partenariat social et international
des salarié·e·s associé·e·s

Charles-André Udry

La Commission européenne vient de publier son rapport du printemps 2009, intitulé «Economic Forecast». Il est consacré à la situation conjoncturelle des pays européens, en particulier celle des membres de l’Union européenne (UE) à 27 [1]. Le premier paragraphe commence ainsi: «L’économie mon­diale est au milieu de sa plus profonde et plus étendue récession de la période d’après-guerre. […] La situation économique con­tinue d’être exceptionnellement incertaine […]. Alors que la crise financière s’intensifiait, le commerce mondial et la production industrielle se sont pratiquement effondrés lors du dernier trimestre 2008.» Le capitalisme suisse, quant à lui, est entré en récession, de fait, au premier semestre 2008.

La déprime des débouchés

Divers types d’indicateurs démontrent que le recul du Produit intérieur brut (PIB) s’est poursuivi au premier trimestre 2009. Pour la zone euro (les pays ayant adopté l’euro), voici l’évolution constatée et pré­vue: 2008: +0,8%; 2009:  -4,0%; 2010: -0,1%.

Citons trois pays importants pour les exportations du capitalisme helvétique. L’Allemagne: 2009: -5,4% (par rapport à 2008); +0,3% pour 2010. La France: 2009: -3,0%; 2010: -0,2%. L’Italie: 2009: -4,4%; +0,1% en 2010.

La pertinence des prévisions pour 2010 n’est pas discutée ici. Mais une donnée est un fait d’évidence: la crise sera longue et sa sortie se fera à une vitesse fort réduite.

A ce propos, les pronostics sur le chômage sont significatifs. Le taux de chômage (les chômeurs par rapport à la population active) est estimé ainsi: 2008: 7,5%; 2009: 9,9%; 2010: 11,5%.

Ces chiffres sous-estiment le chômage effectif: depuis le travail à temps partiel con­traint, en passant par le chômage partiel (qui sert souvent de sas avant un licenciement), en passant par les stages divers réduisant, arithmétiquement, le taux de chômage. A cela s’ajoutent les jeunes qui sortent de l’école et sont dans la liste d’attente ou les chômeurs «découragés» qui ne recherchent plus un emploi et ne sont pas comptabilisés.

Eurostat, le 30 avril 2009, évaluait le nombre enregistré de chômeurs et de chômeuses dans l’UE des 27 à 20,16 millions. Une augmentation de 8 millions en un an (chiffres corrigés des variations saisonnières). Le taux de chômage, en mars 2009, atteignait des sommets, escaladés très vite, dans des pays tels que: la Lituanie, 16,1% (4,3% il y a un an); la Lettonie, 16,1% (6,1%) et l’Espagne, 17,4% (9,5%).

Dans un tel contexte de chômage, d’atteinte au salaire direct, de réduction des dépen­ses sociales, les ménages qui le peuvent vont chercher à se constituer une «épargne de précaution». Dès lors, la con­sommation des ménages – qui est un des moteurs de la «croissance» – sera confinée dans une zone négative.

Pour l’ensemble des pays de la zone euro, la Commission prévoit l’évolution de la con­sommation privée à: -0,9% pour 2009 et -0,3% pour 2010. Quant au total des investissements (publics et privés), il suivra un sentier très en dessous de celui des années 2005 à 2007: respectivement +3,3; +5,6%; +4,4%. En 2009, ce total des investissements sera cloué au sol: -10,4% (par rapport à l’année 2008 qui était atone, 0,0%) et -2,7% en 2010.

Il est difficile, en constatant ces données, de parler de «plans de relance massifs de type keynésien devant soutenir l’emploi». C’est un abus de langage ou un tour de passe-passe qui assimile le renflouement des institutions financières (banques et assurances, entre autres), avec des milliards et des milliards, à des «plans de relance». La même prestidigitation langagière fleurit sur la scène médiatique à propos de «l’éthique des affaires» ou de la «moralisation du capitalisme». Elle s’effectue avec les mêmes accents de sincérité, fidélisée, qui servaient à encenser, il y a quatre ans, les Marcel Ospel (UBS) et autres Daniel Bouton (Société Générale en France) pour leur «génie des affaires et leurs qualités, immensurables, de dirigeants».

Une simple question qui vaut réponse. Comment un système basé sur l’exploitation, l’oppression et la recherche du profit pour le profit pourrait-il devenir plus «moral» ?

