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Genève: appâter les grandes fortunes privées et dégîter les mendiants
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La chasse aux miséreux et aux Roms

Dario Lopreno

«Il s’agit d’éviter que la mendicité s’installe à Genève», explique le ministre socialiste. Le Conseil d’Etat a décidé d’élaborer un « plan mendiants » d’ici à la fin de l’été (Le Temps, 28.06.07)

A Genève, au cours de la seconde moitié de 2007, s’est dénoué un débat officiel qui a occupé les députés du Grand Conseil et du Conseil municipal, toutes tendances confondues. Il s’était engagé dès le début des années 2000. Centré sur la mendicité et les Tsiganes d’Europe de l’Est – les Roms, selon la dénomination du Conseil de l’Europe – il a culminé dans un bouquet final de rumeurs, de racontars et de préventions traduisant le mépris, la suffisance et la criminalisation. Tout cela dans la droite ligne de l’eugénisme social initié au XIXe siècle. Dès lors, dans ce «débat», on ne compte plus les glissements sémantiques, les lapsus, les fantasmes, les raccourcis, le discours fielleux menant du pauvre au délinquant, du Rom au criminel, du délinquant et du criminel au deal, à la prostitution, à la maltraitance des enfants ou à la mafia; bref du pauvre et du Rom à tous les préjugés historiquement et socialement construits et à visée essentialiste.

Les tristes acteurs de ce triste anti-vaudeville sont les grands partis démocratiques de droite ou de gauche, des hommes d’affaires ou des avocats d’affaires, des gestionnaires ou des porte-serviettes, des majoritaires ou des opposants, ceux que l’on nomme la classe politique genevoise quand on est politically correct ou la bourgeoisie locale et ses agents locaux quand on est politically consistent.

UE: entre persécutions, vexations et brimades

On observe, d’une manière générale en Europe [1], une volonté accrue de contrôle des populations. Cela passe notamment par des (tentatives de) mesures de «contrôle des flux migratoires» extra-européens, mais aussi intra-européens, y compris donc des déplacements des Tsiganes, particulièrement de ceux «originaires» d’Europe de l’Est, qui sont fortement paupérisés et subissent des persécutions brutales dans leur pays d’origine, et qui cherchent à y échapper en «se déplaçant au sein de l’Europe», renouant avec des pratiques propres à leur histoire de population discriminée. Le volet anti-Roms de la «gestion des flux migratoires» en Europe – qui trouve un de ses prolongements en Suisse et, en particulier dans la République et canton de Genève – s’appuie sur et nourrit des préjugés à l’égard «des gens du voyage».

Nombreuses sont les études – notamment de l’UE [2] – qui décrivent la situation catastrophique pour les Roms dans des pays de l’UE ou encore en Serbie et au Monténégro: faible accessibilité voire non-accessibilité aux institutions scolaires et sanitaires, inaccessibilité à l’emploi, grande difficulté à obtenir des logements et expulsions arbitraires ou racistes régulières, pratiques encore actuelles de stérilisation des femmes et de castration des hommes en République tchèque, en Hongrie et en Slovaquie, chasse violente et systématique des Roms au Kosovo perpétrée par les autorités indépendantistes sous les yeux des organisations internationales de tutelle [3]. Dans ce contexte, l’UE s’apprête à renvoyer 100’000 Serbes – dont plus de la moitié sont Tsiganes – vers la Serbie [4], tandis qu’en Suisse l’Office des migrations (ODM) continue de renvoyer les Roms vers ces pays.

En outre, un examen de la presse européenne permet de constater combien les discriminations à l’égard des Roms sont graves, endémiques et systématiques en Europe occidentale [5].