Le chômage, les douloureu­ses incertitudes quotidiennes sur l’avenir de son emploi, les tourments sur le futur «pro­mis» à ses enfants ou, à l’inverse, celui qui attend son père ou sa mère (salariés, retraités, ou malades) – toutes ces diverses facettes du statut de membre du salariat – nous font penser à un écrit de Paul Lafargue. Il date de 1880: «La morale capitaliste […] frappe d’anathème la chair du travailleur: elle prend pour idéal de réduire le producteur au plus petit minimum de ses besoins [sociaux], de supprimer ses joies et ses passions et de le condamner au rôle de machine délivrant du travail sans trêve, ni merci.»

C’est une citation du Droit à la paresse. On pourrait la compléter ainsi: la seule «trê­ve» accordée est celle du chômage, du licenciement – «on nous jette à la rue comme des meubles qui ne sont plus utiles», entend-on de plus en plus – ou d’une «fin de vie», surveillée, à l’assistance sociale.

Des marchés «voisins»

Le capitalisme suisse – fortement internationalisé – est plongé dans cette crise européenne et mondiale. «L’îlot helvétique» est frappé par diverses vagues récessives.

La première – et pour l’heure déterminante – a trait au tassement des exportations de «biens et de services». Ces dernières ont constitué le facteur déterminant dans la dynamique du PIB entre 2004-2007. Le retournement de leur contribution forte au PIB s’est d’ailleurs opéré brutalement, après un fléchissement au premier trimestre 2008, lors du quatrième trimestre 2008.

Cernons les marchés qui ont absorbé ces exportations en 2008, derniers chiffres disponibles. Il est alors facile d’établir la relation avec les perspectives sombres prévues par la Commission européenne pour la zone euro.

En 2008, les exportations de la Suisse en direction de l’UE à 27 – plus la Norvège et la barque islandaise qui fait eau de toutes parts – représentent 62,4% du total. Les pays industrialisés cumulent, eux, 77,2%. Parmi eux, l’Allemagne dispose d’une place de choix: 20,3%. Selon le chef de la diplomatie allemande, le social-démocrate Frank-Walter Steinmeier: «L’Allemagne est la Silicon Valley de l’automobile.» Les commandes allemandes de ce secteur – qui directement et indirectement occupe un salarié sur sept en Allemagne – devraient être siliconées avec volume pour que les importations allemandes de machines et de divers biens intermédiaires liées à cette branche reprennent avec le rythme et l’ampleur des années 2004-2007.

Donc, le «glauque climat des affaires» plombe le marché allemand pour les exportations helvétiques. Il en va de même pour des pays comme la France (8,6% du total des exportations suisses), l’Italie (8,8%), le Japon (3%) ou les Etats-Unis (9,4%).

En février 2009, les exportations helvétiques vers l’UE des 27 reculaient de 19,5% par rapport à février 2008. Pour le Japon la régression se situait à -10% et pour les Etats-Unis à -9,2%.

Au quatrième trimestre 2008, les exportations vers la Chine se contractaient (par rapport au même trimestre de 2007) de -2,7%. C’est certainement le pays où les débouchés resteront les plus attractifs. Toutefois, au total, la Chine n’absorbe, pour l’heure, que 2,7% de l’ensemble des exportations suisses et l’Inde 1,1%.

Certes, la part de la Chine, en hausse constante, est aujourd’hui significative si on la ­compare à celle de pays qui représentent des marchés his­to­riques: le Brésil ou la Turquie, par exemple. En 2008, ces ­derniers avalaient, de manière égalitaire, 1,2% du total des exportations. Mais la Turquie a brutalement réduit ses im­portations d’origine helvéti­ques: -32,7% au dernier trimestre 2008 et -35,2% en février 2009 (par rapport à février 2008). Par contre, le Brésil, après une année 2008 positive, marque le pas en février 2009 à hauteur de -9,2%.

En un mot: à l’échelle du marché mondial le tassement est net pour les exportations. Et le retournement de tendance va prendre du temps.

Deux appareils de production conjoints

N’aborder que sous cet angle – les exportations – l’interna­tionalisation du capitalisme helvétique serait erroné. Tout d’abord, parce qu’une partie significative des «activités financières» et de «trading» (les commodités: du pétrole au blé, au cacao en passant par les divers métaux) n’est pas mentionnée. Ensuite, parce qu’un trait fort du capitalisme suisse – complémentaire de sa force exportatrice et financière – est laissé de côté: les investissements directs à l’étranger (IDE).

Un rappel. Si l’on compte le nombre de personnes travaillant, en Suisse, dans les secteurs «secondaire» et «tertiaire» (une partie de ces personnes est occupée dans des services à l’industrie, même si elles sont comptabilisées dans le «tertiaire»), en fin 2008, il se situe à quelque 4,3 millions.