Autoritarisme helvétique

Sur le plan suisse, soulignons trois éléments importants pour comprendre le cadre dans lequel s’est déroulé à Genève le débat institutionnel qui ciblait les Roms. Tout d’abord, il faut mentionner l’entrée en vigueur de la nouvelle Loi sur les étrangers en janvier 2008 qui érige de solides fortifications contre les populations non riches et peu qualifiées du monde extra-communautaire (extra-UE) [6]. Ensuite, l’entrée en vigueur de la Loi fédérale contre le travail au noir qui ouvre, dès janvier 2008, à Genève comme dans le reste de la Suisse, la «lutte contre les abus» prétendument commis par les chômeurs, invalides, assistés, sans-papiers et, accessoirement, patrons engageant des sans-papiers (mais là c’est une autre paire de manches) [7]. Enfin vont se concrétiser les décisions sur l’extension de la libre circulation des personnes à la Roumanie et la Bulgarie, probablement dès 2009 [8]; à cela s’ajoute la perspective d’une intégration prochaine de la Croatie et de la Macédoine à l’UE, avec les accords bilatéraux qui en découleront pour la Suisse.

De plus, pour éclairer la situation à Genève, trois remarques s’imposent également. Premièrement, la population réelle – et non officielle – du canton compte plus de 468’000 habitants et non pas 438’000 [9]. Or, durant l’année 2007, «l’afflux» de Roms («étrangers» donc…) a culminé selon toute vraisemblance au maximum autour de 200 personnes présentes sur le territoire cantonal à un même moment, soit 0,04 % de la population [10] ! Deuxièmement, puisque la mendicité est au centre du débat, il est utile d’avoir à l’esprit que Genève compte 9 000 familles millionnaires ou milliardaires, que 0,5 % des contribuables détiennent les deux tiers de la fortune nette déclarée du canton, que 78 familles détiennent une fortune brute de 146 milliards de francs, égale au tiers du produit intérieur brut de la Suisse [11].

On peut ajouter que la Genève officielle est prête à accueillir toute la richesse du monde, puisque sa place financière gère 10 % de l’épargne privée transnationale et qu’elle n’est pas peu fière de détenir la deuxième place européenne en matière de négoce international, après Londres. Toutefois l’avocat de la banque privée et député libéral Christian Lüscher ne veut plus d’une «République envahie de mendiants».

Troisièmement, dans la lignée euro-compatible en matière de contrôle politique et social des personnes, le parlement cantonal a saisi le prétexte de la mendicité pour élaborer un projet de loi destiné à étendre l’interdiction de pénétrer dans une grande partie de la ville jusqu’à trois mois. Cette mesure qui peut frapper actuellement les étrangers – plus précisément les (ex-) requérants d’asile et sans-papiers – coupables de certains délits mineurs va être étendue à toute personne qui «porte atteinte à l’ordre ou à la sécurité publics», qui «importune des tiers ou empêche sans motif l’usage normal du domaine public», qui «se livre à la mendicité», qui pratique un commerce «prohibé, notamment des stupéfiants» [12]. Ce projet porte aussi sur la prolongation de l’interdit territorial pour les étrangers, jusqu’à 12 mois [13].

Soulignons enfin que la dernière révision de la Loi fédérale sur la sûreté intérieure – qui permet le fichage et un contrôle policier serré de toute personne soupçonnée de terrorisme, d’espionnage, d’extrémisme violent ou de vouloir agir avec violence, notamment lors de manifestations sportives – limite l’habeas corpus et étend l’interdit territorial aux publics sportifs violents ou pouvant (!) l’être [14]. A quand la fabrication de bracelets électroniques fiables et bon marché pour contrôler ces bannis?

A droite: la nausée

En janvier 2007 est entrée en vigueur la Loi pénale genevoise (LPG) révisée et ne contenant plus l’article 37 qui permettait d’amender ceux qui contrevenaient aux lois et règlements sur le vagabondage et la mendicité [15]. Dans un premier temps ce changement devait rester sans conséquence, car les règlements de police du Conseil d’Etat – et en l’occurrence le Règlement sur le vagabondage et la mendicité, qui interdit cette dernière – s’appuient directement sur l’article 125 de la Constitution genevoise [16]. Dans un second temps, en mai 2007, le conseiller d’Etat socialiste Laurent Moutinot (Département des institutions, l’ex-Département de justice et police), soutenu par l’exécutif, se range du côté d’un avis de droit et en particulier de l’Association Mesemrom, concluant que la mendicité n’est plus illégale depuis l’entrée en vigueur de la loi pénale genevoise, début 2007 [17]. Dès lors, la police ne doit plus amender les «mendiants» (autrement dit cela concerne principalement les Roms). Elle doit même les rembourser [18], chose pour l’essentiel impossible, ce que les autorités savent fort bien au demeurant. En effet, les mendiants ont été harcelés et de fait rackettés: contrôles récurrents et amendes infligées de manière répétitive aux mêmes individus; extorsion parfois lors de fouilles, de force si nécessaire; confiscation du peu d’argent qu’ils ont sur eux à titre «d’acompte»; amendes impayables pour des gens sans le sou, amendes dont 791 sur 801 connues n’ont pas été notifiées formellement par la police! Cela fait, on leur dit qu’ils peuvent «récupérer» leurs amendes… A part un cas spectaculaire, presque aucune personne concernée n’a osé se manifester. Les Tartufe du Conseil d’Etat doivent être satisfaits.

La législation sur la mendicité met ce très petit monde en ébullition. Autorités municipales et cantonales prennent alors le mendiant par les cornes: les projets de loi, motions et débats parlementaires les ont occupées des heures et des heures. Et cela n’est pas nouveau. La droite lance des projets de loi, les uns plus stigmatisants que les autres. Dès le mois de mai 2006, le Mouvement citoyen genevois (MCG) dépose un projet intitulé «Stop au trafic mafieux des musiciens mendiants» (PL 9858, 23.05.06). Il propose de soumettre à patente les musiciens ambulants et de leur faire passer une audition préalable, vomissant contre les Roms (car c’est bien d’eux qu’il s’agit) tout leur fiel raciste-citoyen. On peut lire que ce sont: des «mendiants casse-oreilles […] étranges artistes à la main plus souvent tendue que posée sur leur instrument (ce qui n’est pas toujours un mal) […] mendiants au violon à une corde ou à l’accordéon poussif», acteurs d’une «mendicité organisée et souvent agressive […] de réseaux parfaitement organisés et structurés qui exercent de facto un véritable monopole […] de gens du voyage en provenance d’Europe de l’Est […] d’organisation de type maffieuse qui exploite femmes et enfants en haillons et génère nuisances pour la population en portant gravement atteinte à l’attractivité commerciale, culturelle et touristique de la Cité de Calvin […] [et nous] dénonçons l’invasion cacophonique que connaît notre canton par ces bruitistes-mendiants venus d’Europe de l’Est [exerçant] cette activité très rentable [qui] peut rapporter à un mendiant jusqu’à 400 F par jour». Leur «vie de nomade en marge de la société rend difficiles les mesures de contrainte des autorités et ne permet pas l’envoi de contraventions en cas d’infraction».

L’avocat d’affaires d’une des plus grandes études de la place, Olivier Jornot – avec deux autres lurons et Christian Lüscher – reprend l’argumentation du MCG. Ils écrivent que «la mendicité est un fléau […] l’image d’Epinal du mendiant est battue en brèche par celle des réseaux et clans qui ont transformés la mendicité en business, n’hésitant pas si nécessaire à recourir à des mineurs» (PL 10051, 12.06. 07). Et de préciser que leur «agressivité croît au fil de la journée, si le chiffre d’affaires ne correspond pas à celui qui leur a été ordonné». Avec ces mendiants «il n’est plus question de charité chrétienne ni d’amour du prochain: il s’agit d’une exploitation éhontée de l’homme – et souvent de l’enfant – par l’homme». Les chrétiens Jornot et Lüscher ont oublié de préciser qu’il pourrait même s’agir de l’enfant Jésus.