Maintenant, examinons, pour l’année 2007, le nombre de personnes travaillant dans des entreprises suisses en dehors des frontières, sans compter les personnes travaillant dans des filiales hors de Suisse liées à des sociétés financières et holdings établis en Suisse, mais «en mains étrangères» (pour reprendre la formulation officielle statistique).

Le résultat est sans comparaison avec aucun autre pays impérialiste: 2350238 person­nes sont engagées dans des firmes suisses, industrielles et de services, installées hors du périmètre national. Soit l’équivalent de quelque 54% des personnes travaillant dans ces deux secteurs en Suisse.

Ces filiales de firmes suis­ses emploient de la force de travail avant tout dans les pays qui forment les principaux débouchés pour les entreprises exportatrices suisses. Cette force de travail est composée de 1136550 «collaborateurs» en Europe (UE avant tout) et de 377000 aux Etats-Unis ainsi qu’au Canada.

En Asie, le Japon concentre 65000 salarié·e·s. La Chine monte en puissance: 60000 en 2003 et 109000 en 2007. L’Inde connaît la même poussée: 21500 en 2003; 53300 en 2007. Taïwan reste stable. La bascule a été faite en faveur de la République populaire: 11000 en 2003, 11500 en 2007. Hongkong sert de plate-forme multifonctions comme Singapour, avec, respectivement, 53300 et 24300 salarié·e·s.

C’est en articulant ces deux dimensions (exportations et IDE) qu’il est possible de percevoir, d’une part, l’impact de la récession productive généralisée sur les exportations et, y compris, sur l’activité des filiales implantées dans ces pays. Une récession qui, en outre, est secouée, chaotiquement, par les effets de la «crise d’endettement» des firmes et des ménages avec son impact sur le système bancaire.

D’autre part transparaît, au travers du réseau productif transnationalisé (IDE), la ma­nière dont le capital helvétique est partie prenante, directement, des restructurations en cours dans les principaux pays impérialistes et dans les pays (impérialistes) émergents, tels que la Chine; à laquelle sont adjoints, de droit ou de fait, Taïwan et Singapour, sans mentionner la Thaïlande et la Malaisie (22000 salariés dans des firmes à capitaux suisses dans ce pays). Ces deux pays disposent de la Chine comme leur débouché clé.

Le capitalisme suisse impérialiste organise donc un vaste processus de captation transnationalisée de la plus-value au travers d’activités productives industrielles, de transports, de logistique, etc. Le centre de gravité de cette captation est encore nettement au sein de l’OCDE. Au travers d’une partie de ses services, le capital financier exerce un droit de tirage sur la richesse produite. A cela lui sert son réseau bancaires, ses assurances, ses firmes de trading (de Genève à Zoug) ou de contrôle des exportations mondiales (la Société Générale de Surveillance – SGS de Genève).

Mais, dans cette crise, le rôle du capitalisme suisse (et celui de ses firmes phares) est contesté par d’autres puissan­ces impérialistes, par d’autres firmes, basées dans des pays impérialistes concurrents.

Le propre de toutes les crises profondes, de dimension historique, est d’exacerber le processus de concurrence interimpérialiste. Cela s’effectue conjointement à une dynamique de reformatage historique des contours de la domination géographique (zones d’influence) et des formes d’hégémonie politique exercée sur le salariat de la part des principales puissances impérialistes et de leurs élites dominantes.

Face cette redéfinition, le capital helvétique doit – depuis une position politoco-diplomatico-militaire marginale – préparer quelques options de réalignement. Ce n’est pas simple. L’illustrent l’embarras d’un Hans-Rudolf Merz ou la gestion en «terres inconnues» des Roth et Hildebrand, patrons de la BNS; une banque nationale qui achète massivement des actifs publics et privés et émet «en contrepartie» de la monnaie en quantité. Nous y reviendrons dans une brochure.

Le seul partenariat social valable

Une chose est certaine: dans ces grandes manœuvres de «lutte contre la crise», les 242000 salarié·e·s travaillant dans des firmes suisses en Allemagne vont être soumis, encore plus que par le passé, à une pression exploiteuse accentuée.

Or, parmi les «avantages comparatifs» dont le capital helvétique dispose, un doit être mis spécialement en relief: le pouvoir, quasi sans partage, dont dispose le patronat dans les entreprises, en Suisse. Un pouvoir qui n’est contesté, en rien, par les appareils syndicaux. Des appareils qui n’effectuent aucun travail systématique pour mettre en contact et faciliter l’organisation de ces travailleurs étroitement associés à l’échelle européenne et internationale, pour reprendre la formule de Marx.