Entre-temps, sur demande du conseiller d’Etat socialiste Moutinot, la police a harcelé les Roms sous prétexte d’en faire un inventaire. Elle a publié le résultat de ce scandaleux fichage ethnique sur Internet, comme si cela allait de soi et sans rencontrer d’oppositions [19]. Puis l’UDC a sorti le Projet de loi (10106 du 04.09.07), qui glisse des «incivilités» à la «criminalité», à «l’irrespect», aux «dégradations», aux «crimes» et aux «homicides», au «tapage», aux «salissures» et à la «mendicité»… autrement dit aux Roms.

Ensuite les libéraux Jornot et Lüscher (PL 10121, 24.09.07) amalgament «les personnes qui se livrent à la mendicité» à celles pratiquant «des transactions portant sur […] des stupéfiants». Ils demandent de «prononcer à leur encontre des mesures d’éloignement» tout en les soumettant au racket (paiement d’acomptes d’amendes par extorsion de ce que les coupables ont sur eux). Avec la casquette de rapporteur sur le projet UDC, Olivier Jornot s’élève (PL 10106-A, 13.11. 07) contre «la prolifération à Genève de situations de mendicité» et explique que «la bonne nouvelle s’était rapidement répandue dans toute l’Europe [20] qu’à Genève […] il était désormais licite de mendier […] de simuler les infirmités les plus diverses […] d’occuper les points stratégiques de la ville, de harceler les passants, de stimuler la pitié en s’accompagnant de jeunes enfants, le tout sous l’œil bienveillant des pandores».

Au Conseil municipal, l’alliance de toute la droite du centre démocrate-chrétien au centre UDC en passant par le centre radical et les libéraux – le même panel qui a défendu bec et ongles ladite libre circulation des travailleurs – a lancé une motion subtilement intitulée «T’as pas deux balles?» (M-566, 09.11.05), contre la libre circulation des musiciens ambulants et des mendiants. Dans une envolée digne de la bande dessinée Les Dalton se rachètent, les motionnaires affirment «qu’il s’agit de bandes organisées, amenées en groupes et déposées dans tous les lieux stratégiques […] mais spécialement dans tous les endroits où vous êtes appelés à ouvrir votre porte-monnaie; que même des enfants sont exploités et soumis à cette tâche, ce qui est tout simplement inadmissible. Pire encore, des nourrissons sont passés de bras en bras pour sensibiliser et culpabiliser les passants; que cette situation engendre un sentiment d’insécurité grandissant et profond et, de plus, un sentiment de culpabilité.» Motion disqualifiée au bout du compte, mais au profit d’un plan (anti)mendiants.

A gauche: la nausée

La gauche municipale quant à elle a procédé à l’interview d’un policier bien-pensant (M-576 A, 31.05.07). Ce dernier déclare que «pour l’image de Genève, se croire ainsi à São Paulo tous les cent mètres peut créer un sentiment d’insécurité» et – glissement sémantique significatif – «que ces Roumains sont très organisés et que leurs activités ressemblent à une industrie. Qu’on opte pour une solution ultra sociale ou ultra répressive ne change rien.»

Entre ces deux déclarations, un député démocrate-chrétien – le parti qui met au centre l’humain – est revenu «sur le caractère plus ou moins mafieux de ces familles [remarquant] que beaucoup de ces Roumains vendent le Journal des sans-abri édité à l’étranger [précisant qu’il] voudrait savoir si on sait comment fonctionnent ces gangs».

Sur ces entrefaites, la mendicité a été interdite dans le canton par toutes les voix de la droite au Grand Conseil, le 30 novembre 2007.

Parallèlement, le Conseil d’Etat genevois, à majorité de gauche, et la Ville de Genève, à majorité de gauche, ont lancé le «plan mendicité», apparemment «contre» la loi de la droite, mais effectivement contre les mendiants. Les Roms ont alors été expulsés à la genevoise: amenés dans un abri PC où ils sont nourris et logés pour dix jours avant d’être expulsés. L’arrestation humanitaire a eu lieu sous les feux des médias, avec l’assistance du Service social de la Ville de Genève, avec une police usant du désormais famélique respect – tellement respectueuse que même le journaliste de la Tribune de Genève a trouvé ça louche [21] – avec des observateurs d’ONG humanitaires, etc. Cet effet d’annonce et effet de haine anti-tsigane a concerné… 17 Roms. Pas plus. Parce que les autorités législatives et exécutives ainsi que la police genevoise, à force de traiter les Roms de forces d’occupation ont… oublié que ce sont de pauvres hères qui se sont planqués pendant quelques jours, comme l’aurait fait tout humain en de telles circonstances.

Après le vote de la loi interdisant la mendicité, des députés socialistes ont accusé la droite «d’instrumentaliser une population qui a été persécutée et exterminée durant la Seconde Guerre mondiale» et de stigmatiser «des populations comme le font certains groupes d’extrême droite et nazis». La dureté des propos est évidemment à la mesure de la similitude des positions de droite et de gauche, tout aussi méprisantes et excluantes, anti-tsiganes et anti-pauvres. Tandis que le conseiller d’Etat socialiste Moutinot a affirmé être plus efficace que la droite, déclarant que «le plan mendiants est en train de porter ses fruits – vous allez adopter une loi et il n’y aura plus personne à qui l’appliquer» [22].

Ce plan (anti-)mendiants [23] de la gauche municipale et cantonale est justifié par des termes à la fois xénophobes et politically correct: fonctionnant «par clans familiaux», «une vague de mendiants roms [fuit] la misère et le racisme à l’endroit de leur communauté dans leur pays d’origine, [migration] rendue possible par la fin de l’obligation de détenir un visa pour ce type de ressortissants». Cette véritable criminalisation de la mendicité, comme le dit la Ligue des droits de l’homme 24, consiste dans «une série de mesures d’ordre policières, sanitaires et sociales», dont le but est avant tout de dissuader les mendiants en leur rendant la vie impossible, écrit un journaliste du Temps qui a compris l’enjeu [25].

Le plan mendicité de la gauche est une simple entreprise qui aurait été qualifiée de blochérienne si elle était venue de la Confédération: «Intervention massive sur le terrain […] Gendarmerie cantonale; agents de sécurité municipaux (ASM); voirie; service social […] les sites, notamment les ponts, occupés par les mendiants seront évacués par la Voirie, en présence de la Gendarmerie […]. A compter du 1er décembre 2007, le Groupe d’îlotage communautaire (GIC) deviendra effectif. Il sera composé d’un nombre paritaire d’agents (Gendarmerie – ASM), volontaires et déjà îlotiers. Ces agents seront choisis pour une période minimale de six mois et auront pour mission d’approfondir les mesures et contacts avec la population des mendiants, de mener des actions de contrôle régulières sur le terrain et de créer des liens avec le milieu concerné. C’est dans le cadre de ces missions que la personne interpellée, en situation irrégulière, sera remise aux autorités compétentes (Office cantonal de la population) en vue de son expulsion sur la base de la LSEE, respectivement de la LEtr (à compter du 1er janvier 2008).»

A chacun sa fortune

Le discours et les mesures prises contre la mendicité et plus spécifiquement contre les Roms doivent être saisis à partir de traits spécifiques de la formation sociale helvétique et des politiques qui lui sont propres. La chasse à la mendicité s’est accentuée pour empêcher une identification avec cette «image grossie» du dénuement, identification susceptible d’accroître l’inquiétude de salarié·e·s précarisés ou ayant surtout peur de le devenir. La vue du mendiant illustre, dans l’espace public, un devenir hypothétique, une insécurité fantasmée.

Chasser le mendiant, au même titre que cacher les pauvres, doit perpétuer la représentation d’une Suisse gagnante, pour autant que chacun veuille en être partie prenante et «fasse l’effort nécessaire» pour cela. En effet, la sécurité sociale ne relève-t-elle pas du mérite individuel tel que l’assurance maladie (la gestion de son capital santé) ou l’épargne individualisée (les 2e et 3e piliers) l’exemplifient.