Ce sont des salarié·e·s de toutes les nationalités qui produisent et travaillent dans les firmes suisses en Helvétie et dans leurs filiales, au sein de l’UE, des Etats-Unis ou de la Chine. Voilà le seul partenariat social qu’il faudrait cultiver, mettre en valeur. Au fond, un internationalisme concret. Ce partenariat des travailleurs associés ne peut que s’affronter au «partenariat social» entre directions syndicales et grand patronat.

L’ampleur du pouvoir patronal et les avantages qu’il en retire en termes de profits peuvent se mesurer sous diverses rubriques. Nous resterons sur le terrain des exportations. Lorsque nous examinons la croissance de la productivité dans l’industrie, sur la base des chiffres d’une étude du KOF (EPFZ) de Zurich, on constate que la réorganisation productive des années 1990 a eu des effets percutants: la productivité dans l’industrie a augmenté de 38% entre 1992 et 2002. Et les salaires ? Une nouvelle hausse était en train de prendre son envol depuis 2004; la récession va avoir un double effet: détruire ou affaiblir certains secteurs de production; aiguiser la productivité de ceux qui «sortent» gagnants. A cela s’ajouteront des rachats et des fusions.

Si n’existe pas une réponse simple, claire et pratique, de type syndical, portant sur la défense du salaire, sur le refus des licenciements et du chômage partiel comme moyen de désécuriser les travailleurs, de les diviser et de les sélectionner – tout en leur faisant payer le prix financier de cette opération (cotisations chômage et impôts cantonaux) – la période de crise et de chômage sera utilisée pour accroître, encore plus, le taux d’exploitation qui a été poussé à des hauteurs enviées par le patronat des pays européens jouant dans la même ligue.

Depuis longtemps, nous avons insisté – en acceptant de nous placer, y compris, sur le terrain patronal et des appareils syndicaux – sur les avantages dont les firmes exportatrices à capital suisse disposaient en termes de compétitivité hors prix (compétitivité-qualité).

Cette compétitivité hors prix est liée aussi bien à la qualité des infrastructures, à la qualification de la force de travail et à son caractère intégré (les liens allant de l’ouvrier hyperqualifié à l’ingénieur), au réseau de service après-vente, etc.

La spécialisation sectorielle – le type de produits qui jouit d’une position de quasi-mono­psone: c’est-à-dire «on est les seuls, presque, à le faire dans le monde» – est un autre facteur clé.

Prenons l’exemple de la production pour l’automobile européenne. Une analogie simplificatrice ne peut pas être faite – même si l’impact de la crise du secteur automobile en situation de surproduction et en pleine réorganisation se fait sentir sur des firmes en Suisse – entre des sous-traitants du type Faurecia ou Valeo et des firmes suisses du secteur. Ainsi, Georg Fischer, Rieter, Ems-Chemie, Komax, Feintool non seulement disposent d’une position de leader dans des secteurs à haute valeur ajoutée, exigeant un fort know-how et de la R&D, mais disposent, sur cette base, d’un éventail de produits (non prisonniers du secteur automobile) qui n’a rien à voir avec ceux des sous-traitants classiques du secteur, comme le Groupe Schaeffler-Continental ou Faurecia.

Donc, même en prenant un tel cas extrême, on dénote cette spécificité de l’avantage hors-coût. Mieux, le patronat de ces firmes, sans difficulté, peut couper dans les rentes (caisses de pension) de ses ex-employés, comme vient de le faire Georg Fischer, le 8 mai 2009. Et cela, sans réaction, autre que rhétorique et hésitante, de la part de dirigeants d’UNIA.

Or, une étude de la Direction de la politique économique du Seco, datant de septembre 2007, renforce notre argument. En effet, elle peut être résumée ainsi: depuis 1995, la «compression des coûts de production» a abouti à ce que «depuis 1995, une amélioration régulière de la compétitivité-prix se dessine» [2]. Dit autrement, les firmes helvétiques gagnent sur les deux tableaux de la compétitivité: celle des coûts et celle hors-prix.

Ainsi, aucun chantage – même sur ce terrain biaisé de la compétitivité qui aboutit, de fait, à diviser les «travailleurs associés» – ne peut justifier la renonciation à une bataille, enfin sérieuse, sur l’emploi, contre les licenciements et pour une hausse des salaires.

1. European Commission. Directorate-Ge­ne­ral for Economic and Financial Af­fairs. Economic Forecast. Spring 2009. European Economy, 3/2009. 166 pages.

2. Les deux indicateurs qui permettent d’établir le renversement de tendance sont: l’évolution du rapport des prix moyens à l’exportation des concurrents commerciaux de la Suisse au déflateur des exportations suisses et l’évolution inversée du cours de change effectif du franc suisse.

(27 juillet 2009)

 
         
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