Dans cette veine, le danger vient toujours de l’extérieur: les immigrés, les mendiants Roms ou la crise économique provoquée par des cheiks du pétrole (1974-75) ou des spéculateurs immobiliers américains (2007-08) qui ont même «trompé l’UBS»!

La Suisse capitaliste et impérialiste, avec ses mécanismes endogènes d’inégalités produites par la concentration de la propriété, du capital et du pouvoir, est un objet qui ne doit pas être identifié par ladite opinion publique.

Quant à l’autoritarisme, il renvoie à un pouvoir étatique qui a toujours été proche: le pouvoir exécutif, judiciaire et policier cantonal et y compris communal. Un pouvoir de proximité qui, historiquement, imposait et justifiait – avec des lois et décrets décidés localement – l’ordre des dominants. Cette proximité de l’autorité a facilité la construction des dangers extérieurs à la ville, au canton, à l’Helvétie, et l’acceptance des mesures qui en découlent: le contrôle des habitants, par exemple, qui n’avait son égal administratif qu’en URSS et sous le régime hitlérien.

Les Roms, pratiquant une mendicité visible, explicite, parce que traduisant leur extranéité sociale, brouillaient tous les schémas d’un capitalisme calviniste où les bonnes œuvres servent à justifier une inégalité greffée sur le différentiel des mérites individuels. Sur cet arrière-fond a pu prospérer l’ensemble de réflexes et mesures visant à faire d’une des places privilégiées de la gestion de fortune privée internationale une ville «accueillante», «propre», où hommes d’affaires réels ou semi-mafieux – sans compter tous ceux qui les imitent – se retrouvent chez eux comme ils le sont dans les divers Hilton du monde.

La pauvreté légalement reconnue doit être gérée par l’Hospice général de Genève (assistance sociale); les pauvres peuvent être surexploités au sein du ghetto cosmopolite qualifié «d’espace privilégié du travail au noir»; l’Hôtel de Police, quant à lui, sur la base des lois et règlements, se charge de celles et ceux qui n’entrent pas dans les casiers de l’administration.

Ainsi, tout est normalisé, pour la droite et pour la «gauche», avec d’autant moins de «mauvaise conscience» qu’est échafaudée légalement et idéologiquement une étrangeté des Roms, une étrangeté et criminalité, ce qui permet aux pires formulations racistes de se donner comme relevant d’un (pseudo) constat sociologique.

Enfin, cette campagne anti-Roms met en lumière l’incongruité de la notion de «pays sûrs» au sein de l’UE. Un pays sûr est celui vers lequel peut être renvoyé, sans aucune restriction, tout ressortissant du pays concerné, puisqu’il est classé comme «sûr» par Berne. Or, les études européennes démontrent que les Roms subissent dans leur pays d’origine, y compris ceux membres de l’UE, des discriminations et une répression pires que celles exercées en Suisse.

 

1. N’oublions pas que, mis à part la non-adhésion politique formelle à l’Union européenne, l’Etat helvétique adhère à de multiples normes et institutions rattachées à l’UE, sans même mentionner l’insertion des capitaux à dominante suisse dans les pays membres de l’UE et inversement.

2. Commission européenne, La situation des Roms dans une Union européenne élargie, Bruxelles, 2004.

3. Il s’agit de la KFOR (Kosovo Force), chargée de prévenir les conflits armés et de garantir la sécurité ; de la MINUK (Mission des Nations unies au Kosovo), chargée de créer une administration transitoire et de normaliser les processus politiques et économiques ; de l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe), chargée d’organiser les élections qui ont été gagnées par les plus nationalistes, de soutenir la création de médias indépendants, d’élaborer les lois de base et un système dit démocratique durable.

4. L’accord a été signé en septembre 2007, en échange de la suppression du visa pour les Serbes vers l’Union européenne ; il concerne un très grand nombre de Serbes installés dans les pays d’expulsion depuis des années.

5. Voir à ce propos le collectif national français des droits de l’homme RomEurope, sur http://www.romeuro pe.org

6. Avec quelques aménagements, les Roumains restent soumis jusqu’en 2009 à la nouvelle LEtr, loi anti-pauvres-non-membres de l’UE.

7. Voir Conférence de presse du 12.11.07 du Conseil d’Etat genevois : Lutte contre le travail au noir. Le canton s’organise. La lutte est d’ores et déjà annoncée comme prometteuse dans le grand coffre-fort du bout du lac. Le canton annonce les toutes premières mesures liées à cette lutte : il a prononcé 10 plaintes pénales pour 120’000 CHF contre des assistés ; il a procédé à 547 contrôle du chômage pour lesquels au total 50’000 CHF de gains non déclarés ont été révélés ; il a découvert 12 dossiers d’invalidité donnant droit à des prestations qu’il était possible de diminuer ; il a condamné une seule entreprise pour travail au noir.

8. Bureau de l’intégration DFAE/DEE, Accord sur la libre circulation : Reconduction après 2009 et extension à la Bulgarie et à la Roumanie, Berne, octobre 2007 ; le visa d’entrée en Suisse pour les deux derniers membres de l’Union européenne (2007), la Bulgarie et la Roumanie, est supprimé depuis 2004 (Cf. Département fédéral de justice et police, Accord entre la Suisse et la Roumanie sur la suppression réciproque de l’obligation du visa, communiqué de presse, 15/12/2003).

9. Population genevoise: 438’500 résidents, 20’000 fonctionnaires internationaux, 10’000 sans-papiers, total 468’500.

10. « Statistiques sur la population et sur la population active », sources OCSTAT, OFS et DFAE, ainsi que les estimations diverses sur les sans-papiers.

11. Administration fédérale des contributions, « Statistique de la fortune des personnes physiques pour l’ensemble de la Suisse », Berne, 2007 ; Bilan (Genève) et Bilanz (Zurich), « Les 300 plus riches », décembre 2007 (il s’agit d’un classement sous-estimant les fortunes réelles totales prises en considération, selon les auteurs de l’étude).

12. Projet de loi 10121, du 24 septembre 2007, intitulé « Pour renforcer les libertés et restaurer la sécurité publique », Grand Conseil, Genève.

13. Rapport du Conseil d’Etat sur la motion 1707, du 30 mai 2007, Grand conseil, Genève

14. Loi fédérale instituant des mesures visant au maintien de la sûreté intérieure, modification du 24 mars 2006 entrée en vigueur en janvier 2007. A l’occasion de l’Euro 2008, il était aisé d’invoquer les « violences sportives » pour édicter une loi qui peut être utilisée demain contre des forces politiques, des mouvements sociaux, etc.

15. Ancienne Loi pénale genevoise, article 37, alinéa 1, point 33.

16. Réponse du Conseil d’Etat à la motion 1510 du 5 décembre 2002, Genève, Grand Conseil, 5 avril 2007 et Exposé des motifs du Projet de loi 9847, Genève, Grand Conseil, 3 mai 2006.

17. Nous n’entrons pas ici en matière sur le contenu de cet avis et la controverse entre avis de droit divergents.

18. Tribune de Genève, « Les Roms à la recherche de leurs sous confisqués », 01.11.07.

19. Lieutenant Claude Pahud, Monitoring mendicité, police genevoise, octobre 2007.

20. Rappelez-vous que nous parlons de 100 à 200 personnes dites « Roms »…

21. Tribune de Genève, « Roms, quelles limites au spectacle ? », 17.11.07.

22. Le Courrier, « La droite exclut les pauvres à défaut d’exclure la pauvreté », 01.12.07.

23. Les citations qui suivent se réfèrent à la conférence de presse de la Ville et du canton du 13.11.07 ; disponible sur le site du Département des Institutions.

24. LSDH Genève, communiqué du 02.12.07, «Contre le Plan mendicité: Criminalisation de la mendicité».

25. Le Temps, « Le parlement genevois pénalise à nouveau la mendicité et désavoue Laurent Moutinot », 01.12. 07.

(25 février 2008)

 
         

 

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